Source : rue89.com
Un frisbee avec le logo de Google à Palo Alto, Californie, en juillet 2013 (C Flanigan/GETTY IMAGES NORTH AMERICA/AFP)
Dans une interview donnée à Wired, le site du magazine consacré aux nouvelles technologies, le cofondateur de The Pirate Bay, site de téléchargement en peer-to-peer, Peter Sunde, s’en prend aux « nerds », ces technophiles avertis, programmeurs et concepteurs en tout genre, qu’il qualifie de « nouvelle élite » :
« Nous avons cette haine des politiciens que nous voyons comme corrompus et à qui nous ne faisons plus confiance, alors nous essayons de faire des choses en dehors du périmètre où ils peuvent nous entraver. »
Cette terre d’asile, c’est évidemment Internet, et plus particulièrement le secteur des Nouvelles technologies de l’information et des communications (NTIC).
Une élite « d’arrogants paresseux »
Selon lui, cette nouvelle élite serait la plus à même de réparer un système politique défaillant grâce à leur connaissance du numérique, de l’information et de l’ingénierie sociale. Mais elle s’est réfugiée dans ce secteur libre de toute ingérence et théoriquement « apolitique » :
« Ce sont des paresseux trop arrogants pour descendre dans la rue. Ils sont trop arrogants pour voir qu’il est important de ne pas croire qu’on peut résoudre les problèmes avec de meilleures technologies. »
Une « technophilie » proche de l’aveuglement :
« Il y a une croyance dans la technologie qui serait une sorte de sauveur, comme le nouveau Messie, et ce n’est vraiment pas le cas. Je ne vois vraiment aucune révolution se produire. [...] Nous avons besoin d’une révolution plutôt que d’une évolution technologique. »
La Silicon Valley, chef de file ?
Jérémie Zimmermann, porte-parole de l’association de défense des droits des internautes La Quadrature du Net, pondère ce propos :
« Je connais bien Peter Sunde et partage sa position. Je perçois néanmoins une évolution sur les six ans d’existence de la Quadrature du Net, surtout depuis l’affaire Snowden. Il ne faut pas oublier que la résistance à la législation Acta a été un véritable raz-de-marée : partie de quelques manifestations citoyennes en Pologne, elle a débouché sur des marches coordonnées dans 300 villes européennes. Et tout ça grâce à des actions sur Internet, sans partis ou têtes de proue. »
Pourtant, cette nouvelle élite existe bel et bien, et elle trouve corps et tête dans la Silicon Valley. Selon Jérémie Zimmermann, le climat idéologique qui y règne se définit comme apolitique, mais s’apparente davantage à un individualisme forcené nourri par le mythe du self-made man.
« Il y a l’idée que le rythme du progrès serait inéluctable et que rien ne doit le freiner. Mais comme tout, la technologie est guidée par les hommes et leurs idéologies. »
Les « Netocrates », nouvelle classe dirigeante
Les success stories de la Silicon Valley, nous les connaissons, qu’elles soient un nom (Mark Zuckerberg, Larry Page, Sergey Brin, Bill Gates, Steve Jobs...) ou une marque (Twitter, YouTube..).
Les fragiles start-ups sont devenues des entreprises cotées en Bourse, puis des empires, jusqu’à devenir ce que certains qualifient aujourd’hui de « nouvelles superpuissances » capables d’influencer les Etats ou de les ignorer suprêmement.
L’idée que ce microcosme formerait une nouvelle élite relève-t-elle du fantasme ? Le philosophe Alexander Bard et le journaliste Jan Söderqvist pensent que non. En 2000, ils rédigent un livre (traduit en français en 2008) intitulé « Les Netocrates : une nouvelle élite pour l’après-capitalisme ». Voici un extrait de la présentation :
« Les NTIC amorcent une mutation historique, une rupture de civilisation, une nouvelle ère. La politique, l’économie, la société, les modes de pensée ne seront plus jamais comme avant.
Le paradigme a changé : désormais, l’information et l’attention sont au cœur de la création de valeur et de tendance. Les aristocrates dominaient la terre et les serfs ; les bourgeois captaient l’argent et les moyens de production. Au XXIe siècle, les nouveaux maîtres du monde qui émergent sont les Netocrates, la nouvelle élite de l’après-capitalisme. »
Le Netocrate et les autres
Les deux Suédois popularisent un terme inventé dans les années 90 par le magazine Wired, la « Netocratie », contraction d’Internet et d’aristocratie. Le Netocrate serait donc celui qui a une bonne connaissance du hacking, de l’ingénierie sociale, de la curation, bref, de l’information sur Internet.
Le reste des individus, dépourvu de ces compétences, serait relégué à un rôle de cible influençable, dépossédé de tout pouvoir, quelles que soient sa classe sociale et sa richesse.
Le portrait-robot (allégé) élaboré par la (défunte) revue VoX ressemble à ça :
- le Netocrate se conçoit comme une élite ;
- il n’aime pas le dialogue, seul sont point de vue compte ;
- l’argent lui importe peu, le pouvoir réside dans l’information ;
- il voue un culte à la transparence et au partage ;
- idéologies et humanisme appartiennent à un temps révolu, seul le progrès technologique compte.
Google, héraut de la Netocratie ?
Les Netocrates se concentreraient dans une poignée d’entreprises, élues grâce au consensus des citoyens trop habitués à leur présence pour chercher l’alternative. Prenons Google par exemple :
- ses employés opérant sur le « campus » de Mountain View font l’effet d’une élite de geeks « cools », rassurante ;
- l’entreprise a suprêmement ignoré les revendications des YouTubers qui souhaitaient rester anonymes et ne pas être liés au réseau social Google Plus qui affiche leur identité réelle ;
- elle voue un culte à la transparence tout en conservant l’opacité la plus totale sur l’étendue de sa collecte d’informations sur les internautes (et leur stockage) ;
- elle entretient des liens très étroits avec le mouvement transhumaniste, courant de pensée apolitique qui voit le progrès comme la création d’humains « augmentés » par la technologie (implants, greffes, génétique...) ;
- son pouvoir réside dans l’information, sa curation, sa hiérarchisation.
Le cœur de l’immense pouvoir acquis par cette entreprise « netocrate » réside certes dans ses immenses bases de données, mais surtout dans l’hégémonie de son moteur de recherche : c’est elle qui a propulsé l’encyclopédie Wikipédia en l’affichant en première page des recherches.
Et lorsque une entreprise entre en conflit avec elle (l’entreprise allemande BMW qui fraudait les résultats ou la presse belge, entre autres), il suffit de la déréférencer de Google Search pour qu’elle rentre immédiatement dans le rang.
Peter Sunde, le geek engagé
Que Peter Sunde, pionnier du peer-to-peer, fondateur du site de micro-donations Flattr et architecte du la messagerie cryptée Hemlis, s’attaque ainsi aux nerds peut sembler étrange. Le Suédois est un geek, mais un geek engagé :
« On ne peut pas vaincre la politique par la technologie à chaque fois. »
Il se présentera aux prochaines élections législatives européennes sous la bannière du Parti Pirate, regrettant toutefois de pas être autorisé par les textes à se présenter en indépendant et étant une figure trop controversée pour être accepté dans les rangs socialistes.