Médiapart - 13 février 2012 |
Par Jade Lindgaard
Au nom de la chasse au gaspillage «d’énergie, d’argent, de compétences humaines», le rapport Energies 2050 rendu lundi matin au ministre de l’industrie, Eric Besson, prône le prolongement de la durée de vie des centrales nucléaires françaises. Ce n’est pas une surprise, Mediapart avait déjà largement révélé (voir ici notre article) le contenu de ce document, commandé pour préparer la programmation pluriannuelle des investissements énergétiques qui doit être votée l’année prochaine. «Fermer tout ou partie du parc nucléaire français avant 2030 reviendrait à détruire l’investissement que la France a consenti depuis plusieurs générations» (du moment que l’autorité de sûreté – ASN – autorise l’allongement de la durée de vie des réacteurs), a déclaré Eric Besson. Il souhaite donc que les tranches nucléaires restent en service au-delà de 40 ans, alors que la durée de vie théorique des réacteurs était estimée à 30 ans lors de la création du parc.
Nicolas Sarkozy, Eric Besson, et Nathalie Kosciusko-Morizet à la centrale nucléaire de Gravelines, en mai 2011 (©Reuters)
Le ministre de l’industrie veut également que se poursuive le programme de construction de l’EPR, malgré les mises en garde de la Cour des comptes qui évalue le prix du mégawatt-heure (Mwh) produit par l’EPR de Flamanville entre 70 et 90 euros. Ce niveau se situe très au-dessus de l’Accès réglementé au nucléaire historique (Arenh) fixé à 42 euros, et même du coût réel du MWh, que la Cour des comptes établit à 49,5 euros. Mais à ce sujet, Eric Besson considère qu’avec les réacteurs EPR en construction à Flamanville, en Finlande et en Chine, «il y aura un retour d’expérience et une baisse des prix de l’électricité produite par l’EPR qui va être importante». De combien ? Le ministre n’a pas voulu quantifier, et annonce une visite sur un chantier chinois de l’EPR dans les dix jours.
Tout en assurant ne pas être pro-nucléaires, les rapporteurs Jacques Percebois, économiste, et Claude Mandil, ancien de l’Agence internationale de l’énergie, plaident pour une intervention réduite à la portion congrue de l’Etat sur l’industrie de l’atome. Ils demandent l’interdiction de toute fermeture administrative d’une centrale nucléaire «qui n’aurait pas été décidée par l’exploitant à la suite des inspections de l’autorité de sûreté». En clair, seuls EDF, Areva et le CEA devraient, selon eux, avoir le pouvoir de fermer les installations sur injonction de l’ASN, et non le gouvernement. Cela interdirait de facto la mise en œuvre de l’engagement de François Hollande de ramener de 75 à 50 % la part du nucléaire dans la production électrique française. Et serait incompatible avec une décision politique de sortie du nucléaire. Par ailleurs, ils souhaitent «ne pas fixer aujourd’hui d’objectif de part du nucléaire à quelque horizon que ce soit», ce qui revient à priver l’autorité publique de tout pouvoir de décision sur l’évolution de l’offre énergétique nationale. Ils appellent aussi à poursuivre le développement de la quatrième génération de réacteurs nucléaires – aujourd’hui au stade de recherches expérimentales.
Ces conclusions étonnantes des deux rapporteurs entrent en flagrante contradiction avec les préconisations de la Cour des comptes qui, au contraire, enjoint aux responsables politiques de prendre des décisions rapides et explicites sur la filière nucléaire : «Ne pas décider revient à prendre une décision qui engage l’avenir. Il apparaît souhaitable que les choix d’investissements futurs ne soient pas effectués de façon implicite mais qu’une stratégie énergétique soit formulée et adoptée de manière explicite, publique et transparente», explique ainsi Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes. Comme il l’affirmait lors de la présentation de son rapport il y a quinze jours, «le scénario industriel implicitement retenu aujourd’hui, sans aucune assurance sur son acceptation par l’autorité de sûreté du nucléaire, est celui d’un prolongement au-delà de 40 ans de la durée de fonctionnement des réacteurs, les capacités de production de substitution rendues nécessaires par un scénario à 40 ans n’ayant pas été lancées ni même programmées».
« Je ne suis pas ingénieur »
Les recommandations du rapport Energies 2050 et la conclusion qu’en retient Eric Besson entérinent l’idée de la crédibilité du scénario d’allongement de la vie des centrales nucléaires. Mais leur analyse, comme celle de la Cour des comptes, se fonde sur des arguments purement économiques (coût unitaire de l’électricité produite, prix pour les consommateurs, effets sur l’emploi…). Pourtant, rien ne garantit que la sûreté des réacteurs français puisse être assurée si le parc est maintenu en fonction au-delà de sa durée initialement prévue.
Très peu de réacteurs nucléaires dans le monde ont en effet dépassé la quarantaine. En 2009, l’expert Yves Marignac avait calculé que la moyenne d’âge des 436 réacteurs en exploitation dans le monde atteignait 25 ans. Le réacteur ayant fonctionné le plus longtemps, Calder Hall (au Royaume-Uni), avait atteint 46,5 années d’exploitation lors de son arrêt définitif. La filière des réacteurs à eau pressurisée (REP), à laquelle appartient l’ensemble des 58 réacteurs exploités par EDF en France, est encore jeune. La moyenne en 2009 était de 25 ans pour les REP en exploitation, et 23 ans pour les REP fermés.
Or pour qui veut bien y prendre garde, les experts en sûreté nucléaire font état depuis dix ans des questions et des doutes que soulève à leurs yeux le vieillissement du parc. Depuis 2002, l’IRSN relève des «phénomènes d’endommagement inattendu» sur les réacteurs. En 2010, l’ASN révélait que le risque de rupture des cuves des réacteurs n’était «pas pris en compte dans les études de sûreté», alors que c’est «un élément essentiel», et que les conséquences de la rupture de cet équipement «seraient très graves» (voir ici la note de l’ASN sur ce sujet). Or, dans les réacteurs de 900 MW, la résistance de l’acier de ces cuves à la rupture brutale, en présence d’un défaut, «est amoindrie par le vieillissement», sous l’effet de l’irradiation, explique encore l’ASN. Surtout, s’appuyant sur les experts de l’IRSN, elle relève toute une série de questions auxquelles EDF ne sait pas répondre aujourd’hui : des calculs thermohydrauliques sont insuffisants, certains scénarios de tenue mécanique des cuves sont incomplets, certaines prévisions de la fragilisation sous l’effet de l’irradiation sont sous-estimées, il y a trop d’incertitudes concernant l’évolution du revêtement de la cuve.
Or la France compte 26 réacteurs de 900 MW (Blayais, Bugey, Chinon, Cruas, Gravelines, Saint-Laurent et Tricastin). Ce sont parmi les plus anciens du parc, connectés au réseau au tout début des années 1980. Dans son rapport sur les évaluations complémentaires de sûreté post-Fukushima, l’IRSN note d’autres fragilités des réacteurs de 900 MW, comme la tenue défectueuse au séisme de leurs chemins de câbles électriques, «susceptible de provoquer des pertes électriques multiples voire des départs de feu et que celui-ci peut être initiateur de situations dégradées sur les réacteurs». Or les cuves des réacteurs ne peuvent pas être réparées. Dans ces conditions, est-il prudent de tabler sur leur prolongement jusqu’à 40 ans et plus ?
Interrogé par Mediapart, Eric Besson répond : «Je ne suis pas ingénieur, mes compétences pour apprécier la durée de vie d’une chaudière sont limitées», et s’en remet aux décisions de l’ASN. Sauf que tabler sur un allongement de vie au-delà de 40 ans, et prendre les décisions correspondantes, c’est mettre l’ASN face à une forme de fait accompli. Dans ces conditions, le rôle du gendarme du nucléaire dans la politique énergétique française deviendrait central. Or rien n’assure aujourd’hui que l’autorité soit capable d’instaurer le rapport de force nécessaire pour imposer à EDF, à Areva ou au gouvernement la décision de fermeture d’un réacteur. Surtout que son président André-Claude Lacoste, figure historique de la sûreté nucléaire, s’apprête à prendre sa retraite. Le profil et l’expérience de son remplacement deviennent ainsi un substantiel enjeu politique.