Il n’y a pas que les « Intaxables ». Depuis des mois, Google, Amazon ou Apple sont dans l’œil du cyclone pour leur habileté à éviter les impôts. Mais nul besoin d’être un géant du net pour pousser à son comble l’optimisation fiscale. L’ONG CCFD-Terre Solidaire, en pointe dans la lutte contre les paradis fiscaux, a publié ce matin sur son site et dans Libération une étude dévastatrice sur les pratiques des 50 plus grandes sociétés européennes. L’association a traqué les filiales de ces grands groupes basées dans des paradis fiscaux. Le chiffre est édifiant : elle en a trouvé 5 848. Et précise que puisqu’elle ne s’est basée que sur des données publiques, elle pourrait en avoir manqué environ… 1 500 autres.
Collectivement, ces entreprises pèsent près de 4 500 milliards d’euros en chiffre d’affaires (en 2012), l’équivalent de 24 % du PIB européen, davantage que le budget cumulé des 27 États de l’Union européenne. Elles génèrent 208 milliards d’euros de profits cumulés. En partie grâce à leur science de la géographie et de la fiscalité : les territoires opaques ou très peu regardants fiscalement sont largement colonisés par les filiales de ces champions européens. Deutsche Bank a implanté 768 filiales dans ces pays, les banques britanniques Barclays 345 et Royal Bank of Scotland 320. BNP Paribas est le « premier » français du classement, avec 214 filiales.
« Aucune entreprise n’échappe à l’attrait des paradis fiscaux. Elles y détiennent en moyenne 117 filiales chacune, soit 29 % de leurs filiales étrangères », indique l’association. « Sans constituer une preuve d’évasion fiscale, une telle concentration de filiales dans les territoires les plus opaques de la planète laisse songeur – surtout quand certaines des entreprises concernées affichent des taux d’imposition effectifs nuls ou très réduits au niveau mondial et se refusent à publier une information détaillée sur leurs activités pays par pays. »
Pourquoi donc créer des myriades de filiales dans des territoires opaques, peu régulés ou à la fiscalité très clémente pour les entreprises ou les non résidents ? La plupart du temps, il ne s’agit pas de créer des emplois sur place, ou d’être au plus près de ses consommateurs. « Les 50 groupes étudiés ont aux îles Caïmans davantage de filiales qu’au Brésil et 2 fois plus qu’en Inde ! Ils sont mieux implantés sur le caillou de Jersey, au large de Saint-Malo, qu’au Mexique ! Même la Chine (579 filiales) n’attire guère davantage que le Luxembourg (557) », ironise le CCFD.
L’ONG s’est penchée sur les 50 premières entreprises européennes cotées en bourse, en fonction de leur chiffre d’affaires. Elle a donc exclu de son étude certains géants mondiaux, non cotés, comme Ikea. Dommage : propriété d’une fondation au Liechtenstein, cette entreprise est parvenue à économiser 60 millions d’impôts en 2011 dans l’Hexagone, selon BFM TV.
Surtout, elle a opté pour une définition large des paradis fiscaux. Tout récemment, l’OCDE en a dénombré 14, et le ministère français du développement 17, dont la Suisse, Panama et les Émirats arabes unis. L’étude du CCFD va beaucoup plus loin, en reprenant la liste des 60 territoires problématiques recensés par le réseau Tax justice Netxork, qui publie régulièrement un index du secret financier. Chaque pays est évalué sur 15 critères, puis classé selon un degré d’opacité. Mais même en se concentrant sur les pays les plus opaques, le CCFD estime que les résultats sont impressionnants : seule une des 50 sociétés observées, CNP Assurances, est absente des « trous noirs » de la finance internationale (qui récolte plus de 75 % d’opacité selon le TJN). « Les 49 autres y comptent en moyenne 28 filiales soit 7 % de leurs filiales étrangères », note l’association.
Si on se cantonne à la liste de l’OCDE, on compte encore 45 entreprises présentes dans des paradis fiscaux. Et huit entreprises y ont au moins vingt filiales : EXOR, Siemens, Allianz, Generali, BASF, Metro, Shell, Deutsche Post. Parmi ces 14 États, la Suisse, les Émirats arabes unis et le Panama rassemblent plus des trois quarts des filiales concernées.
Mais pour le CCFD, pas question de se contenter de cette courte liste. Elle inclut donc le Delaware, État américain qui dispense d’impôt sur les bénéfices les sociétés qui s’y installent, mais aussi les Pays-Bas et l’Irlande, qui autorisent des montages très avantageux pour les entreprises. Les territoires européens abritent d’ailleurs 63 % des filiales offshore des entreprises observées. « Les destinations de prédilection sont, dans l’ordre, les Pays-Bas, l’État du Delaware (États-Unis), le Luxembourg, l’Irlande et les îles Caïmans, dépassant de loin les économies émergentes de la planète. »