Source : www.mediapart.fr
Sous l'égide de l'OCDE et du G20, des débats cruciaux ont cours actuellement pour mettre fin aux pratiques les plus agressives d'optimisation fiscale des multinationales. Un rapport de l'ONG Oxfam dénonce la prédominance des pays riches et des grandes entreprises dans les discussions.
Enfin, la communauté internationale s’est saisie de la question des « Intaxables », ces multinationales passées maîtres dans l’art d’éviter de payer des impôts, en jonglant entre les pays où elles déclarent leurs bénéfices. Mais dans les discussions sur les mesures visant à remédier à ces stratégies, les pays riches et les grandes entreprises ne seraient-ils pas juges et parties ? C’est la question posée par un récent rapport publié par l’ONG Oxfam, qui s’inquiète de la façon dont l’OCDE met sur pied son plan de lutte contre la fraude fiscale des entreprises, que Mediapart présentait ici.
Intitulé « Petits arrangements entre amis », le rapport d’Oxfam salue le travail actuel de l’OCDE, censé aboutir pour la fin 2015, « opportunité unique de réviser les règles fiscales internationales pour les entreprises afin d'assurer des retombées plus équitables pour tous les pays et toutes les entreprises ». Mais il souligne aussi qu’il existe toutefois « un risque considérable de voir les propositions de révisions des règles servir uniquement les intérêts des pays les plus riches et les plus puissants ».
Comment faire payer aux entreprises leur juste niveau d’impôt ? À l’heure où Google ne paye pas plus de 3 % d’impôts sur les bénéfices hors des États-Unis, les faits sont désormais bien connus. Les multinationales qui adoptent des stratégies de planification fiscale agressives exploitent les lacunes qui existent entre les règles fiscales de différents pays. Elles transfèrent leurs bénéfices vers des pays accueillants, qui acceptent de ne pas leur réclamer de taxes trop importantes, et se débrouillent pour faire baisser artificiellement leurs profits déclarés dans les autres pays.
Outre les montages fiscaux acrobatiques, toutes ces sociétés poussent au maximum la manipulation des « prix de transfert » entre filiales basées un peu partout dans le monde. En attribuant des prix fantaisistes aux produits et aux services échangés entre leurs diverses entités, elles rendent facilement déficitaires (ou au moins peu imposables) les succursales basées dans des pays à fort taux d’imposition, et engrangent les bénéfices réels dans des pays peu regardants en matière fiscale, c’est-à-dire des paradis fiscaux.
D'après l'OCDE, alors que des multinationales s’arrangent grâce à ces artifices pour payer 5 % d'impôt sur les sociétés, les petites entreprises s’acquittent, elles, d’une taxe aux alentours de 30 %. D’où le travail de l’organisation internationale, club de réflexion des pays riches, soutenu par le G20. Mais « en l'état actuel, ce processus n’engendrera sûrement pas des systèmes fiscaux plus progressifs dans le monde, dans lesquels les multinationales payeraient leur dû où la valeur économique est générée », craint l’ONG.
L’association, qui travaille en étroite relation avec les pays en développement, reproche aux négociations en cours de se limiter à d’aimables discussions entre gens de bonne compagnie, aux intérêts bien compris. D’abord, regrette-t-elle, le processus n’a pas laissé beaucoup de place aux pays pauvres, membres ni de l’OCDE, ni du G20. Seules quelques consultations ponctuelles ont été organisées. « La manière dont les conclusions de ces consultations seront prises en compte n'est pas clairement définie. Ce qui serait un minimum est que ces consultations régionales ne soient pas que des événements ponctuels », pointe Oxfam.
Pourtant, les pays en développement sont les premiers concernés. Le montant de l'impôt dû par les entreprises non perçu est estimé à 104 milliards de dollars par an, assure Oxfam. Selon les sains principes de la concurrence fiscale qui sévit aussi en Europe (lire l’article de Mediapart sur le sujet), les gouvernements concernés ont aussi accordé nombre d’exemptions fiscales aux grandes entreprises s’installant sur leur territoire, pour un coût total de 138 milliards par an.
Le rapport explique que, selon ses propres calculs, le Bangladesh perd chaque année plus de 300 millions de dollars de recettes fiscales. Et « au Pérou, un audit de l'administration fiscale sur seulement 27 cas de prix de transfert en 2013 a révélé des gains non déclarés de 350 millions de dollars, soit une évasion fiscale d'environ 105 millions de dollars ».
Première conséquence de cette absence des principaux concernés aux débats, les questions clés pour eux, qui concernent notamment « le secteur agro-industriel » et « les industries extractives », sont à peine abordées dans le travail de l’OCDE, qui se concentre beaucoup sur les grandes entreprises numériques, qui font la une sur ces questions depuis des mois. En Grande-Bretagne, Amazon s’est encore une fois illustré ces derniers jours, en ne payant que 10 millions de livres sterling (12 millions d’euros environ), pour un chiffre d’affaires de… 4,3 milliards de livres. Et au passage, l’entreprise a aussi empoché 2 millions de subventions publiques.
« Bonne nouvelle », salue KPMG
Autre fait marquant, ceux qui participent activement aux débats sont ceux qui défendent le plus le statu quo, qui sert leurs intérêts. Exemple avec le groupe de travail réfléchissant notamment à la mise en place d’un « reporting pays par pays », qui imposerait aux entreprises de déclarer pour chacune de leurs filiales, partout dans le monde, quelle est leur activité, combien elles font de bénéfices et combien elles payent d’impôts. Pensé comme une mesure de transparence permettant d’évaluer clairement les stratégies fiscales des entreprises, la mesure n’est bien sûr pas très populaire parmi les multinationales.
Or, sur les 135 contributions écrites présentées au groupe de travail sur cette question, « 130 proviennent de pays riches, avec une part considérable (43 %) provenant du Royaume-Uni et des États-Unis », note l’ONG. Et sans surprise, plus de 85 % sont issues du secteur des affaires, qui combat dans son immense majorité la proposition. Résultat, dans une récente présentation publique, l’OCDE a annoncé que plusieurs points importants concernant le reporting seraient abandonnés, notamment la publication des données permettant d’évaluer la cohérence des prix de transfert dans le domaine des services intra-groupes.
En d’autres termes, on ne pourra toujours pas savoir si les « frais marketing », facturés par une filiale basée dans un paradis fiscal à toutes les autres filiales d’une entreprise, servent à autre chose qu’à dégonfler artificiellement les impôts payés par ces dernières. Une annonce que la société de consulting KPMG, reine dans la création des stratégies d’optimisation fiscale, a salué comme étant une « bonne nouvelle ».
Au vu des acteurs engagés dans le processus, il n’est pas non plus surprenant que les idées les plus radicales ne soient même pas examinées. Par exemple, l’idée promue dans une étude publiée en décembre par le Tax justice network (TJN), un réseau d’ONG qui lutte activement contre les paradis fiscaux. Le TJN milite pour que les multinationales soient soumises à la « taxation unitaire » : au lieu d’utiliser les opaques prix de transfert, elles devraient considérer l’ensemble de leurs filiales comme une seule et même entreprise, évaluer leurs bénéfices totaux, où qu’ils soient localisés, puis les diviser proportionnellement en fonction des pays où l’activité de l’entreprise est réellement effectuée. Chaque État serait ensuite libre de taxer à la hauteur qu’il le souhaite la portion de bénéfices qui lui a été « attribuée ». Une solution qui ne sera même pas discutée par l’OCDE.
Le degré de consanguinité entre gens de bonne compagnie est, il est vrai, impressionnant. Ainsi, un groupe de sociétés numériques américaines a missionné le cabinet d'avocats d'affaires américain Baker & McKenzie pour les représenter dans les débats en cours. Et notamment une nouvelle employée, qui travaillait jusqu'en 2011 pour l'OCDE, où elle gérait les questions de politique fiscale concernant les géants du Net… En sens inverse, « l'OCDE a récemment annoncé que le nouveau responsable de son service “Prix de transfert” était jusqu'à il y a peu l'un des partenaires de KPMG à Londres », souligne Oxfam. Une proximité dérangeante. « Le personnel ne devrait, dans aucun des domaines de l’élaboration de politiques publiques, aller et venir d’une institution politique à une entreprise privée prenant part à des activités de lobby, si cette entreprise voit un intérêt à influencer le processus d’élaboration de la politique », regrette l’ONG.
Dans le même ordre d’idées, un groupe de travail examine en ce moment « les pratiques fiscales dommageables » tolérées par les États qui cherchent à attirer les entreprises par tous les moyens, au mépris de leurs voisins (pour se faire une idée des « arguments » déployés, lire notre reportage au Luxembourg). Un travail salutaire et très probablement instructif. Mais qui sera effectué à huis clos, pour ne pas indisposer les États membres de l’OCDE. Pour Oxfam, les travaux en cours sont une opportunité « trop rare et trop importante pour être gâchée ». Ses critiques ne devraient pourtant pas être entendues par les « amis » aux manettes des débats.
Source : www.mediapart.fr