| 04.02.12 | 13h49
C'est l'histoire d'un obélisque bancal. Mercredi 25 janvier, avant le drame de Port-Saïd, les médias du monde entier braqués sur la place Tahrir, qui célébrait avec frénésie l'anniversaire de la révolution égyptienne, ont assisté à l'arrivée d'un monument inattendu. Un "rayon de soleil figé" en bois de 40 mètres de haut, sur lequel étaient peints, dans des cartouches à l'antique, les noms du millier de martyrs tombés sous les coups de la police et de l'armée depuis un an. Un cadeau-surprise réalisé et offert par Les Jeunes de Maspéro, un groupe d'activistes formé à l'origine pour défendre les droits des chrétiens d'Egypte et devenu, depuis quelques mois, l'un des chefs de file de l'opposition aux militaires.
Léger et rapide, porté à bout de bras par les manifestants, l'obélisque s'est frayé un chemin facile sous les applaudissements de la foule enthousiaste. Les caméras zoomaient, les journalistes se rengorgeaient : la place Tahrir aurait son monument aux morts. La référence pharaonique faisait l'unanimité, même auprès des islamistes. Sobre, consensuel, suggestif, l'obélisque reste une valeur sûre dans les moments polémiques.
C'est alors que l'échelle est arrivée. Mais elle était trop courte, ou l'obélisque trop haut. Malgré les efforts désespérés des révolutionnaires, il a fallu remporter le monument, qui tanguait dangereusement. Avec pudeur, les caméras de télévision ont détourné leurs objectifs sans insister, la nuit est tombée sur la place, les révolutionnaires ont parlé d'autre chose et l'obélisque a disparu.
"Bon débarras ! C'est d'un kitsch !", se réjouissaient déjà les commentateurs acerbes de l'art révolutionnaire, agacés par la naïveté des cartouches à l'antique. Mais déjà une chandelle lumineuse de dimensions plus modestes sur laquelle les noms des martyrs étaient écrits en caractères hiéroglyphiques brillait de tous ses feux au milieu de la place.
N'en déplaise aux esthètes agacés par les assauts désordonnés de créativité révolutionnaire, la place Tahrir est devenue l'épicentre d'une Egypte en pleine révolution culturelle, où artistes et activistes rivalisent de créativité afin de renouveler en profondeur les pratiques politiques.
Les manifestations, dont la préparation implique de nombreux artistes, sont en passe de devenir un véritable art de rue. Elles obéissent à des codes et à des traditions établies, au rang desquels de célèbres "crieurs", portés sur les épaules de leurs camarades, testent leurs dernières rimes devant un public impitoyable qui fait et défait les réputations. Après être allé contempler une installation lumineuse qui projette le mot "Révolution" sur les fenêtres du ministère des affaires étrangères, on pourra ainsi reprendre en coeur "Tantawi ! Pourquoi ? Pourquoi ?/ Tu parles arabe ou quoi ? !", ou encore, avec le Front égyptien de la créativité, qui est de toutes les manifestations : "Créativité, liberté, justice sociale !"
Les artistes contribuent à transformer les alentours de la place Tahrir en musée révolutionnaire à ciel ouvert, où de nombreuses mises en scène s'apparentent à de véritables installations artistico-politiques. Prenez par exemple le mur érigé par l'armée dans la rue Mohammed-Mahmoud, où des affrontements entre forces de l'ordre et révolutionnaires ont fait plus de quarante morts au mois de novembre 2011. Entre les énormes blocs de béton recouverts de graffitis plus drôles et spirituels les uns que les autres, la jeunesse du Caire vient désormais se faire prendre en photo devant une petite souricière dans laquelle on peut se glisser, et sur laquelle des esprits malins ont apposé une flèche indiquant le passage. Au-dessus, on peut lire "La Brèche", du nom d'une célèbre faille réalisée par l'armée israélienne dans les rangs de l'armée égyptienne au cours de la guerre du Kippour.
Quelle forme donner au discours révolutionnaire dans un environnement médiatique saturé de propagande audiovisuelle et où près de la moitié de la population est analphabète ? Comment canaliser et organiser de manière démocratique l'énergie révolutionnaire qui déborde de la Toile et des réseaux sociaux, mais qui est quasiment absente des bancs du nouveau Parlement ?
Les nouvelles technologies jouent un rôle incontournable dans l'invention de nouveaux modes de communication et d'action politique. Les créateurs de la campagne "Kaziboun" ("Menteurs"), montée par des activistes pour dénoncer les crimes commis par l'armée, ont imaginé une série de projections en plein air de vidéos prouvant les crimes des militaires. Sur de modestes coins de murs lépreux, dans les quartiers chics ou défavorisés, ils arrivent par surprise avec un projecteur, installent à la va-vite une toile de fortune et attirent les foules les plus bigarrées avec lesquelles s'engagent des dialogues brûlants, au cours desquels les certitudes vacillent. Puis ils remballent vite leur matériel avant que la police n'arrive.
Autour de la place Tahrir se tiennent régulièrement des "tweets clubs". Des activistes s'y réunissent, parfois en pleine rue, autour d'une toile. Assis par terre, leur téléphone ou leur ordinateur portable sur les genoux, ils envoient de courts messages, projetés sur un écran géant, à quelques intervenants assis sur des sièges. Se noue alors un dialogue complexe dont le but est de permettre à chacun de s'exprimer et à tous de répondre dans un temps limité. Pour applaudir, on agite haut la main en silence.
coco.boer@yahoo.fr
Claire Talon