Médiapart
De notre envoyé spécial à Bruxelles
À près d'un an des élections européennes, le parlement de Strasbourg a tranché : il n'y aura pas de commission spéciale en réaction au « Dalligate », ce scandale provoqué par le limogeage express de l'ex-commissaire à la santé John Dalli, l'an dernier, qui continue d'alimenter tous les fantasmes sur l'influence des lobbies du tabac à Bruxelles.
Lors d'une réunion jeudi des présidents des groupes de l'hémicycle, les deux principaux partis, le PPE (droite, majoritaire) et les socialistes du S&D, ont bloqué le projet, tout comme les centristes emmenés par le Belge Guy Verhofstadt.
« C'est tout simplement incompréhensible. Les présidents de groupe qui ont voté contre cette proposition souhaitent-ils que l'omerta continue ? » s'indigne l'eurodéputé José Bové, dont le groupe des Verts est à l'origine de la proposition. Seule la gauche unitaire européenne (GUE, à laquelle est rattaché le parti de gauche) a soutenu la proposition.
Le Maltais John Dalli avait été remercié le 16 octobre par José Manuel Barroso, le chef de la commission, sur la base d'un rapport de l'Office européen anti-fraude (l'Olaf), qui n'a depuis jamais été rendu public.
« Les Verts proposaient de réfléchir à renforcer les garanties de transparence au sein des institutions européennes. Or, ces garanties ont fait défaut pendant l'épisode John Dalli. C'est pour cela que nous y étions favorables sur le principe », avance l'Allemande Gabi Zimmer, qui dirige la GUE, le groupe le plus à gauche du parlement. « Mais je ne suis pas vraiment surprise par le résultat de la réunion », ajoute-t-elle.
Il est reproché à Dalli d'avoir accepté deux rendez-vous avec des lobbyistes de l'industrie du tabac, en début d'année 2012, sans les avoir rendus publics, contrairement à ce que stipule le règlement de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en la matière (lire l'article 5.3, qui s'applique aussi aux personnels de l'Union européenne).
Lors du second rendez-vous, il se serait vu proposer une enveloppe de pas moins de 50 millions d'euros, pour le convaincre d'en finir avec l'interdiction de vendre du « snus » – du tabac à mâcher – à l'échelle de l'Union. Une vieille revendication des fabricants de tabac, qui y voient une source de revenus supplémentaire.
L'intéressé a toujours rejeté les accusations, estimant s'être fait « piéger » par l'industrie du tabac. À l'époque, il mettait la dernière main à un projet de directive jugé particulièrement agressif pour freiner la consommation de tabac dans l'Union. De là à interpréter le limogeage de Dalli comme un coup à plusieurs bandes visant à retarder, voire bloquer, l'avancée des travaux législatifs alors que la commission sera renouvelée en octobre 2014…
Victime d'un complot ou politicien ultra-cynique, John Dalli est en tout cas devenu le héros malgré lui d'un thriller qui secoue la bulle bruxelloise depuis six mois. Aucune véritable preuve n'a confirmé les dires des uns ou des autres depuis le début de la crise. Mais les soupçons, eux, sont légion.
« Je suis contre la mise sur pied de cette commission », explique à Mediapart l'Autrichien Hannes Swoboda, le patron des socialistes au parlement. « Il est possible qu'il y ait eu quelques petits problèmes lors du limogeage de John Dalli, mais il faut attendre que les procédures légales déjà engagées arrivent à leur terme pour le savoir. Une fois qu'elles auront abouti, nous verrons ce qu'il convient de faire côté parlement. À titre personnel, il me semble que John Dalli a fait, de toute façon, des choses qui ne sont pas correctes. »
Une enquête est effectivement en cours à Malte, qui vise Silvio Zammit. Ce proche de Dalli a proposé ses services à Swedish Match, fabricant suédois de snus, pour servir d'intermédiaire avec celui qui était alors commissaire européen, moyennant quelques millions d'euros. Quant à John Dalli, il a déposé plainte pour diffamation auprès de la justice belge. Il a également décidé de porter l'affaire devant la cour européenne de justice.
Pour Inge Grässle, une eurodéputée allemande du PPE, très offensive sur le sujet, l'approche des Verts n'est pas la bonne. À ses yeux, la priorité est d'avoir accès au rapport de l'Olaf au plus vite. « Les mêmes personnes qui essaient d'empêcher aujourd'hui la commission du contrôle budgétaire, au parlement, d'examiner les allégations des uns et des autres, essaieraient, de la même façon, de bloquer les enquêtes de cette nouvelle commission », juge-t-elle.
L'argument est identique chez les centristes, où l'on juge « superflu » de se lancer dans une telle entreprise : « La commission du contrôle budgétaire est tout à fait bien placée pour mener une enquête s'il y a lieu. »
Pour José Bové, ce ne sont là que des « arguments de façade » : « D'un côté, la commission européenne refuse de publier le rapport de l'Olaf. De l'autre, la plupart des groupes au parlement refusent de lancer une commission. Tout cela revient au même : on veut enterrer le dossier. Mais c'est la pire des stratégies, et cela risque de faire encore grossir les populismes… »
Dans les couloirs bruxellois, des observateurs proches du dossier livrent une analyse plus explicite. À leurs yeux, le PPE ferait tout pour défendre son champion José Manuel Barroso, tandis que les socialistes soutiendraient coûte que coûte Giovanni Kessler, le très contesté président de l'Olaf, ex-député italien, et membre du parti démocrate (centre-gauche). Les deux grands partis auraient donc le même intérêt : faire oublier le scandale, et passer à autre chose.
Interrogé sur ce point, Hannes Swoboda réfute en bloc : « Je ne connais pas Giovanni Kessler, je ne l'ai rencontré qu'une ou deux fois, et je connais encore moins ses orientations politiques. » En attendant, le rejet de cette « commission spéciale » risque d'en surprendre plus d'un, alors que l'affaire, depuis six mois, n'a cessé de s'obscurcir, et les défenses des uns et des autres de se fragiliser et de se contredire.
En janvier, c'était la défense de José Manuel Barroso qui en prenait un coup (lire notre article). Ses services étaient mis en cause. On apprenait qu'au moins sept réunions, entre des membres de son cabinet ou du secrétariat général de la commission, et des lobbyistes de l'industrie du tabac, n'ont jamais été rendues publiques. C'est exactement l'argument qui avait été avancé par Barroso pour justifier la démission de son commissaire en octobre.
Le 21 mars, nouveau rebondissement, qui met à mal, cette fois, la défense de l'Olaf. José Bové dévoile en conférence de presse le contenu d'une longue conversation qu'il a eue, la veille dans son bureau bruxellois, avec deux officiels de Swedish Match, le fabricant suédois de tabac à mâcher.
Dans cet enregistrement (dont nous publions l'intégralité de la retranscription en anglais sous l'onglet Prolonger), Johann Gabrielsonn, qui a accepté d'être enregistré, reconnaît que la deuxième rencontre entre John Dalli et des lobbyistes (celle pendant laquelle Dalli se serait vu proposer de l'argent) n'a en fait… jamais eu lieu.
Gabrielsonn, un ancien de la commission européenne reconverti, comme tant d'autres, dans le lobbying pour le privé, dit-il vrai ? Ou cherche-t-il à se défausser in extremis, pour charger les seuls intermédiaires à Malte, dont Silvio Zammit ? « Est-ce que quelqu'un va nous croire ? » s'interroge-t-il devant l'eurodéputé… L'épisode, en tout cas, tend à renforcer la véracité des propos de Dalli, qui eux, n'ont jamais varié depuis le jour de son limogeage : l'ex-commissaire a toujours reconnu l'existence de la première rencontre, jamais la seconde.
L'affaire n'en reste pas là. Dans ce même enregistrement, Gabrielsonn assure que l'Olaf lui aurait demandé de maintenir la fausse version des faits en amont de son intervention le 9 janvier lors d'une audition devant des élus du parlement européen… Une accusation gravissime à l'encontre de Giovanni Kessler, président de l'office anti-fraude, qui s'est chargé personnellement de l'enquête, et avait affirmé, en octobre, détenir des « preuves circonstancielles » de l'implication de Dalli. Dans la foulée, l'eurodéputée Inge Grässle a appelé, au nom du PPE, à la démission de Giovanni Kessler. Ce dernier, depuis, dément en bloc.
Plus elle se déroule, plus l'affaire du Dalligate se complexifie. Faute de commission d'enquête sur le sujet, la publication tant attendue du rapport de l'Olaf – celui sur lequel José Manuel Barroso s'est appuyé pour justifier la démission de John Dalli – pourrait débloquer la situation. L'hypothèse d'un rapport qui ne soit qu'une coquille vide, est toujours d'actualité. Pour Barroso, l'effet politique serait alors dévastateur.
Après la protestation des services juridiques du parlement, en janvier, la commission a dû se résoudre à transmettre le rapport au président du parlement, le socialiste Martin Schulz, ainsi qu'aux chefs des groupes politiques. Tous se sont engagés à ne rien divulguer. Jusqu'à présent, rien n'a filtré. L'explication, depuis six mois, est toujours la même : pas question d'en révéler la teneur, alors qu'une enquête, à Malte, est en cours.
En attendant, les fantasmes marchent à plein. Quant à la directive tabac sur laquelle travaillait John Dalli au moment de son départ, elle poursuit sa route. Le texte a été présenté fin décembre par le nouveau commissaire maltais à la santé, Tonio Borg, avec quelques mois de retard par rapport au calendrier initial.
L'interdiction du « snus » a été maintenue (à l'exception de la Suède, qui a toujours bénéficié d'une dérogation depuis son entrée dans l'Union en 1995). La (relative) médiatisation de l'affaire Dalli rend peu probable un changement de dernière minute sur ce point devenu symboliquement lourd, à Bruxelles.
Le texte est désormais à l'étude au parlement, mais il n'est pas certain qu'il soit adopté d'ici à la fin du mandat de l'actuel parlement, à l'été 2014. Auquel cas les lobbies du tabac auront, au moins, réussi à gagner quelques mois de répit, pour retarder l'entrée en vigueur de la directive.