C'est une véritable entourloupe qui se prépare autour du Livret A. Alors que le niveau de l'inflation devrait conduire à un relèvement du taux de rémunération du livret d'épargne de 2,25% actuellement à 2,50%, ou plus vraisemblablement à 2,75% le 1er février, le gouvernement pourrait choisir de violer les modalités d'indexation prévue, en arguant de circonstances exceptionnelles. C'est ce qui transparaît de propos tenus par le gouverneur de la Banque France, qui veut aussi éviter à Nicolas Sarkozy d'avoir à endosser l'impopularité d'une baisse du Livret A, le 1er mai prochain, entre les deux tours de l'élection présidentielle.
Au passage, l'affaire révèle ce dont on se doutait déjà : le pouvoir d'achat des Français est le dernier souci de l'Elysée, même si le chef de l'Etat prétend le contraire, notamment pour justifier son passage en force dans le dossier de la TVA.
L'entourloupe, la voici. La loi a codifié de manière stricte les conditions dans lesquelles le taux de rémunération du Livret A peut être modifié. Voici le texte réglementaire qui fait référence : (à voir sur Médiapart)
Concrètement, deux formules d'indexation sont prévues, étant entendu que c'est à chaque fois la plus avantageuse qui doit jouer. Celle qui est actuellement la plus avantageuse et qui devrait donc jouer à l'occasion du prochain calcul, c'est celle qui prévoit que le taux soit égal à l'inflation majorée de ¼ de point. A l'occasion de la publication, jeudi 12 janvier, par l'Insee du prochain indice des prix, celui de décembre, on saura donc exactement comment devra jouer la formule d'indexation.
Mais dès à présent, il n'y a guère de mystère. A fin novembre, les prix (hors tabac) accusaient en glissement annuel une hausse de 2,4% (les chiffres peuvent être consultés ici). Et il est assez probable que le résultat, à fin décembre 2011, soit strictement identique. Dans cette hypothèse, la formule d'indexation voudrait donc que le taux du Livret A, actuellement de 2,25%, soit porté à 2,65%. Mais la formule d'indexation prévoit par ailleurs un système d'arrondis tous les quarts de points, le quart de point finalement retenu étant celui qui est le plus proche du résultat de l'indexation. En clair, si l'indexation poussait à 2,65%, le système d'arrondi devrait conduit à un taux final d'indexation de 2,75%.
C'est donc cela qui, initialement, semblait se profiler : un relèvement du taux du Livret A de 2,25% actuellement à 2,75% le plus vraisemblablement, ou, dans le pire des cas pour les épargnants, à seulement 2,50%, dans le cas d'un recul inattendu de l'inflation en décembre.
Le règlement que l'on a pu consulter ci-dessus est en effet très explicite sur la procédure. Une fois que la formule d'indexation est connue, voici ce qui se passe : « La Banque de France calcule ces taux chaque année les 15 janvier et 15 juillet. Elle transmet le résultat du calcul dans les quatre jours ouvrés au directeur du Trésor. Lorsque le résultat du calcul conduit à modifier les taux, le directeur du Trésor fait procéder à la publication des nouveaux taux au Journal officiel de la République française. Ces nouveaux taux sont applicables à compter du 16 du mois de leur publication ou, si la date de publication est comprise entre le 16 et la fin du mois, du premier jour du mois suivant leur publication. » Donc, le 1er février, dans le cas présent.
Ainsi est la loi. Et nul ne peut y déroger. Dans ce règlement, il est juste prévu une clause (c'est celle qui figure au dernier paragraphe de la deuxième page du document ci-dessus) qui permet au gouverneur de la Banque de France de suspendre la mise en œuvre de la formule d'indexation en cas de « circonstances exceptionnelles ». En clair, en cas de tempête sur les prix du fait d'un choc pétrolier, de krach majeur, la règle d'indexation peut être suspendue.
Or – et c'est là le tour de passe-passe – le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, envisage de faire jouer cette clause de « circonstances exceptionnelles » pour laisser le taux de rémunération du livret à 2,25% au 1er février prochain. C'est ce qu'il a laissé entendre vendredi matin sur Europe-1 :
Pour entendre Christian Noyer sur Europe 1 : cliquer ici
Et quel est l'argument de Christian Noyer pour justifier cet éventuel recours aux « circonstances exceptionnelles » ? Le gouverneur de la Banque de France fait valoir que les prévisions des grands instituts de conjoncture escomptent un recul de l'inflation d'ici l'été prochain – ce qui est exact –, et qu'il n'y a pas de raison de relever le taux du Livret A si, les mois suivants, les règles de l'indexation, le repoussent vers le bas : «Ce que je regarderai, c'est l'inflation qui va venir, parce que ça ne servirait à rien que le taux augmente légèrement pour rebaisser immédiatement ensuite (...) Si l'inflation baisse il n'y a pas de raison d'augmenter le Livret A, en effet.»
Or, cet argument est proprement stupéfiant, pour de multiples raisons. D'abord, on ne peut naturellement pas dire qu'une inflation de 2,4% en rythme annuel relève de ces « circonstances exceptionnelles » évoquées par la loi. A l'échelle de l'histoire économique française, cela reste un taux d'inflation bas. De surcroît, le fait qu'il ne serait pas opportun de relever le taux du Livret A car il faudrait bientôt le rebaisser quelques mois plus tard est d'une flagrante mauvaise foi. Car, dans cette hypothèse, l'argument pourrait tout autant s'inverser : il ne faut pas baisser le taux du Livret A parce l'inflation pourrait un jour repartir à la hausse. Mais de cet argument, le gouverneur de la Banque de France ne jouera jamais.
Car, c'est cela le plus choquant. Depuis plus de dix ans, la législation encadrant le Livret A a été sans cesse remaniée, et tout particulièrement depuis 2007, comme en fait foi l'en-tête du règlement que nous avons inséré ci-dessus. Et à chaque fois, les modifications sont intervenues dans les mêmes conditions: pour changer les règles d'indexation quand elles jouaient à l'avantage des épargnants. Et c'est encore à ce tour de bonneteau que veut procéder le gouverneur de la Banque de France.
Le gouverneur de la Banque de France prépare ainsi le terrain à... un viol de la loi qui encadre la rémunération du Livret A. Et selon de très bonnes sources, il l'a fait en accord avec l'Elysée. Balladurien de vieille obédience, proche de Nicolas Sarkozy, Christian Noyer n'a visiblement pas pris sur lui d'annoncer une mesure politiquement aussi sensible sans s'assurer de ses arrières.
Les raisons de ce tour de passe-passe sont, au demeurant, transparentes. La loi prévoit en effet que les changements des taux du Livret A entrent en vigueur chaque 1er février et 1er août, mais si les variations d'inflations ont été fortes, des changements de taux de rémunération peuvent aussi intervenir le 1er mai et le 1er novembre.
En clair, la loi devrait faire obligation à Christian Noyer de procéder à une hausse du taux du Livret à 2,75% au 1er février prochain, quitte à rabaisser le taux le 1er mai suivant, c'est-à-dire... entre les deux tours de l'élection présidentielle! Or, Nicolas Sarkozy ne veut pas endosser l'impopularité d'une telle mesure, qui entrerait en vigueur quelques jours à peine avant le second tour du scrutin présidentiel. D'où cette intervention de Christian Noyer, qui a sans doute jugé qu'il valait mieux contrevenir à la loi plutôt que de placer le chef de l'Etat sortant dans cette délicate position.
Les « circonstances exceptionnelles », ce sont donc celles-là, et aucune autre: pour voler au secours du chef de l'Etat, le gouverneur de la Banque de France envisage de violer la loi, en même temps que les obligations de sa charge. Et ce sont les épargnants du Livret A qui vont financièrement faire les frais de l'opération, avec un taux de rémunération de leur épargne inférieure pendant au moins un trimestre à ce que la loi prévoyait.
Il est d'ailleurs possible d'évaluer le manque à gagner dont vont pâtir les épargnants. Puisque le Livret A et le livret qui lui est adossé, le Livret de développement durable (LDD), totalisent environ 270 milliards d'euros de dépôts, auxquels il faut ajouter les quelque 50 milliards d'euros du Livret d'épargne populaire (LEP), soit 320 milliards au total, un point de variation du taux de rémunération équivaut à 3,2 milliards d'euros sur un an, soit 800 millions d'euros par trimestre.
Alors, si d'aventure Christian Noyer met en œuvre son dispositif et si 0,5 point de rémunération de ces livrets est soustrait à leurs bénéficiaires, cela voudrait dire que les épargnants seraient spoliés d'environ 400 millions d'euros sur un trimestre. Juste pour que Nicolas Sarkozy en soit avantagé. Et il va sans dire que ces 400 millions d'euros ne seraient pas imputés sur le compte de campagne du candidat.
Les arguments du gouverneur de la Banque de France sont d'autant plus de mauvaise foi que les prévisions des économistes en matière d'inflation risquent d'être contrariées par la politique économique de Nicolas Sarkozy. Car si l'Insee prévoyait effectivement en décembre dernier un recul de l'inflation (voici ce qu'étaient ses prévisions) au cours du premier semestre de 2012, la donne a changé.
D'abord, à la hussarde, le gouvernement a fait voter en décembre un relèvement de 5,5% à 7% du taux normal de TVA, qui pèse depuis le 1er janvier sur le pouvoir d'achat des Français, tout comme sur l'inflation. De surcroît, l'Elysée veut aussi imposer, toujours à la hussarde, le vote d'ici la fin de la session parlementaire, en faveur de la TVA dite sociale – qui est en réalité une TVA très anti-sociale. Et par-delà les questions sémantiques, on sait aussi ce qui pourrait en résulter : une nouvelle rafale de hausses de TVA, avec à la clef encore moins de pouvoir d'achat pour les ménages et plus d'inflation.
Certes, ce n'est pas à cette aune-là qu'il faut apprécier la sortie du gouverneur de la Banque de France. Sa mission devrait être d'appliquer strictement la loi – et la formule d'indexation qu'elle prévoit – et non de juger en opportunité. C'est la raison pour laquelle sa sortie est très préoccupante. Rien ne l'autorise à prendre des libertés avec les codes et règles de la République.
Il reste que cette possible transgression de la loi se double d'une faute économique et politique. Car ce mauvais coup intervient au moment précis où le pouvoir d'achat des Français est en train de flancher (lire Alerte, récession ! et Les 7 péchés du sarkozisme 2- L'avarice). Le premier souci du gouvernement et de l'Elysée devrait donc être de prendre des mesures pour soutenir ce pouvoir d'achat. En confortant le Livret A, qui est le produit fétiche des Français, puisque plus de 60 millions d'entre eux en détiennent un. Ou encore en soutenant le Smic. Ou enfin en évitant toute mesure fiscale qui frappe la consommation populaire.
Or, Nicolas Sarkozy a tout fait à rebours. Hausse en cascade de la TVA, refus depuis 2007 de tout coup de pouce en faveur du salaire minimum – ce qui est sans précédent depuis plusieurs décennies –, et maintenant mauvais coup contre le Livret A : cette présidence ne se soucie du pouvoir d'achat qu'en de rares circonstances. Seulement quand il s'agit du pouvoir d'achat de ses richissimes amis du Fouquet's.
Reste une question: que se passera-t-il si Christian Noyer passant à l'acte, un épargnant introduit un recours devant la justice administrative? En pleine campagne présidentielle, ce serait pour le moins cocasse...