Vendredi 11 novembre, 16 heures. Sur le parvis de la Grande Arche de la Défense, tapissé de pancartes, «la dette, c'est du racket(tte)», «regarde ta rolex, c'est l'heure de la révolution», c'est jour de kermesse démocratique et de «step» sur les marches «pour bouger le cul de la France». Tour à tour, des «Indignés» se succèdent au micro, sous les applaudissements d'une foule en délire assise en tailleur et sous le regard impassible des CRS.
Des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, refont le monde, avec leurs mots à eux. La parole est libre, spontanée, le fil décousu, les voix furieuses, tonitruantes. Certains se sont maquillés en clowns, d'autres portent le masque du mouvement cyber activiste anonymous. «Mal logés, mal payés, précarisés», ils disent tous payer de leur santé les crises économique, sociale et environnementale. Entonnent le même refrain : «Nous sommes les 99% qui refusent que le 1% décide pour nous. Nous sommes les Indignés, la créativité, les rires, les sourires, les vrais acteurs de ce monde.»
Un salarié des hôpitaux, qui en a «assez des guerres, des banquiers, des gouvernements», appelle au «réveil des consciences». Un jeune papa, licencié d'un cabinet de conseil en marketing, demande s'il doit «apprendre à son enfant à voler, mépriser les gens». Une enseignante, fille d'ouvrier, fustige «ces rapaces de la finance qui nous entourent», en levant les yeux au ciel, vers les gigantesques tours qui les encerclent. Un photographe, qui projette de photographier les «indignés» du monde entier, propose de faire «une action chez Areva, EDF, GDF-Suez à nos pieds». Un Espagnol, parmi les premiers à camper à la Puerta del Sol à Madrid, transmet son savoir-faire en matière de désobéissance civile.
«Tout ce qui se dit est consigné par écrit dans un cahier par une bénévole et sera étudié par les groupes de travail en cours de structuration», explique Axel, la modératrice qui a accroché une pancarte à son manteau: «je pense donc je gêne ?». La jeune femme veille au bon déroulement de l'assemblée populaire, montre la gestuelle empruntée à la langue des signes pour manifester son accord ou son désaccord. «Il n'y a pas de chef, insiste-t-elle. Tout le monde s'écoute. Soyez patients. On va lentement parce qu'on va loin. Ce mouvement est pacifique, sans bannières, ni étiquettes politiques, syndicales». Jérémy est «scotché». Ce chômeur de 25 ans, fraîchement arrivé sur Paris, avait entendu parler du mouvement à la télé. C'est la première fois qu'il rejoint les «Indignés». Il n'imaginait pas une telle «énergie», une telle «agora».
«Les Français ne sont pas encore suffisamment dans la merde»
A l'écart de l'assemblée populaire, Damien envoie des SMS à sa famille. Ses parents sont «furieux», sa copine «de moins en moins compréhensive». De savoir qu'il dort à la belle étoile, dans le froid glacial, sur un carton, dans l'un des lieux les plus austères de Paris, «comme un SDF». Une semaine qu'ils le harcèlent sur son portable pour qu'il retourne au chaud, à ses études: «Ton combat ne sert à rien.» Mais Damien «ne lâche pas l'affaire», regrette que son père et sa mère «ne croient plus en rien». C'était son cas jusqu'à ce que cet étudiant en psychologie de 24 ans découvre il y a cinq mois le mouvement planétaire des «Indignés», sa nouvelle famille, et renoue avec «la politique, la vraie».
Cet été, il a marché dans le sud de la France avec les Espagnols. Le 15 octobre, il a campé à Bruxelles pour la journée mondiale d'action. Aujourd'hui, il occupe la Défense, nuit et jour, «ce temple de la finance, de l'argent, du pouvoir, des privilèges, symbole des oligarchies qui nous écrasent». Sur son front, écrit au feutre noir, «Indigné», sur ses joues, «99,9 %». Sous les yeux, des poches qui en disent long sur son état de fatigue. «Ce soir, je vais faire une pause. Je dois m'économiser. L'hiver va être long.» Damien appartient au noyau dur de résistants, entre 40 et 100 personnes, qui squatte depuis le vendredi 4 novembre le parvis du quartier d'affaires et qui tient bon malgré les assauts des CRS.
Ce vendredi est «un jour sans». Il n'a quasiment pas fermé l'œil de la nuit, la police l'a sorti de son duvet et «le mouvement ne prend pas», rage-t-il. Les 400 Indignés, venus de toute la France en renfort, en début d'après-midi, au terme d'une longue marche à pied du Champ-de-Mars à la Défense ? «Ce n'est pas exceptionnel. Ils ne passeront pas la nuit ici sauf une poignée.» La larme à l'œil, il avoue sa déception de ne pas voir «des milliers de personnes dans les rues comme à Madrid, Wall Street, Athènes».
Très actif sur les réseaux sociaux, le mouvement peine pourtant à réunir les foules. Pour Grégory, 27 ans, «indigné» depuis l'assemblée générale du 19 mai à Bastille, la principale raison, «c'est la répression policière qui veut tuer dans l'œuf notre combat». «Toute tentative de campement est aussitôt détruite. Ils nous ont tout pris, les tentes, les bâches en plastique. On n'a que nos cartons et nos duvets quand ils ne nous les arrachent pas», déplore ce comptable au chômage technique. Originaire de Bayonne, un fief de l'indignation, Grégory voit une autre explication: «Les Français s'indignent dans leur coin. Ils ne sont pas encore suffisamment dans la merde pour descendre dans la rue. La France, ce n'est pas encore l'Espagne, la Grèce, l'Italie.» «Crevé», il n'a «rien mangé de chaud» depuis des jours et concède: «C'est pas facile d'être présent 24 heures sur 24.»
Faustine «admire tous ces campeurs». Bandeau dans les cheveux, tambour à la main, elle a participé à la marche jusqu'à la Défense mais elle ne se sent «pas le courage de camper ni cette nuit, ni demain». Pour cette musicienne de 33 ans, «mieux vaut ne pas s'épuiser, tout donner d'un coup». «S'asseoir sur une place, c'est pas la solution», estime Max. Fils de «bobo-altermondialistes», ce trentenaire, grimé en clown, qui n'a plus de voix tant il a crié dans le mégaphone, veut «exporter le mouvement, mener des actions ciblées devant les banques, les entreprises». Il a grandi avec un poster du Che dans sa chambre, se dit «anarchiste», «pour la liberté de circulation», a «toujours été révolté». A Calais, il ouvrait des squatts pour les migrants, à Cannes, il participait au «no G-20».
«C'est une évolution-révolution de basse intensité, une lame de fond. Il ne faut pas attendre quelque chose cette année», tempère Baptiste, un Breton très impliqué dans le collectif UncutFrance. Cet entrepreneur de 33 ans, qui «paie 33% d'impôts alors que toutes les sociétés qui nous entourent n'en paient pas 20 %», est résolument optimiste. «Arrivé au bout de sa tolérance d'un système», il croit en la force du mouvement : «On est des guerriers ! La Défense, c'est la clef de voûte qui va nous ouvrir les portes d'une démocratie réelle.» Cécile, sa camarade, venue de Quimper, animatrice environnement, en est persuadée: «Aujourd'hui, j'ai vu des gens que je n'avais jamais vus. On n'a plus l'étiquette de hippies baba-cool qui font rien et qui n'ont rien d'autre à faire que manifester.»
«Pour drainer du monde», Guillaume, qui travaille dans la communication, aurait plutôt investi «Barbès ou Montmartre», le cœur de la capitale, que la Défense, «trop éloignée». A Bayonne, sa ville d'origine, ils ont réussi un tour de force, au printemps dernier, tandis que les CRS délogeaient les révoltés à Paris et à Montpellier. Cinq jours après les Madrilènes, le 20 mai, ils entamaient l'occupation du mail Chaho Pelletier. «On a tenu deux mois, une exception en France, car on a gagné en justice contre la mairie en invoquant le droit de rassemblement, la liberté d'expression et un vice de procédure.» Pour cet activiste constamment connecté au réseau mondial takethesquare.net, qui recense les villes et les pays entrés en résistance en temps réel, la dynamique est lancée «tant qu'il n'y a pas de répression»: «On est dans l'embryon. C'est comme quand on fait un gosse, il faut le laisser se développer.»
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