A première vue, il n’y a aucun rapport entre les 467 ex-salariés d'une des filiales françaises de Nortel, l'équipementier télécoms canadien failli, licenciés en 2009 et le rachat pour un milliard de dollars d’Instagram par Facebook, celui de centaine de brevets d’AOL par Apple pour le même prix, ou encore l'acquisition par Google de Motorola pour 12,5 milliards de dollars. A première vue seulement, pourtant deux faces de la mondialisation s’y dévoilent : celle (dé)reglementaire qui spolie les salariés, et celle qui fait émerger des super multinationales.
Cela devient plus clair, si l’on se rappelle qu’il y a quelques semaines, un groupe de géants de l’internet avec à sa tête Apple (encore lui) se voyait enfin reconnaître le droit d’utiliser les 6 000 brevets issus de la liquidation de Nortel acquis l’année dernière pour 4,5 milliards de dollars.
Or, et c'est là le scandale, de ces 4,5 milliards de dollars, les ingénieurs français risquent bien de ne pas en voir la couleur, malgré le protocole d'accord « prévoyant une indemnité supra-légale de 10.000 euros, ainsi que la garantie de bénéficier du fruit des ventes des actifs de Nortel d'un montant estimé entre 50.000 et 90.000 euros », selon Jean-Didier Graton de la CFTC. Ce que conteste Maitre Dammann, du célèbre cabinet d’avocats Clifford and Chance : « l’argent sera versé, les liquidateurs américains appliqueront les texte européens ». L’avocat choisi par les salariés de Nortel au début de la procédure et qui avait en 2009 négocié cette indemnité, a été désavoué par une frange importante des salariés. Regroupés dans l’association Eden, ils se sentent les dindons d'une farce qui a permis de siphonner les actifs de la riche filiale française de Nortel. Une farce nommée CE 1346-2000, le réglement européen qui a réformé la procédure des faillites.
Nortel: une faillite française sous le droit britannique
Le combat de ces salariés français est d'autant plus crucial qu'il concerne la grande course aux brevets. Ces Sésame font tourner la toile en assurant les passerelles entre les différents réseaux (mobile, fixe) et les terminaux. Posséder les brevets c’est avoir une arme décisive dans la grande guerre qui s’annonce entre les géants des réseaux, comme Orange et les super stars du web, Apple, Google et autres Facebook, lesquels comptent bien transformer leurs utilisateurs en abonnés au détriment des acteurs historiques. Eden dénonce le fait que le gros du pactole devrait rester dans les poches des actionnaires américains alors que la filiale française disposait cependant en propre d’un important portefeuille de brevets (hérités du groupe Matra et fortement financées par l’Etat). Et la loi française sur les faillites prévoyait, elle, de payer d’abord les salariés avant les actionnaires.
Oui mais voilà, au-dessus du droit français, il y a, parfois le droit européen et les liquidateurs américains ont voulu en profiter. Les salariés de Nortel se voient opposer un nouveau règlement européen sur les faillites des groupes internationaux adopté à la va vite en 2000 en Conseil des ministres, la CE1346-2000 de son petit nom. Résultat : une simple circulaire européenne, devenue notre droit, unifie les procédures sous la législation d’un seul pays de l’Union, dans le cas de Nortel la Grande Bretagne.
A défaut d'examen du texte à l'Assemblée, l'administration en a-t-elle anticipé la portée? Rien n'est moins sûr. «Cela s’est fait dans la précipitation. La législation ne s’est pas adaptée à cette modification. Rien n'a été prévu. Or, si c’est le droit anglo-saxon qui s’applique, les coûts de procédures sont par exemple autrement plus chers qu’en France. L’aide consulaire que les ambassades pourrait fournir n'a pas été prévue. Il faut dire que personne n’a vu venir le risque. La veille institutionelle sur les textes de Bruxelles n'a pas été faite, ni par Bercy, ni par les syndicats », s’énerve un des avocats des salariés sous le pavillon Eden, qui a ouvert une procédure devant les tribunaux prud'hommaux. Ces salariés visent la séquestre de 30 millions d’euros à la Caisse des dépôts, dernier résidu de Nortel France. Tout le reste étant désormais transformé en cash dans une banque américaine sur laquelle la justice française n'a que peu de prise.
Maître Dammann fait entendre un autre son de cloche : Nortel France, et donc les salariés, mettront donc la main sur au moins 9 % des 4,5 milliards de dollars issus de la vente des brevets. Telle était en effet la quote-part retenue pour la filiale hexagonale au titre de l’accord de partage des pertes et des profits lorsque l’ensemble des brevets de la firme multinationale avaient été placés en commun dans un pool canadien, optimisation fiscale oblige. Telle fut donc la quote-part de Nortel France aux pertes du groupe entre 2004 et 2009, soit 300 millions d’euros. Pour la petite histoire, 70 millions de cette somme rondelette proviennent du crédit impôt recherche.
Rien n’est moins sûr, car, en initiant la faillite de Nortel Europe en Grande-Bretagne, le liquidateur Ernst and Young a réussi son coup : court-circuiter la justice française, plus protectrice que son homologue britannique, en s’ouvrant l’accès aux actifs français, les brevets, sans que les salariés puissent faire valoir leurs droits prioritaires. D’autant que d’autres lorgnent sur les milliards de Nortel. C’est notamment le cas du fond de pension britannique qui possède une créance autrement plus conséquente. En Grande-Bretagne, Nortel y a laissé une ardoise de 2,5 milliards d’euros. L’argent étant aux Etats-Unis, la question se résume donc à qui peut se présenter le premier à ce guichet : les Anglais ou les Français ? Que les Anglais qui ont été reconnus comme juridiction pour toute l’Union passent en premier, comme cela se précise, et il n’y aura pas un fifrelin pour les Français.
Nortel ou la preuve de l'absence de politique industrielle
Mais le dossier Nortel dépasse le cas des anciens salariés de l'entreprise. Avec elle, toute une partie de la recherche française en télécommunication a purement et simplement disparu et les centaines d’emplois d’ingénieurs et techniciens qui vont avec (une majorité des 3000 postes en 2001); ce sont également des centaines de brevets issus de la recherche sponsorisée par l’Etat qui ont été récupérées par les majors nord-américaines.
La fameuse circulaire CE1346-2000 a certes contribué à cette hémorragie, mais la cécité des pouvoirs publics français comme européens qui n’ont su ou voulu appréhender les enjeux pour le tissu économique du continent d’une telle législation, ne s’arête pas là.
La bataille entre les opérateurs historiques de téléphonie du continent (Deutsche Telekom, France Télécom, Vodafone, Telefonica et Telecom Italia), et les géants de l’internet américain s’annonce sanglante. Mais qu’importe. A la demande d’Apple et de Google, pour une fois unis, la Commission européenne a ouvert une information sur une éventuelle entente des opérateurs européens concernant la normalisation des futurs services mobiles. Elle n’a en revanche jamais bronché sur les refus multiples d’Apple de placer des applications Orange sur sa plateforme Applestore sur lequel la marque à la pomme à le monopole.
L'enjeu est immense: ensemble, ces cinq opérateurs européens emploient des centaines de milliers de personnes sur le continent. Que ces entreprises perdent leurs abonnés au proft des reseaux sociaux et autres interfaces en contact direct avec les consommateurs et Apple, Google, Facebook dicteront leur loi et leur prix. Laissant ainsi la valeur ajouté à d'autres, les opérateurs risquent de se transformer en simples fournisseurs de tuyaux avec au bout une casse sociale de grande ampleur.
Le combat des ex-salariés de Nortel est, malheureusement une nouvelle démonstraion de l'absence de politique industrielle tant nationale qu'européenne. Les candidats en parlent, mais loin de leurs tréteaux, l'insouscience industrielle des élites au cours de ces dernières années continue de faire des ravages...