Source : mediapart.fr
Il y avait chez Nelson Mandela une puissance, une finesse, une beauté politiques, morales, voire métaphysiques. Rendre hommage à cet homme parmi les hommes relève donc de l'ardente et légitime nécessité.
Prisonnier d'août 1962 à février 1990 d'une République d'Afrique du Sud qu'il devait présider de 1994 à 1999, Nelson Mandela est mort jeudi 5 décembre 2013. Impossible, en ce jour, de se dire : mieux vaut en rire qu’en pleurer. Telle fut pourtant la force de l'humoriste sud-africain Pieter-Dirk Uys, qui crève l’écran dans la vidéo ci-dessus. Écœuré par la répression des émeutes de Soweto en 1976, il surgit alors sur scène, pour railler le pouvoir afrikaner raciste du parti national, avec une redoutable force comique. Plus tard, il ne ménagera pas le côté obtus du président Thabo Mbeki (le successeur de Mandela), bêtement buté sur la question du sida.
Pieter-Dirk Uys vise tous les tabous de la société sud-africaine. Mais il épargnait Mandela, comme on protège un être cher et fragile. Certes, au Théâtre du marché de Johannesburg, on a pu l’entendre moquer gentiment le vieil homme, imitant son accent nasillard en roulant les “r” : « We are all children of God ! » Cependant, “Madiba” ne pouvait que susciter l’affection plutôt que le sarcasme, même si le culte dont il était l’objet frôlait parfois le ridicule.
Pieter-Dirk Uys, en se travestissant, avait créé le personnage d’Evita Bezuidenhout, une activiste afrikaner progressiste et foldingue, qui lui permit de lâcher toutes les vérités possibles, imaginables et nécessaires. Or la disparition de Mandela signe l’acte de décès d’une certaine « cause commune » entre Juifs et Noirs, lorsque régnait l’apartheid (lire ici la critique du livre de Nicole Lapierre consacré à ce sujet).

Le satiriste Pieter-Dirk Uys (né en 1945), le communiste Joe Slovo (1926-1995), la libérale (au meilleur sens du terme) Helen Suzman (1917-2009) : la liste est longue de ces Juifs engagés aux côtés des Noirs, des métis, des Indiens, afin que la radicalisation de la lutte ne fût pas synonyme de “racialisation”. Du côté de l’ANC, l’oreille la plus attentive à cette question était bien Nelson Mandela. Sa fin sonne symboliquement le glas d’une certaine idée de l’arc-en-ciel sud-africain, alors que les élections législatives de l’an prochain s’annoncent tendues.
À l’heure où la globalisation planétaire brouille les combats désormais difficiles à identifier, en ces temps de capitalisme effréné aux allures d’hydre de Lerne, le monde pleure, en Nelson Mandela, la perfection d’un engagement clair et net : intransigeance illimitée sans violence extrême. L'idéal du Tchèque Vaclav Havel ou de la Birmane Aung San Suu Kyi. Un Jaurès ou un Gandhi qu’on n’aurait pas tué. Mandela réussit à se dégager d’un double piège : d’une part celui des racistes blancs qui lui enjoignaient de se soumettre au nom de sa tolérance, d’autre part celui des boutefeux surchauffés, toujours prêts à mourir jusqu’au dernier pacifiste !
Vaincre un objet de haine (le “développement séparé”) et la haine elle-même. Pardonner au bourreau une fois qu’il n’est plus en mesure de passer à l’acte. Retrouver la fraternité agissante prônée par diverses religions comme par la Révolution française. Voilà l’Ubuntu (humanité, bienveillance, mansuétude, solidarité, altruisme discuteur et discutant…) ; cette forme de philanthropie érigée en politique, sans doute le principal legs de Nelson Mandela, prix Nobel de la paix (partagé, en 1993, avec l’ultime représentant du régime de l’apartheid, Frederik de Klerk).
Échapper à un destin tout tracé dans la province du Transkei, où il naquit en 1918. Échapper au rôle de simple caution en accédant aux études supérieures. Échapper à la marginalisation broyeuse après une exclusion de l’université, en 1940, pour fait de grève, avec son condisciple Oliver Tambo (1917-1993) – associés, ils seront les premiers avocats noirs de Johannesburg en 1951. Échapper au bain de sang tout en poussant le Congrès national africain (ANC, rejoint en 1944) à se lancer dans une campagne de désobéissance civile, puis de sabotage, puis de lutte armée pour abattre le régime d’apartheid mis en place, à partir de 1948, par le parti national au pouvoir. Échapper à la paranoïa du dirigeant clandestin pourchassé, avant la capture et le procès de Rivonia (1963-1964). Échapper à la mort que lui souhaitait âprement le ministre de la justice John Vorster. Échapper aux dislocations provoquées par vingt-sept années de captivité.
Sortir pour construire, sourire, absoudre, aimer et tenter d’harmoniser. Chacun pourra toujours chipoter : lui diagnostiquer une complicité fâcheuse avec Kadhafi ou d’autres dictateurs africains ; une faiblesse à l’égard d’obligés qui parlèrent ou agirent en son nom. Nelson Mandela n’était pas un saint. C’était une référence, un phare, un héros. Nous serons des millions à faire pour lui ce que nous ne ferions pour aucune autre sommité : signer un registre, déposer une fleur, envoyer un message, témoigner du respect…
L’enterrement de Margaret Thatcher, en avril dernier à Londres, recélait quelque chose d’odieux : ce fut comme l’ultime manifestation d’une prétendue suprématie de la race blanche. Les obsèques de Nelson Mandela auront sans doute la grandeur, le charme, la puissance et la finesse de ce personnage hors du commun, dont la disparition nous affecte et nous ampute, tous autant que nous sommes.
Ce magnétisme de Nelson Mandela, la vidéo ci-dessous vous en propose une remembrance. Un homme parmi les hommes s’est attardé sur terre, dédaignant l’ingratitude, s’égayant des évolutions, revendiquant l’amélioration et dansant une dernière fois en guise de transmission…