À l'Assemblée, au nom de la transparence, les lobbyistes sont désormais invités à s'inscrire sur un registre et à dévoiler la liste de leurs clients. Un copié-collé du dispositif testé depuis deux ans à Bruxelles, avec un succès limité.
À l’Assemblée, c’est devenu le credo officiel : les députés auraient besoin des lobbyistes et de leurs « informations privilégiées » pour se bâtir une expertise. À partir du mois d'octobre, les « représentants d’intérêts » vont ainsi franchir un pas supplémentaire vers la reconnaissance de leur métier, avec la mise en place d’un nouveau registre accessible au public. Bientôt, les lobbyistes recevront même des « alertes mails » dès qu'une actualité se présentera dans leur secteur d’activité.
Expérimenté depuis 2009 dans une version beaucoup moins poussée, ce système déclaratif, directement inspiré du parlement européen, s'efforce d'injecter davantage de transparence. Mais comme à Strasbourg et Bruxelles, il repose sur la seule bonne foi des « représentants d’intérêts ».
Pour s’enregistrer, une entreprise (Areva, EDF, etc) devra désormais indiquer non seulement le nom de son lobbyiste « maison », mais aussi les dépenses qu’elle engage chaque année pour « travailler » les députés. Idem pour les cabinets de conseil et d'avocats spécialisés qui devront lister leurs différents clients et révéler les honoraires que ces derniers leur versent. Simplement, l’Assemblée ne s’est octroyée aucun moyen de contrôler toutes ces données. Surtout, l’inscription se fera sur la base du seul volontariat, et rien n’empêchera un lobbyiste « non-enregistré » d’organiser des rendez-vous à l’Assemblée.
Au fond, le Palais Bourbon parie sur l’envie des lobbyistes d’opérer au grand jour, eux qui se disent lassés des suspicions et des fantasmes en tout genre. Une fois inscrits, ces derniers seront soumis à un Code de déontologie, interdisant par exemple l’utilisation de documents « volontairement inexacts destinés à induire les députés en erreur ». Bientôt, ils pourront publier leurs argumentaires sur le site même du Palais Bourbon.
« La démarche est très positive, se réjouit Alexandre de Montesquiou, le président de l’association française des conseils en lobbying. C’est une reconnaissance de notre utilité. » Mais déjà, le lobbyiste réclame une « mise en place progressive » du dispositif pour les cabinets de conseil en particulier, dont les clients pourraient bien s’opposer à la publication de leur identité. Quant à détailler le montant des contrats, « ça ne me paraît pas indispensable… », glisse Alexandre de Montesquiou, qui a fait part de ses « remarques » au socialiste Christophe Sirugue, vice-président de l’assemblée en charge de la réforme. « Il y a une pression pour que (ce point) soit modifié, raconte ce dernier à Mediapart. Mais je ne suis pas très favorable à accéder à ces demandes… »
Ci-dessous une version provisoire du formulaire :
Le Palais Bourbon a-t-il eu raison d'importer le « modèle bruxellois » ? Qu'en disent les principaux intéressés dans la capitale européenne ? Après deux ans de pratique, le bilan du « registre de transparence » (commun à la commission et au parlement de Strasbourg) apparaît plus que mitigé.
En avril 2013, date de la publication des dernières statistiques, 5 661 « entités » figuraient dans ce registre, que n'importe quel citoyen peut consulter ici. Dans la masse, on recense plus de 800 structures travaillant pour le compte de grands groupes, plus de 1 500 ONG, quelque 400 « think tanks » ou encore une cinquantaine de cabinets d'avocats. Parallèlement, 3 876 personnes sont aujourd'hui accréditées et accèdent librement au parlement européen, « afin de représenter une organisation ».
Prenons l'exemple du fabricant d'OGM Monsanto, dont le lobbying à Bruxelles n'est un secret pour personne : ce mastodonte a fini par s'inscrire au registre, en mai dernier (lire sa déclaration ici). Il déclare en particulier que deux de ses employés travaillent à plein temps sur ces dossiers, et qu'il a dépensé, sur l'exercice 2011-2012, une fourchette comprise entre 400 000 et 450 000 euros. Il s'engage aussi à suivre le code de conduite rédigé pour l'occasion.
De grands absents et des sous-déclarations en cascade
Cet effort de transparence est-il satisfaisant ? Aux yeux d'ONG bruxelloises spécialisées dans les questions de transparence, le bilan des deux premières années de fonctionnement du registre est plus que mitigé. Première faille : le registre est loin, très loin d'être exhaustif, puisqu'il n'est pas obligatoire. La commission s'est contentée de miser sur l'« auto-régulation » du secteur. « Des centaines d'acteurs impliqués dans le lobbying auprès de l'UE, en particulier des cabinets d'avocats, restent absents », constate la plateforme d'ONG Alter-EU dans un rapport publié en juin.
Les auteurs de l'étude épinglent par exemple 105 entreprises de grande taille, dont les activités de lobbying sont avérées à Bruxelles, mais qui n'ont semble-t-il pas jugé nécessaire de s'inscrire. C'est le cas, parmi beaucoup d'autres, d'Adidas, Amazon, Apple ou Disney, mais aussi de pas moins d'une dizaine de géants financiers (ABN Amro, Goldman Sachs ou encore BBVA).
À y regarder de plus près, ce sont les cabinets d'avocats qui semblent les plus réticents à jouer le jeu de la transparence. « Leur argument a toujours été de dire qu'ils délivraient du conseil légal auprès d'entreprises, ce qui n'aurait rien à voir avec du lobbying. Mais les choses commencent à changer », raconte Natacha Cingotti, de l'ONG Friends of the Earth Europe.
Longtemps adversaire de ce registre, le cabinet allemand Albert & Geiger a finalement choisi de s'inscrire fin 2011. Il a donc dû publier l'identité des clients pour lesquels il réalisait ce lobbying, mais aussi le chiffre d'affaires qu'il dégageait pour chacun d'entre eux (voir ci-dessous). Mais l'exemple d'Albert & Geiger reste un cas isolé jusqu'à présent : il suffit de se souvenir des méandres du « Dalligate », ce scandale qui a emporté un commissaire européen à la santé l'an dernier, pour constater le rôle central joué par Clifford Chance, cabinet d'avocat basé à Londres, et non inscrit au registre des lobbys, dans le jeu bruxellois.
Face à ces manquements, une majorité d'eurodéputés, et bon nombre d'ONG, plaident pour un registre obligatoire. Mais le commissaire européen responsable du dossier, le Slovaque Maros Sefcovic, semble peu disposé à bouger sur ce dossier. Aux yeux de la commission, la constante progression du nombre d'inscrits, semaine après semaine, depuis deux ans, prouve que l'ensemble des lobbyistes finiront par s'inscrire : il suffirait d'être patient.
« L'augmentation du nombre d'inscrits n'est pas le bon indicateur pour mesurer l'efficacité du registre », rétorque Alter-EU dans son rapport de juin. « Beaucoup de ceux qui s'inscrivent n'ont en fait que peu de lien avec le lobbying, tandis que les poids lourds du secteur, eux, restent en dehors. » L'exécutif de José Manuel Barroso avance une autre explication pour justifier le caractère volontaire du registre : il serait contraire aux traités européens d'imposer un registre obligatoire. Des ONG, là encore, contestent cette analyse (lire l'analyse juridique ici).
Ce registre de transparence souffre d'un autre handicap : rien ne garantit que les données mises en ligne par les entreprises soient exactes. Et ce ne sont pas les trois personnes employées au secrétariat du registre, qui peuvent contrôler, à elles seules, la véracité des déclarations.
Là encore, la plateforme Alter-EU a établi de nombreux cas de « sous-déclarations », de la part de grands groupes, de ce qu'ils investissent véritablement à Bruxelles. Après avoir été rappelé à l'ordre par l'ONG Friends of the Earth Europe, le groupe pétrolier Shell, par exemple, a dû relever le montant de ses déclarations, de 400 000 à… quatre millions d'euros par an, pour ses activités de lobbying.
Mais le « redressement » de Shell est une exception. Comme le note le rapport d'Alter-EU publié en juin, un groupe français de taille moyenne spécialisé dans les mutuelles, IRCEM, déclare avoir investi près de 55 millions d'euros en lobbying sur l'année, soit davantage que les dépenses cumulées de BNP Paribas, Google, GlaxoSmithKline, Ford, Unilever, Coca-Cola, British Airways, Shell, GDF, IBM, Bayer, Syngenta, Nokia et Ericsson. De là à penser que certains géants minorent leurs déclarations…
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