Le “Tax Justice Network” publie son troisième index de l'opacité financière. Il pointe aussi bien les dérives de la Suisse et de Singapour que celles des pays de l'Union européenne ou du G20, France, Allemagne et États-Unis compris. Le ministre du développement Pascal Canfin salue le travail de ces experts militants.
Il y a les cibles classiques des croisés anti-paradis fiscaux : Suisse, Luxembourg, Hong Kong, îles Caïmans, Singapour, Jersey… Mais il y a aussi les pays respectables, qu’on voit rarement, voire jamais, désignés dans les listes noires : États-Unis, Allemagne, Japon. Sans oublier le Liban, jusqu’alors inconnu de nos services pour ses activités financières. Le « top 10 » de l’index d’opacité financière, présenté aujourd’hui par le Tax Justice Network (TJN), est à l’image de ce réseau d’experts et de militants, qui lutte activement contre les paradis fiscaux : radical, pointu, inattendu.
Le TJN publie son troisième Financial secrecy index depuis 2009, en partenariat avec les ONG qui soutiennent son combat, dont les associations françaises regroupées dans la Plateforme paradis fiscaux et judiciaires. Fidèle à son discours, le réseau entend rappeler que « les pays de l’OCDE, et notamment les pays européens, loin d’être des champions de la lutte contre les paradis fiscaux, sont au cœur du problème ».
En 2009, 60 États avaient été évalués. Ils étaient 73 en 2011, et sont 82 aujourd’hui. L’indice « a vocation à couvrir l’ensemble des territoires de la planète et à rendre compte de leur contribution à l’opacité financière mondiale », précise le TJN. Son originalité réside dans le savant mélange entre deux types de données : les critères qualitatifs, résumés dans un « score d’opacité » mesuré à partir de 15 critères objectifs, et un critère quantitatif, qui mesure le poids, en pourcentage, de chaque territoire dans le marché international des services financiers aux clients non-résidents.
Une combinaison unique permettant de cibler les pays « qui promeuvent le plus activement et agressivement l’opacité dans la finance mondiale ». Et permettent donc de faire se côtoyer des territoires unanimement reconnus comme des « juridictions du secret », avec le Japon ou l’Allemagne, beaucoup moins opaques, mais produisant ou accueillant de nombreux flux offshore.
« Notre méthode bouscule beaucoup les esprits, c’est sûr, et on s’attend à ce que ce nouveau classement fasse grincer des dents », reconnaît Mathilde Dupré, spécialiste de ces sujets au sein de l’ONG française CCFD-Terre solidaire, membre de la Plateforme paradis fiscaux. Frapper les esprits, c’est le but même du TJN, fondé en 2003 par John Christensen, un natif de Jersey qui fut pendant douze ans le conseiller économique de l’île anglo-normande spécialisée dans la dissimulation d’actifs. Et qui milite aujourd’hui contre toute forme de dissimulation financière. « Les territoires les plus nocifs aujourd’hui ne sont pas forcément des petits confettis très opaques, souligne Mathilde Dupré. L’opacité financière est un continuum, tout le monde en produit, ou tolère celle qui est créée par d’autres pays. »
Le travail du Tax Justice Network est, comme à son habitude, impressionnant par son sérieux, et par son côté à la fois austère et tranchant. Des centaines de rapports des institutions internationales ont été épluchés pour attribuer son score à chaque pays, et un rapport détaillé, et bien rédigé, détaille point par point la situation et son évolution dans 30 pays. En deux ans, les grands équilibres n’ont pas été bouleversés. Les quatre pays classés le plus mal en 2013 l’étaient déjà en 2011, Suisse et Luxembourg (pays fondateur de l’Union européenne) en tête.
Cette année, le rapport insiste aussi sur la place paradoxale du Royaume-Uni : le pays occupe la 21e place du classement, mais si on ajoute la liste des territoires du Commonwealth qu’il soutient ou contrôle, et qui servent d’apporteurs d’affaires à la City, comme les îles Caïmans, les Bermudes, Jersey ou Gibraltar, il devient sans conteste « l’acteur mondial le plus important dans le milieu de l’opacité financière ». Et ce malgré les récentes démonstrations de bonne volonté de la part de certaines anciennes colonies britanniques.
« En dépit des engagements encourageants du premier ministre David Cameron pour lutter contre les paradis fiscaux en Grande-Bretagne, peu de choses ont été faites jusqu'ici pour freiner la ménagerie de trusts offshore, de fondations, de sociétés fictives, de failles et de subterfuges qui composent le système mondial de l’opacité financière », écrit John Christensen dans le communiqué accompagnant le lancement du classement. À tel point qu’il a écrit à la reine d’Angleterre, qui dirige toujours officiellement ces « dépendances de la couronne », pour lui demander d’intervenir.
À lire ces déclarations, il serait tentant de croire que rien ne change dans le paysage des paradis fiscaux. C’est largement faux, comme nous l’avons raconté en détail dans cette enquête ou cet article. Même s’il estime que « nous restons à des années-lumière des changements dont le monde a urgemment besoin », le TJN convient d’ailleurs que « certaines tendances positives sont évidentes ». De quoi réjouir l’un des destinataires prioritaires des critiques du réseau, Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE. Mandaté par le G8 et le G20 pour faire évoluer au plus vite la législation internationale sur le secret bancaire, Saint-Amans et ses équipes font feu de tout bois depuis plusieurs années pour réduire l’opacité financière.
« Comme les éditions précédentes, nous estimons qu’il y a un problème avec les méthodes du Tax Justice Network, qui mélange des données qualitatives et quantitatives, un peu comme des pommes et des poires, de façon pas toujours cohérente, indique Saint-Amans. Mais nous nous réjouissons grandement qu’il reconnaisse que des progrès ont été réalisés, même si de gros problèmes persistent encore, nous sommes d’accord. »
Le ministre Canfin tient « à saluer le travail » de l’association
Les évolutions sont en effet notables. En septembre, sur recommandation de l’OCDE, les pays du G20 ont promis de passer à l’échange automatique d’informations fiscales d’ici la fin 2015. Ils suivent en cela les États-Unis, qui ont ouvert la voie avec leur texte Fatca, et imposeront l’échange automatique à leurs partenaires dès la mi-2014. Cet échange automatique est défendu depuis belle lurette comme l’objectif à atteindre par de nombreux militants, dont le TJN. Il prévoit qu’au moins une fois par an, les établissements bancaires d’un pays rassemblent les informations qu’ils détiennent sur des ressortissants étrangers, et les communiquent soit à leur propre administration fiscale, soit directement à celles de leurs clients. Imparable pour lutter contre les contribuables cherchant à frauder le fisc de leur pays.
Le 15 octobre, la Suisse a signé la convention d’assistance administrative mutuelle de l’OCDE. Ce texte, qui réunit déjà une grosse soixantaine de pays, impose à chacun de simplifier les procédures d’échange d’information et de donner suite aux demandes de tous les autres pays signataires. Un pas immense pour un pays qui était encore désigné en avril par l'OCDE comme faisant partie des 14 territoires ne disposant pas des « éléments essentiels » permettant un échange effectif d'informations entre autorités fiscales. Mardi 5 novembre, c’était au tour d’Andorre de signer la convention, et de Monaco de s’engager à le faire.
Le 29 mai, Singapour avait elle aussi rejoint le mouvement. Ces pas franchis par des pays qui faisaient commerce du secret fiscal depuis des décennies sont très significatifs. D’autant que la convention de l’OCDE comporte une option facilement activable par chaque pays, qui enclencherait le processus d’échange automatique. Et les banquiers suisses ont déjà fait savoir à plusieurs reprises qu’ils avaient compris que cette évolution était inéluctable.
Pour la première fois cette année, la France est évaluée par le TJN, se plaçant dans le ventre mou du classement, à la 43e place sur 82. Une évaluation qui ne dérange pas du tout le ministre français le mieux placé pour parler de ces questions, Pascal Canfin. Le ministre délégué chargé du développement est aussi un ancien journaliste d’Alternatives économiques, très bon connaisseur des questions bancaires et des paradis fiscaux. Élu en 2009 député européen Europe Écologie, il avait contribué à créer en 2011 Finance Watch, une ONG se donnant pour mission de combattre le lobby bancaire à Bruxelles.
En mai 2013, Pascal Canfin a interdit à l'agence française de développement, qui dépend de sa compétence, d'utiliser les services des banques installées dans dix-sept paradis fiscaux. Sa liste noire additionne les huit pays désignés comme non-coopératifs par la France, et ceux qu’elle ignore mais qui sont épinglés par l’OCDE. « Je suis allé aussi loin que possible, mais la liste du Tax Justice Network repose sur des critères plus exigeants que ceux sur lesquels la France peut s’appuyer », indique Canfin à Mediapart. Le ministre tient « à saluer le travail » de l’association : « Les responsables politiques ont besoin d’un contre-pouvoir et d’un réseau d’expertise dans la société civile, le TJN en est l’un des meilleurs représentants. »
Canfin se déclare satisfait de voir la France arriver « dans le vert » aux yeux de l’ONG, même si le classement de notre pays montre que « la lutte contre la fraude et les paradis fiscaux est un combat permanent ». Combat renforcé, aux yeux du ministre, par le vote tout frais de la loi de lutte contre la fraude fiscale, et illustré par l’arrivée massive à Bercy de dossiers de Français souhaitant régulariser leur situation fiscale (4 000 dossiers ont été envoyés depuis cet été).
La France peut mieux faire
La nouvelle loi prévoit la mise en place d’un registre public français des trusts, ces sociétés permettant de dissimuler l’identité du bénéficiaire réel d’avoirs financiers ou de biens immobiliers. « C’est un bon pas en avant, réagit Mathilde Dupré, du CCFD-Terre solidaire. Mais la France pourrait être beaucoup mieux notée en mettant en place de nouvelles mesures… » Par exemple, en étendant immédiatement à toutes les entreprises l’obligation de publication d’informations comptables pays par pays, déjà imposée aux établissements financiers dans la loi de séparation bancaire votée en juillet. Cette disposition est prévue dans la loi, mais pour une mise en place conditionnée à son vote au plan européen.
Autre point incontournable aux yeux des militants : rendre obligatoire la publication des noms des « propriétaires ultimes » réels d’une entreprise lorsqu’ils sont masqués par « une chaîne complexe de propriété », comme des prises de participations en cascade dans des filiales. Enfin, insiste Mathilde Dupré, « il est de la responsabilité de la France de s’assurer que la mise en place de ces mesures, notamment sous la responsabilité de l’OCDE, prendra bien en compte les intérêts des pays en développement ».
La Plateforme paradis fiscaux rappelle qu’environ le tiers des 32 000 milliards de dollars amassés offshore par les grandes fortunes en 2010 proviendrait des pays en développement. Or, le lobby bancaire suisse a déjà signalé que s’il acceptait de passer à l’échange automatique avec l’Union européenne et les États-Unis, « il refusait que cela concerne les pays en développement », assure Mathilde Dupré : « Il faut être très vigilant à ce que les progrès dans les pays riches ne fasse pas empirer la situation des pays les plus fragiles, dont l’OCDE ne défend les intérêts que de loin. »
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