Source : www.mediapart.fr
Le Prix à payer, documentaire du réalisateur canadien Harold Crooks, sort ce mercredi au cinéma. Il fait vigoureusement le tour de la question de ces multinationales qui refusent de payer leurs impôts. Au détriment des citoyens et au moment où Barack Obama veut taxer les 2 000 milliards de dollars que stockent les entreprises américaines dans les paradis fiscaux.
Quand les multinationales font tout ce qui est en leur pouvoir pour ne pas payer d’impôt et que les États censés s’assurer de la juste répartition de la charge fiscale ferment les yeux, on n’est pas loin de la « rupture du contrat social », voire de la « mort des démocraties ». Ce constat abrupt devrait être familier pour les lecteurs réguliers de Mediapart, tant nous le répétons et l’illustrons à longueur d’articles. Mais pour la première fois, ces arguments sont présentés sur grand écran. Avec les armes, et l’impact, propres au meilleur du cinéma.
Le Prix à payer, le documentaire du réalisateur canadien Harold Crooks qui arrive dans une cinquantaine de salles ce mercredi, sera sans doute un jalon important dans la prise de conscience collective sur ces questions fondamentales. Pourquoi les États sont-ils si lents pour colmater les brèches du système fiscal international, largement exploitées par les grandes entreprises et leurs fiscalistes ? Comment la finance a-t-elle pris la main sur le politique ? Le sursaut amorcé depuis deux ans sous l'égide du G20 et de l'OCDE va-t-il aboutir ?

Ces questions brûlantes sont toutes abordées dans le film. Elles sont plus que jamais d’actualité, comme viennent de le prouver une série d’informations toutes récentes. Dans le courant du week-end, d'abord, on apprenait que dans le cadre du budget américain pour 2016, Barack Obama souhaitait taxer les quelque 2 000 milliards de dollars que stockent les entreprises américaines dans les paradis fiscaux, loin du fisc. Pour éviter de payer les 35 % d’impôt sur les bénéfices normalement dus, Microsoft et Google ont choisi les Bermudes, alors que Facebook et HP privilégiaient les îles Caïmans et que Apple se réfugie dans les îles Vierges…
Cette situation est tellement confortable pour Apple que lorsqu'il s'agit de payer des dividendes à ses actionnaires, elle préfère emprunter de l’argent plutôt qu'écorner son magot. Apple et ses semblables espéraient qu’Obama ferait comme George W. Bush en 2004, leur offrant une amnistie fiscale et taxant à seulement 4 % les profits qu’elles consentiraient à rapatrier. C’est raté, et il sera passionnant de savoir comment le débat parlementaire tournera sur cette question.
Autre point chaud, la Commission européenne vient d’annoncer qu’elle ouvrait une enquête sur les conditions très favorables que la Belgique réserve aux multinationales, à coup de « tax rulings », ces accords secrets entre l’administration fiscale et les entreprises, également spécialité du Luxembourg.
L'Union européenne s’intéresse au système, inconnu jusqu’à des révélations de presse en décembre et janvier, des « bénéfices excédentaires ». Un curieux montage fiscal, réservé aux multinationales pouvant prétendre qu’une partie de leurs bénéfices réalisés en Belgique viennent en fait exclusivement de leur appartenance à un grand groupe mondial, et ne doivent donc pas être taxés sur le territoire. « Système généralisé », qui « constituerait une distorsion grave de la concurrence », craint la commissaire à la concurrence Margrethe Vestager.
Enfin, L’Expansion révèle que Microsoft a consenti à verser au fisc français 16,4 millions d’euros pour régler un long conflit, portant sur un redressement fiscal engagé contre l’entreprise dans l’Hexagone (un autre redressement, dont la facture dépasse les 52 millions d’euros, est toujours contesté par l’entreprise). Une victoire symbolique pour la France, et son service spécialisé dans les redressements fiscaux des grandes entreprises, la direction des vérifications nationales et internationales. La DVNI est particulièrement active contre les multinationales qui tentent de passer entre les mailles du filet : outre Microsoft, elle a ouvert des enquêtes sur Amazon, Yahoo, Google, Facebook ou eBay...
Cet activisme n’a justement pas échappé aux auteurs, canadiens, du Prix à payer. Ils ont décidé de le montrer en exemple, en filmant quelques heures du travail de cette unité, d'ordinaire très secrète. Son directeur, Olivier Sivieude, et ses hommes sont présentés sous un jour particulièrement favorable dans le film. « C’est vrai que nous souhaitions les montrer un peu comme des super-héros. Nous sommes allés les voir parce que nous savons que le fisc français prend des initiatives fortes pour combattre la façon dont les multinationales essayent d’éviter de payer leurs impôts », explique Brigitte Alepin, la coscénariste du film (écoutez-la sur France Inter tout récemment). Cette avocate fiscaliste québécoise a écrit en 2003 Ces Riches qui ne paient pas d’impôts, best-seller en Amérique du Nord. Son livre suivant, La Crise fiscale qui vient, paru en 2010, a servi de base au documentaire qui sort cette semaine.
« Je souhaitais faire un film pour ne plus parler seulement au “1 %” d’intellectuels qui me lisaient, dans mes livres ou mes chroniques dans les médias québécois », explique-t-elle. Un souhait réalisé en bonne partie grâce à la centrale des syndicats du Québec, qui a financé six mois de travail de préparation, le temps de réunir l’équipe du film, et en particulier Harold Crooks, le réalisateur dont elle avait « rêvé » en raison de ses films précédents, comme Survivre au progrès. Ce dernier n’a pas hésité longtemps à suivre Brigitte Alepin, sur un sujet qui lui tient à cœur et à propos duquel il a des idées très arrêtées : « À mon sens, le monde “offshore” représente une menace grave contre les innovations sociales majeures du XXe siècle : la classe moyenne et l’État providence », indique-t-il à Mediapart.
C’est ce que le film s’emploie à démontrer, en déroulant des arguments qui ne seront pas étrangers à ceux qui ont déjà vu La Grande Évasion, le documentaire de Xavier Harel diffusé sur Arte en octobre 2013, dont Mediapart avait dit le plus grand bien. Mais là où Harel employait l’humour grinçant pour souligner l’absurdité de l’évasion fiscale au niveau mondial, Crooks et Alepin ont choisi une tonalité plus sombre, faisant défiler témoins et arguments sur fond de nuages d’orage menaçants et de musique lourde.
De l’État providence à l'« État concurrence »
Pas de révélation fracassante dans leur travail, mais une mise en cohérence réussie de toutes les bribes racontant l'élaboration du système mondial actuel, où l’un des avantages compétitifs majeurs des entreprises réside dans leur capacité à éviter l’impôt. Quand il ne s’agit pas tout simplement de frauder le fisc. C’est en quelque sorte la mise en images, convaincante, de ce qu’on trouve dans les trois principaux livres disponibles en français sur la question : le classique de 2006 cosigné par le journaliste Christian Chavagneux et Ronen Palan (interviewé dans le film), l’ouvrage mordant du Britannique Nicolas Shaxson et l’excellent livre de Xavier Harel.
On voit donc l’économiste et activiste Saskia Sassen théoriser la rupture du contrat social lorsqu’une partie très importante de la population bénéficie de privilèges fiscaux, comme si elle était une nouvelle noblesse, face à un tiers état à qui rien n’est épargné. On écoute Shaxson, secondé très efficacement par le père William Taylor, pasteur et député travailliste local, raconter comment la City est devenue la plus grande place financière offshore du monde dès les années 1970, à la faveur de la création des « eurodollars », ces billets virtuels qui pouvaient être échangés partout sauf aux États-Unis et qui ont lancé la finance mondialisée.
On redécouvre, dans la bouche de Thomas Piketty, comment les réformes libérales engagées par Ronald Reagan et Margaret Thatcher ont fait le lit de la remontée en flèche des inégalités dans les pays développés. Et comment l’État providence est devenu un « État concurrence ».
Parmi les passages obligés de la démonstration, on se régalera des extraits des auditions très musclées menées contre Amazon, Yahoo ou la banque Barclays par les députés britanniques (que nous avons suivies ici et là). Tout comme de l’interrogatoire au couteau de Tim Cook, patron d’Apple, et de ses lieutenants par le démocrate américain Carl Levin qui, avant de prendre sa retraite il y a quelques mois, avait démontré qu’une des filiales de l’entreprise accumulant le plus d’argent était un fantôme fiscal ne payant aucun impôt…
Autre rappel très utile : Alain Deneault, que nous interrogions ici, détaille le rôle important du Canada dans l’éclosion des paradis fiscaux caribéens, aujourd’hui si précieux aux multinationales américaines. Il est à ce titre délicieux, ou glaçant, de voir cette interview d’époque de Jim MacDonald, célèbre avocat installé aux Caïmans dès le début des années 1960, qui déclare placidement : « Je ne ressens aucune honte à ne pas payer d’impôts. »
Le film laisse une place aux arguments des défenseurs du système actuel, en faisant s’exprimer assez longuement Tim Ridley et Richard Rahn, respectivement ex-président et ex-directeur de l’autorité monétaire des îles Caïmans, ou Stuart Fraser, un ancien responsable de la Corporation de la City. Un passage clé montre d’ailleurs Fraser, ce symbole des symboles des lobbyistes financiers, affronter la foule lors du mouvement « Occupy London » en 2011. Un certain courage qui ne lui a pas attiré la sympathie des manifestants, au contraire d’une figure centrale du documentaire, qu’on voit en plein dans son élément parmi les activistes, s’attirant leurs acclamations après une riposte aux arguments du représentant de la City. Il s’agit de John Christensen, le dirigeant et fondateur du Tax justice network, l’ONG la plus pointue dans la lutte contre l’évasion fiscale.
Originaire de Jersey, paradis fiscal bien établi où nous l’avions rencontré, Christensen a été le conseiller fiscal du gouvernement local pendant douze ans, avant de se détourner de son métier et de s’opposer férocement à ses anciens camarades. Les militants et les sympathisants du Tax justice network sont omniprésents dans Le Prix à payer. « C’est vrai que nous leur avons laissé une place particulière, reconnaît Brigitte Alepin. Il n’y a pas beaucoup de personnes qui connaissent si bien le système et qui sont en même temps capables d’en parler clairement. Ils nous ont passé beaucoup d’informations et nous ont orientés. »
La « taxe Robin des bois »
La dernière partie du film se détache des constats et de la thématique de l’optimisation fiscale à proprement parler, en s’intéressant à la taxe sur les transactions financières, dont l’instauration est pour l’instant en panne en Europe, comme Mediapart le raconte ici. Le lien entre ces deux versants du film n’est peut-être pas limpide pour le spectateur, mais il paraît évident pour le réalisateur, qui dénonce les dérives du monde de la finance, à l’heure où, trading à haute fréquence oblige, la durée moyenne de détention d’une action ne se compte plus en mois ou en jours, mais en secondes.
« Je me suis rappelé une phrase de l’auteur russe Anton Tchekhov, qui disait que si vous accrochez un fusil au mur au premier acte dans une pièce de théâtre, alors il faut l’utiliser au troisième acte. J’avais montré au premier acte que la City de Londres et les grandes banques (mes bêtes noires) sont les créateurs des juridictions du secret connues sous le terme de “paradis fiscaux”, explique-t-il. Dans l’acte trois, je voulais donc me concentrer sur les remèdes disponibles. L’un des remèdes les plus évidents (même s’il est principalement symbolique) est d’imposer aux spéculateurs une taxe sur les transactions financières, celle que les activistes de la société civile nomment “taxe Robin des bois”. »
Cette conviction forte a donné naissance à l'une des belles surprises du film. On y rencontre Sam Holloway, un pompier noir de Chicago, dont le réalisateur a déniché l’histoire dans un hebdo alternatif, le Chicago Reader. Fin 2012, sa brigade a perdu l’un de ses responsables dans un feu d'immeuble. Et lorsqu’il est venu lui rendre hommage, le maire de Chicago, Rahm Emanuel, ancien bras droit de Barack Obama, en a profité pour annoncer aux pompiers que leur système de retraite menaçait de faire faillite, et qu’il faudrait donc réduire leurs pensions. Le pompier Holloway lui a alors proposé de taxer à la place les transactions se déroulant tous les jours à la Bourse de Chicago, célébrissime marché mondial de matières premières, et au Chicago Mercantile Exchange, son petit frère spécialisé dans les produits dérivés.
« Le “Merc” est le plus grand marché de produits dérivés du monde, et c’est le trading non régulé de ces produits qui a failli faire s’effondrer l’économie mondiale, rappelle Harold Crooks. J’ai su que Holloway était mon homme : une forte présence qui parlerait à M. et Mme Tout-le-monde. » Le film sort en France avant tous les autres pays, mais il a déjà été montré plusieurs fois, au Canada et ailleurs. « Le public trouve en général que la scène où Sam Holloway explique sa proposition de taxe sur les transactions est une des plus convaincantes du film », témoigne le réalisateur. Le public n’a pas tort.
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