Marianne - La Plume d'Aliocha - Blogueuse associée | Lundi 12 Décembre 2011 à 05:01
« Le langage des chiffres à ceci de commun avec celui des fleurs, on leur fait dire ce qu’on veut. Les chiffres parlent mais ne crient jamais. Permettez-moi de préférer le langage des hommes, je le comprends mieux ».
Vous ne me croyez pas ? Alors prenons un exemple tiré de l’actualité brûlante. Vous avez vu la vidéo du Sofitel diffusée par BFM TV sur DSK ? Vous avez lu les commentaires des uns et des autres ? Vous vous sentez plus avancé ? Bien sûr que non. Pourtant, l’affaire est simple, accessible à tout le monde. Il n’est pas question ici de dette souveraine, moins encore de spread, mais de fellation. Tout le monde sait ce qu’est une fellation, pas d’angoisse technique particulière sur le sujet. A toutes fins, je traduis tout de même le terme technique, nous parlons d’une pipe. En plus, nous avons désormais une vidéo, donc une information a priori objective. Comme si on y était. Sauf que chacun y va ensuite de son avis sur les éléments factuels, sur le viol, avec arme ou pas, sur la procédure judiciaire américaine, sur l’appréciation d’un comportement sexuel libertin ou pathologique. Là-dessus, les défenses des amis de DSK brouillent tout et les avocats achèvent de nous faire douter, mais il est vrai que c’est leur rôle.
Alors transposez cela maintenant à la finance. Et imaginez qu’au lieu de parler de ce que tout le monde comprend, on se penche sur des produits et des systèmes concoctés par des matheux, imbriqués les uns dans les autres, déments de complexité, vertigineux d’enjeux. Oubliez que le sujet vous dépasse mais que c’est normal puisque ce n’est pas votre métier et envisagez une seconde de déraison l’inimaginable : et si les experts ne comprenaient pas mieux que vous ? Et si leurs avis n’étaient au fond que de simples avis, forgés par leurs études, mais aussi leurs convictions, leur volonté de dire ce qu’ils savent en dissimulant ce qu’ils ignorent, leur intention de se faire remarquer, de s’inscrire sans le dire en contradiction avec un rival, de faire les malins, de livrer une phrase choc aux journalistes pour leur plaire et faire tous les plateaux télé. La vérité, l’effroyable vérité, c’est celle-là : les experts ne comprennent rien à la crise. Selon les cas, il cautionnent une idéologie qui les nourrit ou, à l’inverse, critiquent un système qui les a rejetés. Certains même s’accommodent de leur ignorance en pensant que d’autres savent.
J’exagère, songerez-vous. Hélas… ce billet est né d’un déjeuner tout à fait anodin auquel j’ai participé avant-hier. J’y rencontrais des comptables libéraux, rien que des comptables. Mais des chics quand même, la crème de la crème, ceux qui auditent les sociétés cotées et donc qui pataugent malgré eux dans les dédales incompréhensibles de la finance. Quand l’un d’entre eux m’a balancé comme ça, tout à trac : les normes comptables internationales, je n’y comprends rien ! Son confrère a blêmi. Et durant tout le déjeuner il a répété comme un mantra : je n’y comprends rien. Pour information, les normes comptables internationales, ce sont celles qui sont utilisées depuis 2005 par toutes les sociétés cotées européennes et donc notamment par notre ami le CAC 40. Et, accessoirement, ce sont elles qu’on a accusé d’avoir eu un effet procyclique lors de la crise de 2008, c’est-à-dire aggravateur de la crise. « En fait, a tenté de corriger son confrère qui se souvenait que j’étais journaliste et tentait de sauver l’honneur, les produits financiers sont devenus incompréhensibles, il est normal que les normes comptables elles-mêmes se complexifient ». Nous y sommes. Donc, la finance devenue dingue, contamine tout le reste. Et plutôt que de hurler, les comptables encaissent sans broncher l’idée que sur 26 000 professionnels, à peine 20 savent de quoi on parle quand on évoque leur nouvel outil de travail. Ils acceptent de ne pas comprendre. Ils trouvent cela désagréable mais inéluctable. Et ils comptent sur les copains. Tous. Sauf que les copains ne comprennent rien non plus, mais ils se taisent. En clair, cela signifie que les comptes des sociétés du CAC 40 ne sont peut-être pas forcément fiables. Il y a un moment où il faut appeler un chat un chat.
Voilà où nous en sommes arrivés. Plus personne ne comprend rien, mais tout le monde ou presque fait semblant que si, juste pour donner le change. Parce qu’on n’a pas le choix, il faut bien manger. Je demandais il y a quelques jours à un haut fonctionnaire de Bercy pourquoi il était à peu près le seul à tirer la sonnette d’alarme, à essayer d’endiguer cette folie. « Parce que les gens cautionnent le système qui les nourrit », m’a-t-il simplement répondu.
Hier matin, j’étais à une séance de sanction du gendarme boursier (AMF), avec une poignée de confrères spécialisés de La Tribune et des Echos. L’AMF devait juger une obscure violation des règles de marché par quelques grandes banques de la place en 2008, lors de l’augmentation de capital de Natixis. Une affaire qui avait quand même failli faire capoter l’opération et mettre le système financier déjà fragilisé par la faillite de Lehman Brothers dans une belle panade. Dans cette pièce où se tenait une cinquantaine de gens importants en costards sombres, j’ai vite compris qu’il n’y en avait tout au plus qu’une dizaine qui comprenaient. Et encore, ils comprenaient la technique, mais aucun n’avait la capacité intellectuelle, ni surtout l’envie, de mettre tout cela en perspective et moins encore d’en tirer une quelconque conclusion. A midi, j’ai appelé un ami, une figure de la place financière de Paris et je lui ai demandé ce qu’il pensait de tout cela. « Personne ne comprend rien, m’a-t-il avoué, mais on n’ose pas le dire ». Vertige…
Alors voyez-vous, j’ai une proposition toute simple pour se sortir de là : avouer qu’on ne comprend plus rien, reconnaître qu’on ne maîtrise plus rien. Ni les experts, ni les politiques, ni les juges, et encore moins les agences de notation. Quant aux journalistes spécialisés comme moi, ils en savent tout juste assez pour prendre la mesure de leur ignorance, qui est abyssale. Sauf que nous n’avons aucun système à cautionner. Il n’y a donc plus que nous qui puissions dire : stop ! A partir de là, et à partir de là seulement, on pourra commencer à essayer de s’en sortir. Non pas en faisant appel aux experts, ils sont largués. Tous ces docteurs Frankenstein refusent d’admettre que leur créature monstrueuse leur a échappé depuis longtemps. Mais en se tournant vers des gens comme Emmanuel Todd qui a été l’un des premiers à poser une bonne question : et si on ne remboursait pas, que se passerait-il ? Les agences de notations nous fouettent tous les matins, les spécialistes courbent l’échine et obéissent, emmenant avec eux les politiques qui ne sont pas dupes mais cèdent par nécessité. En réalité, nous n’avons pas besoin d’expertise financière ici, mais de simple raison. Car c’est précisément ce qui nous fait le plus défaut.
Sur ce sujet là, je nous classe D, autrement dit : situation de faillite.