Source : mediapart.fr
Le maire socialiste de la ville, Alain Claeys, a accepté la cession de l’ancien théâtre municipal au prix de 510 000 euros, soit moins de 200 euros le mètre carré. La vente réalisée de gré à gré se fait au bénéfice d’un promoteur local, avec de confortables plus-values à la clé. Une association demande l’annulation de la vente.
Ce devait être une opération immobilière sans problème. Mais rien ne s’est passé comme prévu. En lançant la vente du théâtre municipal, le maire socialiste de Poitiers, Alain Claeys, espérait bien expédier le dossier de façon habile et rapide, afin de dégager le terrain avant les élections. Il a juste sous-estimé l’effet que produiraient l’annonce et surtout le prix de la vente du théâtre municipal auprès de ses électeurs.
Depuis des mois, des associations, des représentants de la culture, des étudiants, des jeunes, des vieux se mobilisent pour sauver leur théâtre municipal. Une pétition a déjà recueilli plus de 6 000 signatures. Une lettre a été adressée à la ministre de la culture, restée jusqu'ici sans réponse. La presse locale se fait écho régulièrement de la contestation sans trouver de relais.
Le 20 novembre, une association pour la défense de l’ancien théâtre de Poitiers, animée par Jacques Arfeuillère, professeur de lettres, a déposé deux recours, l’un auprès de la mairie, l’autre auprès de la préfecture pour faire annuler le projet de vente. « Des écologistes, des gens du Front de gauche, des membres du NPA », tente de relativiser avec un brin de condescendance Alain Claeys, maire mais aussi député, élu à la tête d’une majorité plurielle.
Mais l’opposition au projet de vente de l’édifice public déborde désormais largement ceux que le maire désigne comme ses adversaires depuis que les habitants ont découvert le prix de la cession. Le 23 septembre, le conseil municipal annonçait qu’il allait vendre l’ancien théâtre municipal de gré à gré à un promoteur privé pour 510 000 euros. Les habitants de la ville se sont frotté les yeux : 2 500 mètres carrés en plein centre-ville pour moins de 200 euros le mètre carré ! Beaucoup s’interrogent sur le bien-fondé de l’opération. Où est l’intérêt de la ville dans cette cession d’un bien public à un promoteur privé sans aucun rapport avec le prix du marché ?
« Tout est clair. Tout s’est fait dans la légalité et la transparence. Une estimation a été demandée aux domaines. La loi a été respectée. Si les opposants ont des doutes, qu'ils portent plainte », soutient Alain Claeys, visiblement agacé des questions sur ses choix et sa gestion. Député depuis 1997, maire depuis 2008 (il a succédé au socialiste Jacques Santrot, maire durant trente et un ans !), habitué à un mandat sans trop d’anicroches, il n’avait pas vu venir la contestation. D'autant que celle-ci s'élargit maintenant à d'autres projets immobiliers du maire, dont le futur palais de justice. Aujourd’hui, l’affaire du théâtre municipal risque de se retrouver au cœur de la campagne municipale, censée jusqu’alors se dérouler sans grand problème.
Au début était un théâtre. Situé en plein centre-ville entre la préfecture et la mairie, sur la place principale que les Poitevins s’entêtent à continuer d’appeler place d’Armes, des décennies après avoir été renommée, ce théâtre municipal, inauguré en 1954, a été des années durant le lieu de culture de la ville. Dans une ville qui vit au rythme de la vie universitaire, bouillonnante de vie pendant l’hiver, vide et déserte l’été – la ville de 90 000 habitants accueille 25 000 étudiants –, c’est un endroit de rencontres, de souvenirs, d’émotion, de découvertes qui a marqué des générations.
Il y a quelques années, la ville de Poitiers, qui mène une ambitieuse politique culturelle, s’est dotée d’une nouvelle scène, le théâtre auditorium de Poitiers (TAP). Une scène nationale placée sous l’égide du ministère de la culture, qui accueille théâtres, concerts, spectacles vivants. Le maire de l’époque, Jacques Santrot, avait promis alors que l’ancien théâtre continuerait à fonctionner, en liaison avec le TAP : il était devenu depuis longtemps un cinéma d’art et essai. Un cinéma à l’ancienne avec orchestre et balcons. Un endroit rare, représentatif de l’architecture du milieu du XXe siècle avec son immense miroir en verre églomisé, ses lustres et ses ferronneries. Bizarrement, l’immeuble n’a jamais été classé, ce qui aurait sans doute permis de le mettre à l’abri de toute spéculation immobilière.
Mais brusquement, le maire de Poitiers, Alain Claeys, ne se sent plus du tout tenu par les engagements pris par son prédécesseur. En 2012, il confirme que la ville n’a plus besoin du théâtre, au nom du nouveau développement du centre-ville.
Après avoir multiplié les centres commerciaux à chaque sortie de la ville – comme presque partout en France –, la municipalité se rend compte que le centre-ville est en train de dépérir. Les magasins ferment, à l’instar du Printemps, sacrifié par la direction de la chaîne de grands magasins sans que la municipalité ne s’en émeuve beaucoup. D’autres menacent de le faire, notamment la chaîne de cinéma CGR – aussi importante dans le sud-ouest de la France qu’UGC – qui pense supprimer ses salles de cinéma en centre-ville. « CGR a construit un complexe cinématographique à Fontaine-le-Comte (dans la banlieue de Poitiers). Il ne voyait plus l’intérêt de se maintenir en centre-ville. Mais une ville comme Poitiers sans cinéma au centre, ce n’est pas possible », explique Bernard Cornu, adjoint au maire chargé de l’urbanisme, au cœur du projet de reconversion du théâtre.
Qu’à cela ne tienne ! Au terme d’une année de négociations, un compromis étonnant est trouvé : pour maintenir les salles privées, la mairie accepte de sacrifier son cinéma municipal. Pour justifier son choix, l’équipe municipale explique qu’elle n’a plus les moyens d’entretenir le bâtiment et son exploitation. « Le TAP nous a coûté 55 millions d’euros. Il faut financer son exploitation. La ville n’a pas les moyens de payer deux théâtres », explique le maire.
Cependant, en contrepartie de la fermeture du théâtre, la municipalité propose de louer trois salles chez l’exploitant privé pour faire du cinéma d’art et d’essai en centre-ville pour 180 000 euros par an. Quels étaient les coûts de fonctionnement du théâtre ? La ville n’avait-elle pas plutôt intérêt à moderniser son théâtre plutôt que de subventionner un exploitant privé ? Autant de questions que le maire n’a guère envie de discuter. « Je ne vais pas rentrer dans les détails », balaie-t-il de la main avant de se féliciter de l’augmentation de la fréquentation depuis l’ouverture des trois salles payées par la municipalité.
Non classé
Fin décembre 2012, le théâtre devient un grand vaisseau échoué. Du jour au lendemain, les poignées de porte ont été enlevées, les portes et les vitres obscurcies. Plus rien ne filtre vers l’extérieur.
Dans le cadre de l’enquête publique sur la sauvegarde du centre-ville, les habitants ont multiplié les remarques sur le sort réservé au théâtre. Beaucoup plaident pour sa sauvegarde, pour son maintien dans le giron public, et en tout cas pour que soit procédé au classement du théâtre avant toute opération, afin de préserver l’architecture de l’ensemble. Des remarques considérées comme en partie justifiées par le commissaire enquêteur, qui recommandait que « les décisions soient prises en concertation avec les intéressés ».
Malgré cela, le classement complet de l’édifice n’aura jamais lieu. Alain Claeys assure que la préservation du patrimoine a été au cœur de la réflexion de la ville. « C’est la ville qui a demandé le classement d’un certain nombre d’éléments comme la façade, le miroir, les ferronneries », insiste-t-il. Dans ce type de dossier, l’architecte des bâtiments de France, chargé notamment de la préservation des patrimoines, a normalement une voix prépondérante. A-t-il fait des recommandations ? Ont-elles été suivies par la mairie ? « L’architecte des bâtiments de France n’a pas obtenu l’autorisation de la Drac (Direction régionale des affaires culturelles) pour communiquer », nous a-t-il été indiqué dans un courriel en réponse à une demande d’entretien. Mais que craint donc la Drac pour interdire à l’architecte de parler ?
Pour rassurer les associations et les habitants de plus en plus inquiets sur le sort futur de l’édifice, Alain Claeys promet une grande concertation. Fin avril, ils découvrent que tout est déjà bouclé. La ville lance un appel à projets pour le théâtre. Cette procédure publique, souvent utilisée pour des associations ou des sujets sociaux ou culturels, est normalement destinée à aider les collectivités à trouver des solutions pour des problèmes complexes. Une sorte de concours d’idées.
Mais là, la mairie de Poitiers a déjà tout arrêté. Un comité de pilotage a été constitué avec six adjoints et le maire pour élaborer le cahier des charges dès le début de l’année. « Le cahier des charges n’a pas été soumis au conseil », assure Maryse Desbourdes, élue NPA au conseil municipal et opposée à la vente.
Dans son appel à projets (consultable ici), la ville précise que le théâtre va être découpé, sans toucher à la façade principale. Elle se réserve l’orchestre de la salle, au sous-sol, pour faire une nouvelle salle qui devrait être consacrée aux arts visuels, ainsi que l’entrée. Pour le reste, l’intérieur peut être redécoupé pour accueillir des commerces, des bureaux, et des logements aux derniers étages. « L’association de la culture et du commerce est désormais une tendance lourde. Cela permet de faire un lieu vivant en préservant l’essentiel », dit Alain Claeys.
De façon un peu inattendue, cet appel à projets est lié à une vente de gré à gré. Les candidats doivent se presser : ils ont à peine un mois pour imaginer le futur du théâtre et remettre leur dossier. Tout doit être bouclé le 31 mai 2013.
Chargé par l’association de défense de rédiger les recours, l’avocat Nicolas Duflos s’interroge sur la procédure retenue qui semble relever de la commande publique sans en être officiellement une, en liant un projet à une vente de gré à gré.
Avant même que le conseil municipal ne se soit prononcé, toute la ville paraît connaître le nom de l’équipe gagnante : il s’agit des promoteurs Thierry Minsé et Thierry Février, et de l’architecte François Pin. En quelques années, ces promoteurs sont devenus des gloires locales. Ils ont réalisé plusieurs centres commerciaux dans la périphérie de la ville, et dans la région, ils ont construit des bureaux, des logements, des hôtels. Une opération a particulièrement frappé les Poitevins : Thierry Minsé a racheté l’ancien hôtel des archives départementales – un ancien couvent – pour y réaliser un hôtel de luxe en 2011, dessiné par l’architecte François Pin.
Découvrant ce qui semble être acté, un adjoint chargé du bâtiment, Robert Rochaud (EELV), s’étonne alors de ne pas avoir été convié avec une autre adjointe chargée du patrimoine à la réunion du comité de pilotage devant dépouiller les offres. « Le maire m’a répondu : "Tu ne peux pas manifester à l’extérieur contre le projet et siéger en même temps au comité de pilotage" », explique aujourd’hui l’élu. Ainsi va la démocratie locale...
A main levée
Sans surprise, le conseil municipal du 23 septembre vote la vente du théâtre et le nom du repreneur. « Beaucoup d’élus, y compris dans la majorité, étaient opposés au projet de cession. Nous avons demandé un vote à bulletin secret. Mais le maire a refusé. Il a obligé les élus à voter à main levée. Il savait ce qu’il faisait : personne de son équipe n’allait oser le contester publiquement. Ils ont tous voté pour », se souvient Maryse Desbourdes. Le principe de la cession est adopté ce jour-là par 34 voix pour, 9 contre et 5 abstentions.
Mais la vraie surprise pour les habitants de la ville, c’est le prix. Jamais jusqu’alors, il n’y avait été fait référence, même dans l’appel à projets. Les textes régissant les collectivités locales précisent que, si les municipalités ont toute liberté de choisir une vente de gré à gré, cela ne les dispense pas « après avoir décidé de la vente, de fixer un prix de base ou de retrait ainsi que les conditions de vente sous forme d’un cahier des charges comme en matière d’adjudication ». Or, dans ce dossier, rien de tel. Ce n’est qu’à l’issue du conseil municipal, alors que l’équipe gagnante a déjà été retenue, que tous découvrent le prix : 510 000 euros !
« Si nous avions connu le prix, nous aurions organisé une souscription pour racheter le théâtre. Je suis sûr que nous aurions réussi à réunir la somme », assure Jacques Arfeuillère, président de l’association de défense. Dans son recours pour obtenir l’annulation, celle-ci insiste sur ce prix dérisoire, sans aucun rapport avec le marché immobilier de la région. « C’est un prix qui n'a aucun sens. Il est interdit de brader un bien public », renchérit Arnaud Clairand, membre d’EELV très actif dans le collectif de défense.
« Nous avons tout fait dans la légalité. Nous avons demandé l’avis aux Domaines. Et le prix que nous avons retenu est même 20 % au-dessus de leur estimation », se défend Alain Claeys. De fait, une estimation a bien été demandée aux services des Domaines. Leur étude a été rendue le 6 septembre 2013. D’un côté, ils ont estimé les deux commerces attenants au théâtre. Alors que ceux-ci rapportent à la ville un loyer de 35 000 euros par an, leur valeur a été estimée à 210 000 euros, soit six années de loyer. Mais le plus étonnant est l’estimation de l’ancien théâtre. Après avoir sous-estimé de 1 000 mètres carrés l’espace intérieur, comme l’a relevé l’avocat de l’association, les Domaines ont chiffré la valeur du bâtiment à 225 000 euros.
Comment les Domaines ont-ils pu parvenir à une telle évaluation ? « Dans ce dossier, mes services sont intervenus de façon classique. On évalue sur la base de l’existant. D’habitude, on est plusieurs à regarder, celui-là a été fait par un seul. Car ce n’était pas une opération très compliquée. Le prix ? Je ne m’en souviens plus. Cela fait plus de six mois que nous avons fait l’étude. Je ne sais même pas ce qu’il est advenu par la suite, je ne sais même pas si le théâtre a été vendu. Vous savez, vendre un théâtre, c’est une opération banale », explique le directeur régional des finances publiques, Robert Monniaux, responsable à ce titre des services des Domaines.
Depuis l’affaire de l’hippodrome de Compiègne, il est apparu que les services des Domaines n’étaient pas forcément les mieux outillés pour faire des évaluations immobilières, comme l’ont noté plusieurs expertises réalisées pour le compte de la Cour de justice. Député, membre de la commission des finances de l’Assemblée nationale, rapporteur de la commission d’enquête sur Jérôme Cahuzac, Alain Claeys pouvait difficilement ignorer ce précédent. Pourquoi n’a-t-il pas demandé une contre-expertise ? « Mais les services de l’État sont là pour cela. D’ailleurs, nous avons augmenté le prix de 20 % par rapport au prix arrêté par les Domaines. De toute façon, ce sont des droits à construire », explique Alain Claeys, qui explique que le nouveau propriétaire va devoir construire à ses frais une dalle pour la nouvelle salle pour les arts visuels. Cette dalle, selon ses estimations, va coûter au moins 500 000 euros.
Mais derrière la transformation projetée de l’édifice public, il y a une opération de promotion immobilière privée qui s'annonce fort rentable. Des commerces réservés à de grandes enseignes comme H&M sont prévus. Ces dernières en général acceptent de payer fort cher les loyers commerciaux. De plus, des logements doivent être construits aux étages supérieurs, qui n’ont rien à voir avec des logements sociaux.
« C’est n’importe quoi », rétorque le maire quand on lui signale les prix pratiqués dans le cadre de la dernière opération immobilière en centre-ville. Une opération à laquelle participe le promoteur Thierry Minsé. Et pourtant ! À peine trois semaines après la décision du conseil municipal, le journal gratuit de la ville (lire l'article ici) présentait la nouvelle opération immobilière, en train de se réaliser juste en face du théâtre, dans les anciens murs du Printemps. Il y était annoncé la vente d’appartements au prix de 3 000 euros le mètre carré. « C’est un seuil en deçà duquel on ne pouvait aller pour un immeuble aussi bien situé », expliquait un agent immobilier de la ville chargé de la commercialisation. Le plus grand appartement (163 mètres carrés et 200 mètres carrés de terrasse) est vendu 800 000 euros sans le parking ! Rapportées au prix du mètre carré vendu par la mairie, même après d'importants travaux de modernisation, les plus-values espérées pour la vente des logements dans l'ancien théâtre ont toutes les chances de prendre l'ascenseur !
Quel est l’intérêt de la municipalité qui dispose de ces références de marché d’accepter malgré tout un prix manifestement hors norme et de subventionner un promoteur privé qui, lui, empochera les plus-values futures ? L’adjoint chargé de l’urbanisme se défend de tout bradage. « D’ailleurs, si c’était une opération aussi intéressante que cela, nous n’aurions pas eu que deux candidatures, dont une ne répondant pas du tout au cahier des charges », déclare-t-il.
Deux candidats seulement ont répondu à l’appel à projets de la ville, qui n’a pas révélé l’identité du second. C’est peu pour un programme aussi ambitieux. Mais il est vrai que la mairie de Poitiers n’a guère fait de publicité autour de ce projet. Alors qu’elle a multiplié les annonces pour tous les appels d’offres – des travaux d’impression à la fourniture de sanitaires – pendant cette période, elle n’a fait aucune annonce ni dans Le Bulletin officiel des annonces des marchés publics ni dans Le Moniteur des travaux publics pour cette cession. Le projet a juste été annoncé dans La Nouvelle République, le journal local. « Une photo, quelques lignes », a relevé quelques jours plus tard le journaliste chargé de la vie locale, s'étonnant de la discrétion de cet appel à projets. Cette discrétion, en tout cas, n'a guère aidé à susciter des vocations.
Représentant l’État, la préfecture est normalement chargée de veiller à la légalité des opérations réalisées par les collectivités locales. Interrogée sur l’opération, elle nous a répondu : « En matière de cession immobilière, la jurisprudence ne porte que sur des ventes effectuées à un prix inférieur à l'estimation des Domaines. La vente de l'ancien théâtre est prévue pour un montant supérieur d'environ 15 % à l'estimation. À ce stade, aucune irrégularité n'a été observée. »