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17 janvier 2012 2 17 /01 /janvier /2012 12:08
| Par Edwy Plenel

Avec Finissons-en!, qui sort cette semaine aux éditions Don Quichotte, Mediapart achève l'inventaire du bilan de la présidence Sarkozy commencé avec un premier tome, N'oubliez pas !, paru il y a deux ans. Manuels civiques, avec une chronologie détaillée et des index, par noms et par thèmes, ces deux ouvrages donnent la mesure de la dégradation française depuis 2007, aussi bien sociale que démocratique, morale qu'internationale. En avant-première, voici son introduction en guise de présentation de ce livre collectif, coordonné par Sophie Dufau.


 

Les journalistes devraient être interdits d’avenir. Empêchés de prédictions, de pronostics ou de scénarios futuristes. Il suffit déjà qu’ils s’occupent avec soin du présent, lui-même encombré de passé. Qu’ils le décryptent dans ses moindres recoins, qu’ils arpentent tous ces territoires, qu’ils fouillent dans ses placards à mémoires, qu’ils révèlent ses réalités occultées, qu’ils dévoilent ses potentialités cachées. C’est à cette condition-là, à cette condition seule, qu’ils rempliront la fonction démocratique qui, socialement, les légitime : satisfaire le droit de savoir des citoyens, leur offrir toutes les informations d’intérêt public sans lesquelles ils ne pourraient contrôler ce qui est fait en leur nom, leur donner ainsi les moyens d’être libres et autonomes dans leurs choix et leurs décisions, leur permettre en somme d’assumer véritablement cette souveraineté qui, en démocratie, est théoriquement la leur.

 

Prendre en charge le présent, sans oublier le passé, c’est ce que n’a cessé de faire l’équipe de Mediapart face à l’hyperprésidence de Nicolas Sarkozy dont le moteur est l’oubli. Ce pouvoir a inventé la politique essuie-glaces, ce va-et-vient des agendas et des discours avec l’obsession de la survie plutôt que de la cohérence : d’une annonce à l’autre, d’une manœuvre à une mise en scène, d’un mensonge à un revirement, il s’est toujours appliqué à effacer ses propres traces, des promesses envolées d’hier au bilan désastreux d’aujourd’hui. C’est à la fois sa ruse et son talent. Ruse d’une politique sans principes qui s’attache à piéger ses adversaires en leur imposant d’incessants virements de bord, changements d’angles ou variations de thèmes. Talent d’une politique de coups qui, cherchant obsessionnellement son rebond dans l’actualité, érige la maîtrise de l’agenda médiatique en règle d’or.

 

Depuis sa création en mars 2008, précédée de son annonce le 2 décembre 2007, Mediapart s’est efforcé de relever ce défi lancé au journalisme par un pouvoir qui ne supporte ni son indépendance ni son impertinence. Agendas contre agendas. Informations contre communications. Révélations contre fictions. En somme, ne pas laisser le pouvoir dicter au peuple son ordre du jour. Ne pas être dupe, ne pas céder aux artifices, ne jamais cesser d’être curieux et ne jamais perdre la mémoire. De cet entêtement témoigne cet ouvrage, Finissons-en !, achèvement d’un travail commencé en janvier 2010 avec N’oubliez pas ! : le décryptage au jour le jour des faits et gestes de la présidence Sarkozy.

 

 

Dans l’entrelacement d’une chronologie méticuleuse et détaillée, d’articles fouillés rebondissant sur l’une ou l’autre des dates clés, de synthèses transversales développant une thématique et de contributions de nos abonnés, issues du Club participatif de notre journal en ligne et présentées sous l’intitulé « Discussion », ce deuxième tome propose, tout comme le premier qu’il prolonge et complète, un manuel citoyen indispensable à la veille de l’élection présidentielle de 2012. En se souvenant, pas à pas, de ce qui fut fait et défait, dit et contredit, on comprend mieux avec quoi il convient d’en finir : non pas seulement avec ce président-là, qu’il suffirait de remplacer par un autre, mais avec le système qui l’a produit et qu’il a servi, lequel système entend bien tout faire pour survivre aux échéances électorales, fussent-elles marquées par une alternance partisane.

 

« Un journaliste en possession de faits est un réformateur plus efficace qu’un éditorialiste qui se contente de tonitruer en chaire, aussi éloquent soit-il. » Cette affirmation de Robert E. Park, fondateur de l’école de sociologie de Chicago et, surtout, ancien journaliste lui-même, pourrait résumer la ligne éditoriale de Mediapart telle que l’illustre Finissons-en ! Nous nous efforçons de mettre sur la table du débat démocratique des informations qui ne soient ni redondantes ni confortables : des faits qui réveillent, dérangent, bousculent, éclairent autrement, interpellent différemment. Convaincus, pour citer encore Park, que « ce sont les informations plutôt que les commentaires qui font l’opinion », notre curiosité journalistique nous entraîne vers l’inconnu et ses surprises plutôt que vers le connu et ses confirmations.

 

Cette quête collective de l’inédit, dont nos révélations inaugurales dans tous les grands scandales du quinquennat – les affaires Tapie, Karachi, Bettencourt, Wildenstein, Takieddine… – ne sont qu’une des facettes, ne relève pas d’un goût particulier pour le spectaculaire, comme le laissent parfois entendre les détracteurs de ce journalisme d’enquête qui ne se satisfait pas des apparences. Elle témoigne plutôt d’une conviction démocratique, illustrée par une pratique professionnelle : il ne saurait y avoir de délibération démocratique véritable, loyale et sincère, pluraliste et inventive, si le peuple n’est pas informé largement des affaires publiques, autrement dit sans transparence sur tout ce qui est d’intérêt public. « La publicité de la vie politique est la sauvegarde du peuple » : l’énoncé inaugural de ce principe en août 1789 par le président du tiers état, Jean-Sylvain Bailly, a inspiré notre manifeste en défense d’une presse libre (Combat pour une presse libre, Galaade, 2009).

 

Mais, dans notre modernité médiatique, d’abondance et d’instantanéité, de trop-plein et de temps réel, d’uniformisation marchande d’un bien démocratique qui, du coup, perd en valeur, en crédit et en rareté, l’information peut aussi bien tuer l’information : l’effacer, l’étouffer, la zapper, l’enfouir et l’égarer, voire la corrompre. D’où l’urgente nécessité d’en revenir à la jeunesse de notre métier : la nouvelle qui étonne, l’information qui fait événement, la vérité de fait qui dérange. Autrement dit de créer des ruptures dans ce flux d’informations qui nous emporte sans laisser le temps de réfléchir ou de discuter, nous transformant en foule anonyme et passive plutôt qu’en public renseigné et actif. L’information qui surprend est aussi celle qui provoque un arrêt stupéfait ou une pause intriguée, qui nourrit la conversation publique et qui appelle un débat contradictoire.

 

Le danger du monstre doux

Cet étonnement de la nouvelle inédite renvoie donc à une pratique sensible de la démocratie, d’une démocratie réellement partagée parce que faisant vivre la promesse initiale de l’égalité des droits. D’une démocratie dont la délibération, sans cesse renouvelée et créatrice, respecte le droit d’alerte, accepte l’interpellation dérangeante des nouvelles indociles et tire profit des alarmes venues de la société elle-même. Tout le contraire d’une démocratie confisquée par une minorité qui, prétendant savoir ce qui est bon pour le peuple à sa place, confond le bien public avec son intérêt personnel. En aggravant tous les travers du présidentialisme français, cette réduction de la volonté populaire au pouvoir d’un seul, le quinquennat de Nicolas Sarkozy en aura été l’illustration accomplie, que n’a cessé de documenter Mediapart.

 

Au croisement de la politique et de l’argent, d’une politique devenue profession et d’un argent devenu son maître, cette présidence s’est affirmée, depuis le premier jour, comme un pouvoir privatisé au service d’une petite cohorte de privilégiés, bénéficiant de ses cadeaux et profitant de ses injustices. Ce ne fut pas le président des riches, mais celui des très riches, dans une accentuation aussi accélérée qu’impudente des inégalités.  Non pas une présidence efficace, mais une présidence intéressée – où les intérêts particuliers l’emportent sur les idéaux collectifs. Mais cette description, où se mêlent violence symbolique, irresponsabilité morale et impuissance effective, est encore trop rassurante. A trop personnaliser le bilan, on risque en effet de louper l’essentiel : le signal d’alarme que nous lance cette réalité politique, mélange de déclin démocratique et de décadence nationale.

 

L’excès individuel cache ici le danger systémique. Dans son outrance particulière, cette hystérisation égocentrique du pouvoir, Nicolas Sarkozy n’est que l’instrument de la dangereuse dérive d’un système en faillite. Combinant une crise historique du capitalisme, une troisième révolution industrielle et un décentrement géopolitique mondial, l’époque de transition incertaine que traversent nos sociétés confronte un vieux monde qui ne veut pas mourir à une jeune alternative qui peine à naître. De cette tension, l’avenir n’est pas écrit, entre course à l’abîme et éveil de l’espérance. Le sarkozysme siège à ce carrefour, indiquant une voie inédite dont il est l’un des laboratoires, celle de ce « monstre doux » récemment décrit par l’Italien Raffaele Simone où l’ascension du divertissement accélère l’endormissement des consciences, dans la confusion entre fiction et réalité (cf. Raffaele Simone, Le Monstre doux, Gallimard, coll. « Le Débat », 2010).

 

Sous-titré L’Occident vire-t-il à droite ?, l’essai de Simone eut le grand mérite d’exhumer une vieille prophétie d’Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (1840), cette réflexion fondatrice sur la nouveauté démocratique par le détour de son laboratoire nord-américain. « Si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, écrit ainsi Tocqueville, il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter. » Dès lors, il imagine cette « chose nouvelle » que serait ce despotisme inconnu, né d’une société dont chacun des membres serait « comme étranger à la destinée de tous les autres », n’existant « qu’en lui-même et pour lui seul », perdu dans « une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme ».


Cette dépossession démocratique à l’abri d’un vernis démocratique verrait l’ascension, au-dessus de ceux qu’il gouverne, d’« un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort ». Ce pouvoir-là « ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ».


« J’ai toujours cru, conclut Tocqueville, que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple. » Et de laisser tomber cette sentence définitive qui rejoint nos inquiétudes contemporaines : « Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent. » Nul hasard sans doute si cette alarme, trop longtemps oubliée, fut prise au sérieux et souvent citée par Pierre Mendès France, le plus entêté des républicains français dans le refus de la personnalisation du pouvoir induite par la Cinquième République – « Choisir un homme, fût-il le meilleur, au lieu de choisir une politique, c’est abdiquer. »

Réfléchissant en 1976 à la question du pouvoir, Mendès France s’inquiétait du possible avènement d’une « situation de despotisme de fait » conduisant « insensiblement à cette “tyrannie douce” dont parlait Tocqueville » (cf. Pierre Mendès France, La vérité guidait leurs pas, Gallimard, coll. « Témoins », 1976). « Appelés au gouvernement, expliquait-il, certains peuvent être tentés de transformer une mission conditionnelle et révocable en une sorte de délégation permanente : se croyant et se disant investis d’une grande mission, persuadés qu’ils font mieux que l’adversaire, ils peuvent chercher à conserver le pouvoir en abusant d’une propagande unilatérale, en exploitant le charisme d’un chef, les mythes, les peurs et les craintes, le chauvinisme et le racisme, l’égoïsme de classe, les promesses de la démagogie. »


Ces mots d’hier résument l’enjeu de 2012, alors qu’en France, une même famille politique, fût-elle traversée de querelles fratricides, tient la présidence de la République depuis dix-sept ans, de Jacques Chirac à Nicolas Sarkozy.

 

Les oligarques contre la démocratie

Plus que jamais, il importe d’enrayer cette confiscation du pouvoir sous le vernis d’une démocratie dévitalisée et dénaturée. Avec le renfort de son exception bonapartiste, ce césarisme lové au cœur de ses institutions et résumé par l’article 16 de sa Constitution qui, tel une épée de Damoclès suspendue au-dessus du peuple, autorise un coup d’Etat légal de l’exécutif, la France de Nicolas Sarkozy est peut-être le laboratoire européen où s’invente cette inédite tyrannie douce. Aussi vaudrait-il mieux interrompre d’urgence l’expérience.

 

Ce n’est pas gagné, tant nos temps de crise jouent en sa faveur, à moins d’un sursaut populaire. De la guerre libyenne à la crise financière, l’année 2011 a mis en scène cette dépossession démocratique où les peuples deviennent spectateurs de leur propre histoire, condamnés à subir sans savoir ni pouvoir. Le secret et la peur sont les armes de ce coup d’Etat rampant qui met en pratique la « stratégie du choc » si précisément décrite par Naomi Klein, cette « montée d’un capitalisme du désastre » (Naomi Klein, La Stratégie du choc, Leméac/Actes Sud, 2008). Le peuple français n’a pratiquement rien su de la guerre en Libye, qu’il s’agisse de ses moyens, largement travestis, ou de ses buts, clairement transgressés. Quant à l’accélération de la crise, résultat de l’imprévoyance et des renoncements du pouvoir quand elle débuta, en 2008, l’opacité y règne en maître, à l’image de cette dette abyssale, lourdement aggravée depuis 2007, qui échappe à un audit public permettant d’entrevoir ses responsables et de désigner ses profiteurs.

 

Ayez peur, et je m’occupe du reste ! Tel est le viatique habituel des politiques de la peur : enfermer le peuple dans des frayeurs qui lui ôtent discernement et curiosité, afin de pouvoir agir sans contrôle en son nom. De ce point de vue, l’épisode libyen fut un cas d’école, tant ce zèle guerrier pour, prétendument, secourir un peuple de culture musulmane s’est accompagné, en France même, d’une diabolisation accentuée de l’islam par le pouvoir. Face au réveil démocratique des peuples arabes, le sarkozysme s’est engouffré dans la brèche libyenne pour, à la fois, effacer les traces de ses compromissions avec les dictatures renversées ou ébranlées et imposer une pédagogie de la violence qui restaure une image de puissance et une logique de domination, alors même que des révoltes pacifiques les mettaient à mal.

 

Quant à la purge européenne imposée fin 2011 à la Grèce et à l’Italie par un directoire franco-allemand soumis aux volontés des marchés, elle fut une spectaculaire leçon de servitude, avec une démocratie congédiée et des peuples ignorés. Si nous n’y prenons garde, la crise sera le marchepied de cette nouvelle tyrannie où des fondés de pouvoir de l’oligarchie régnante, technocrates et experts, gouvernent à l’abri du peuple, loin de ses regards et de ses scrutins. Comme le rappelait en 2005 le philosophe Jacques Rancière, dans La Haine de la démocratie (La Fabrique, 2005), l’idéal démocratique affrontera toujours des périls oligarchiques, tant il les défie par sa promesse scandaleuse. Sans privilège de naissance, de fortune ou de savoir, j’ai le droit de m’en mêler, de m’exprimer, de voter, de gouverner : tel est son énoncé principiel où la démocratie s’affirme comme le régime de « n’importe qui », un espace vide qu’il nous revient tous de remplir et d’animer.

 

A l’inverse, les oligarques s’en veulent propriétaires, habillant les intérêts sociaux minoritaires qui les animent de la compétence que leur donnerait l’expérience, l’éducation ou la naissance. Dix ans avant la mise en garde de Rancière sur cette nouvelle haine de la démocratie, celle de ceux pour qui « il n’y a qu’une seule bonne démocratie, celle qui réprime la catastrophe de la civilisation démocratique », l’un des porte-parole immuable de l’oligarchie française annonçait sans fard le programme. En janvier 1995, Alain Minc publiait L’Ivresse démocratique (Gallimard, 1995), essai dont les juges trop indépendants et les journalistes trop curieux étaient les cibles privilégiées. En vue d’un rendez-vous présidentiel qui, d’Edouard Balladur à Nicolas Sarkozy, devra encore patienter douze ans, il s’y adressait à un futur Président de la République pour l’inviter à un coup d’Etat à froid – résumé par cet euphémisme : « un nouveau 1958 silencieux » – afin de « dominer l’ivresse démocratique qui nous guette et qui, insidieusement, commence à s’emparer de nos esprits ».

 

« Aidez-nous à nous défendre de nous-mêmes », concluait benoîtement Alain Minc à destination de ses futurs César et Bonaparte réunis, dans une parfaite illustration de cette nouvelle servitude volontaire qu’appelle une monde universellement marchand, sans autre valeur que le profit et l’accumulation, doublement destructeur par l’exploitation sans freins de l’homme et de la nature. Depuis, sous nos yeux et sur notre continent, la « dictature des marchés » est devenue une réalité tangible, donnant brutalement raison à des dénonciations hier jugées caricaturales. La catastrophe, mélange de régression sociale et de dépossession démocratique, n’est donc plus seulement une hypothèse théorique, mais bien une possibilité concrète.

 

Une nécessaire révolution démocratique

A cette tyrannie douce dont il redoutait l’avènement, Pierre Mendès France opposait la force d’un imaginaire démocratique porté par la société elle-même, et non plus seulement par ceux qui, provisoirement, la représentent. « La démocratie, écrivait-il, c’est beaucoup plus que la pratique des élections et le gouvernement de la majorité : c’est un type de mœurs, de vertu, de scrupule, de sens civique, de respect de l’adversaire ; c’est un code moral. » Mediapart se situe résolument du côté de cette promesse, aussi précieuse que fragile. Moteur d’une révolution technologique dont nos usages sociaux détermineront le futur, l’univers numérique où notre journal a vu le jour permet d’entrevoir les immenses potentialités démocratiques qui, si nous le voulons, peuvent faire barrage aux immenses régressions actuellement à l’ouvrage.

 

La révolution numérique, écrit Dominique Cardon dans La Démocratie Internet (Seuil, coll. « La République des idées », 2010), « bouleverse notre conception et notre pratique de la démocratie car Internet aiguillonne toutes les expériences visant à dépasser la coupure entre représentants et représentés : délibération élargie, auto-organisation, mise en place de collectifs transnationaux, socialisation du savoir, essor de compétences critiques, etc. ». Ouvrant une scène sur laquelle la société se donne en représentation, le web permet d’entrevoir une démocratie étendue et approfondie, sortie de cet âge primitif où elle se réduit au vote et à l’élection. Dès lors, poursuit Cardon, « la société démocratique sort de l’orbite de la politique représentative », s’émancipant du paternalisme de l’espace public traditionnel qui « s’est toujours méfié du public et a inlassablement cherché à le “protéger” contre les autres et surtout contre lui-même ».

 

Laboratoire d’une nouvelle presse, indépendante et participative, Mediapart participe, sur le front de l’information, à cette quête d’une démocratie refondée et réinventée, rendue à tous ces « n’importe qui » dont l’expression tisse la volonté populaire. C’est une bataille de tous les jours, tant nous ne pouvons plus nous rassurer en laissant le temps au temps. Le présent nous requiert, dans le respect de ses fragilités et le souci de ses impatiences, l’écoute de ses souffrances et la recherche de ses espérances.

 

« Dis-moi comment tu traites le présent, et je te dirai de quelle philosophie tu es », lançait le dreyfusard Charles Péguy, cet inventeur d’un « journal vrai » qui serait un « cahier de renseignements ». Lequel Péguy nous avait aussi prévenu, entrevoyant les catastrophes à répétition d’une société de marché, ayant épousé cette utopie dévastatrice d’un monde réduit à ses marchandises, à ses échanges monétaires et à ses spéculations financières : « Pour la première fois dans l’histoire du monde, l’argent est seul en face de l’esprit. »


Juif allemand exilé en France, Walter Benjamin fut un grand lecteur de Péguy, dont il partageait l’instinctive méfiance envers un progrès sacralisé, imposant sa volonté à l’humanité et à la nature. Dans le testament qu’il nous a laissé au seuil de la catastrophe européenne du XXe siècle, ses thèses Sur le concept d’histoire écrites peu avant son suicide, le 26 septembre 1940, à Port-Bou, au passage de la frontière franco-espagnole, il nous invitait déjà à prendre particulièrement soin du présent (cf. Michael Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie, PUF, 2001). Tout simplement parce que de ce traitement dépend l’avènement des possibles, ces bifurcations improbables et ces discordances inattendues par lesquelles nous pourrons échapper aux fatalités économiques et politiques qui nous accablent en nous faisant croire qu’il n’y a pas d’autre alternative que de s’y soumettre.

 

Walter Benjamin rappelait qu’il s’agit d’une antique sagesse, celle du premier des monothéismes dont l’Ancien Testament interdit aux Juifs de prédire l’avenir. Dans la version croyante, c’est évidemment que l’homme ne saurait prendre la place de Dieu, seul maître de cet événement à venir, aussi imprévisible qu’impensable : la venue du Messie. Notre variante laïcisée, c’est qu’à ne pas s’attacher au présent à force de jouer les prédicateurs du futur, on ferme l’histoire au lieu de l’ouvrir, rendant plus difficile le surgissement des événements inattendus où se réinvente la liberté des peuples. Telle fut bien la leçon des révolutions pacifiques tunisienne et égyptienne de 2011 qui ont fait mentir toutes les histoires écrites par avance pour des peuples qu’elles congédiaient du même coup, les jugeant indignes d’en être les premiers acteurs.

 

L’histoire ne fait rien, et tout dépend de nous, de notre liberté et de notre volonté à l’assumer. De même que nous affrontons le risque de tyrannies inédites, nous vivons également au défi de ce possible : cet événement qui, de l’indignation à la révolte, donne soudain corps à une nouvelle espérance. En somme, des révolutions elles aussi inédites qui, loin d’écrire à marche forcée un récit imaginé par des avant-gardes autoproclamées, inventeraient avec précaution et patience un nouvel âge de la démocratie. Des révolutions comme les imaginait Walter Benjamin, dans ses notes de 1940 alors qu’il était minuit dans le siècle : « Marx, écrivait-il, dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire. Mais peut-être en va-t-il tout autrement. Peut-être que les révolutions sont le geste de l’espèce humaine voyageant dans ce train pour saisir le signal d’alarme. »


Oui, il est temps de tirer le signal de l’alarme. Et d’en finir avec ce système qui nous entraîne dans sa perdition.

 

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