Une cinquantaine de négociateurs américains ont passé la semaine à Bruxelles pour discuter du futur partenariat commercial entre l'UE et les États-Unis. Faisant fi des appels à une suspension des négociations.
De notre envoyé spécial à Bruxelles
Malgré l'ampleur du scandale provoqué par l'espionnage de la NSA, qui met à mal la relation entre l'Europe et les États-Unis, les négociations pour un accord commercial transatlantique avancent bien, à Bruxelles. Elles se déroulent même dans une « bonne atmosphère », si l'on en croit les deux chefs des délégations, qui ont multiplié les échanges d'amabilités, vendredi, devant des journalistes.
Une cinquantaine de négociateurs américains avaient fait le déplacement cette semaine dans la capitale belge, pour mener des « discussions exploratoires », dans des secteurs très variés, de l'industrie pharmaceutique à l'automobile, des matières premières aux services financiers. Un premier cycle de discussions avait eu lieu en juillet, à Washington, mais les réunions d'automne ont été retardées, en raison du « shutdown » de l'administration américaine.
Au dernier conseil européen, fin octobre, le président du parlement de Strasbourg, le socialiste Martin Schulz, avait plaidé pour la suspension de ces négociations (« TTIP » dans le jargon), en réaction aux révélations d'Edward Snowden, l'ancien employé de l'Autorité de sécurité américaine (NSA). Mais il n'avait été suivi ni par la conservatrice Angela Merkel, ni par le socialiste François Hollande. « Nous n'en sommes pas là », avait alors expliqué le président français.
« Il est tout simplement impensable de discuter avec des gens qui espionnent nos concitoyens, nos entreprises et nos dirigeants politiques », estiment pour leur part José Bové et Yannick Jadot, deux eurodéputés du groupe des Verts. Les élus de la Gauche unitaire européenne (GUE, qui intègre le Front de gauche) sont sur la même position, tout comme certains socialistes français à Bruxelles.
Du côté de la commission, on explique que les deux dossiers – le scandale des écoutes d'un côté, le partenariat commercial de l'autre – ne sont pas liés. « Je suis totalement contre ces pratiques (d'espionnage, ndlr) », a expliqué Karel De Gucht, le commissaire européen au commerce. « Mais ce n'est pas pour cela qu'il aurait fallu interrompre les négociations. Il s'agit ici d'intérêts économiques, d'emplois. »
C'est que l'exécutif européen joue gros, dans cette affaire : José Manuel Barroso en a fait l'un de ses principaux chevaux de bataille, pour relancer l'économie des 28. En début d'année, la commission avançait même un chiffre (mais qui, depuis, a disparu des radars) censé mettre tout le monde d'accord : l'accord allait faire gagner un demi-point de PIB par an à l'UE, et créer des « centaines de milliers d'emplois ».
Vu les contours encore très flous des discussions, toute prévision économique semble relever de la pure spéculation. S'ils figurent dans le mandat de départ, rien ne dit par exemple que les services financiers seront intégrés aux conclusions, tant les désaccords semblent intenses. Les choix politiques, pour conserver tel ou tel secteur dans la discussion, ne seront pas effectués avant le début d'année prochaine. Un rapport publié le mois dernier par le réseau Seattle to Brussels estime, lui, que les gains de croissance, au total, ne dépasseraient pas… 0,1 % pour l'Europe.
Afin de tenter de rétablir la confiance, De Gucht répète que la protection des données personnelles ne figure pas dans le mandat de négociation, tel qu'il a été adopté en juin par les chefs d'État et de gouvernement. Mais la situation est étrange car au même moment, les Européens sont en train de débattre, à Bruxelles, d'un texte que le Parlement vient d'adopter sur la protection des données, et qui pourrait gêner les intérêts de certains groupes américains. Si l'on en croit le Financial Times, Berlin a même fait évoluer sa position, et plaide désormais pour intégrer l'enjeu de la protection des données à l'accord de libre-échange en cours de discussion. Quitte à aller au clash avec Bruxelles, qui ne veut pas rouvrir les débats sur la définition du mandat.
Manque de transparence
Du côté de la société civile, les critiques continuent de pleuvoir sur le manque de transparence de ces négociations aux retombées potentiellement énormes. Cette opacité sert avant tout les intérêts des grands groupes privés, de part et d'autre de l'Atlantique, redoutent certaines ONG. « Après cette semaine de discussions, nous sommes plus inquiets que jamais sur le fait que de grandes entreprises profitent de cet accord pour se débarrasser de lois qui ont été mises en place pour la protection des citoyens et de l'environnement », assure Magda Stoczkiewicz, à la tête de l'antenne Europe des Amis de la Terre.
C'est l'une des particularités de cette négociation commerciale, qui ne devrait pas s'achever, au plus tôt, avant 2015 : il n'est pas tant question de faire baisser les barrières commerciales, déjà réduites à peau de chagrin dans bien des cas (en raison des accords au sein de l'OMC), que d'harmoniser les normes en vigueur, secteur par secteur, pour faciliter les échanges. C'était déjà l'esprit d'un autre accord, négocié entre l'UE et le Canada, qui vient finalement d'aboutir mi-octobre après quatre ans de négociations – dans une discrétion quasi générale.
Afin de mieux faire comprendre son état d'esprit, la commission donne toujours le même exemple consensuel. « Prenons l'industrie automobile : les normes de sécurité pour les voitures sont différentes aux États-Unis et en Europe. Mais pourtant, le niveau de sécurité pour l'usager est identique de part et d'autre. Il y a donc sans doute intérêt à ce que l'on s'entende sur une norme commune », explique ainsi Ignacio Garcia Bercero, négociateur en chef pour les Européens, qui espère ainsi doper les échanges dans le secteur automobile.
Mais les ONG inquiètes redoutent d'autres procédures. Un mécanisme d'« arbitrage des différends », entre État et investisseur privé, constitue l'un des dossiers les plus explosifs de la négociation, amené sur la table par les Américains. De quoi s'agit-il ? Des entreprises pourraient porter plainte, auprès d'un tribunal ad hoc, contre un État qui aurait fait évoluer sa législation, de telle sorte que certains avantages des industriels soient remis en question. Exemple théorique : un géant de l'énergie pourrait contester en justice un moratoire sur l'extraction de gaz de schiste décidé par un État européen (lire notre article en juin dernier).
Les deux négociateurs en chef, vendredi, ont confirmé avoir discuté du sujet cette semaine. « Les Européens ont posé beaucoup de questions, pour mieux comprendre l'approche des Américains sur ce point », a expliqué Ignacio Garcia Bercero. « Nous voulons être certains que ce type de mécanisme ne pourra pas modifier le contenu des politiques publiques », a-t-il poursuivi, tentant d'apaiser l'ambiance. « Il n'est pas question de remettre en cause le travail des régulateurs », a promis ce négociateur européen.
Le dossier n'est bien sûr pas le seul point épineux à l'horizon. L'attribution des marchés publics (pour les Européens aux États-Unis), les indications géographiques de produits agricoles en Europe, ou les OGM comptent parmi les pommes de discorde qui risquent de faire s'éterniser les discussions. Le marathon se poursuivra la semaine prochaine par vidéoconférences, sur des sujets comme la propriété intellectuelle ou les normes de santé au sein des entreprises. Une réunion sur les services financiers est prévue le 27 novembre, tandis qu'un troisième « round » de négociations débutera le 16 décembre, de nouveau à Washington.
D'ici là, les négociateurs espèrent qu'une autre incertitude sera levée : l'avenir politique du commissaire au commerce, Karel De Gucht. Le Belge, qui pousse ce dossier depuis des années à Bruxelles, connaît des ennuis fiscaux, accusé par le fisc belge d'avoir fraudé, en omettant de déclarer une plus-value sur actions qui lui aurait rapporté, avec son épouse, 1,2 million d'euros. Le procès s'ouvre fin novembre. Une éventuelle démission de De Gucht, dans les semaines à venir, ne bloquerait pas les négociations, mais pourrait retarder un peu plus le processus.
Source : mediapart.fr