Par Amélie Poinssot, à Athènes
Ce soir-là, la température est estivale à Athènes. Le quartier branché de Gazi est bondé : l'ONG Médecins du monde organise un concert gratuit pour collecter de médicaments. L'ambiance est festive, loin de l’agressivité de la campagne électorale, où enjeux économiques et sociaux se font voler la vedette par un discours hostile aux immigrés qui gagne l'ensemble de la droite traditionnelle.
Ce soir-là, on a plutôt envie d'oublier que dimanche, il faudra élire des députés et le nouveau pouvoir. Voter pour qui d'ailleurs ?
Quel que soit le résultat du scrutin du 6 mai, les deux partis actuellement alliés du gouvernement de coalition, le Pasok et la droite de Nouvelle Démocratie, se sont engagés auprès des bailleurs de fonds, la troïka Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds Monétaire International, à tenir leurs engagements. A savoir mettre en place les réformes du « mémorandum II » votées en février. La troïka leur a en outre signifié qu'il faudrait trouver d'autres sources d'économies pour dégager 11,5 milliards d'euros en 2013 et 2014. Les électeurs grecs s'attendent donc, quelque soit le résultat, à de nouvelles mesures d'austérité avant l'été.
Or c'est bien une coalition Pasok-Nouvelle Démocratie qui devrait gouverner au lendemain du 6 mai... Un paradoxe, lorsqu'on connait le profond désaveu des électeurs : alors que depuis près de quarante ans, ils cumulaient à eux deux plus de 80% des voix, ils n'en totalisent pas la moitié dans les derniers sondages. Mais le scrutin à la proportionnelle « renforcée » en Grèce favorise le premier parti qui entre à l'Assemblée ; une majorité de députés peut ainsi être atteinte avec environ 40% des voix. Et les deux partis s'accrochent : ils ont mené une campagne courte – trois semaines – et offensive à coup de rencontres en petits comités bien sélectionnés que plutôt de grands meetings.
De nombreux députés socialistes et conservateurs ont en effet essuyé des attaques ces derniers mois et il s'agissait de les exposer le moins possible à des publics qui ne seraient pas acquis d'avance. Et comme de coutume, les deux grands partis ont organisé et financé le voyage pour les nombreux électeurs qui votent dans leurs circonscriptions d'origine – une de ces pratiques clientélistes qui leur assurait jusque-là des bastions électoraux.
Cette fois-ci, pourtant, la mayonnaise ne prendra pas. A Corfou, Louisa, employée dans la restauration, était jusqu'aux dernières élections une électrice de Nouvelle Démocratie. « Je ne vais voter ni pour eux, ni pour le Pasok : impossible, aucun des deux ne représente le peuple. On ne les croit plus, vous savez... Ils n'ont fait que s'en mettre plein les poches, et ce sont eux qui nous ont conduit à cette situation. »
La colère de cette dame, syndicaliste, va loin : pour elle, la solution s'appelle Chryssi Avgui (« Aube dorée »), du nom d'un petit parti néo-nazi, encore inexistant politiquement, mais qui selon les sondages pourrait faire à l'occasion de ce scrutin son entrée au Parlement en dépassant le seuil de 5% des suffrages. « Seul le fascisme marche dans ce pays », lâche Louisa, qui se rappelle la dictature des colonels, une époque « plus sûre » qu'aujourd'hui, « on vivait bien », « il n'y avait pas d'immigrés »...
En vérité, elle n'était qu'une enfant à l'époque (1967-1974), mais une forme de nostalgie de l’époque de la dictature a repris de la vigueur ces deux dernières années. Désormais en Grèce, on ne vote plus pour sa famille politique. On hésite, on change d'avis, on passe de gauche à l'extrême droite ou de droite à l'extrême gauche. Ou on s'abstient, tout simplement.
Fani, enseignante à Trikala, dans le centre du pays, a toujours voté Pasok, depuis sa création en 1981, lorsqu'elle a pu voter pour la première fois. « Mais leur politique s'est révélée plus à droite que la droite elle-même, et ce qui m'a le plus choqué, c'est d'avoir touché aux retraites. Comment peut-on soudainement diminuer les pensions de gens qui ont vécu des années si difficiles, entre la Seconde Guerre mondiale, la guerre civile, la dictature... Maintenant c'est le secteur de la santé qui est touché. Mais on ne peut pas s'attaquer comme ça à des fondements de la société ! »
Pour la première fois de sa vie d'électrice, cette cinquantenaire ne votera pas socialiste. Quant à savoir quel bulletin elle mettra dans l'urne, à quatre jours du scrutin, Fani n'en a aucune idée. Cette enseignante fait partie des 35 % d'indécis parmi les électeurs du Pasok de 2009 – d'après les estimations du parti lui-même. Une tendance tout de même ? A gauche ou à droite ? « Il se peut que je n'aille pas voter. »
La ligne de fracture ne passe plus entre la droite et la gauche mais entre les partisans et les adversaires de la politique d'austérité, le “Mémorandum”. Lena, elle, s'est décidée : elle n'ira pas voter. Cette fonctionnaire fait partie de ces quelque 8% abstentionnistes déclarés d'après les sondages. « Je ne me retrouve plus dans ce paysage trop manichéen, dit-elle. Je suis contre la politique d'austérité telle qu'elle a été menée depuis deux ans mais je ne peux pas dire que je suis contre toute réforme. Je ne veux pas non plus cautionner le discours nationaliste qui crie à la trahison du pays. Du coup, je ne me retrouve dans aucun parti. »
Pas même dans celui de la gauche radicale, Syriza, qui d'après elle, est allé trop loin en soutenu les contestations de tous bords, y compris celles des chauffeurs de taxi qui ont refusé en bloc il y a quelques mois la libéralisation de leur profession. « Le problème au fond, explique cette jeune fonctionnaire, est que nous devons faire un choix qui assure une sécurité sociale et économique à notre pays. Or aucun parti ne peut nous garantir cela ! »
Lena est convaincue que cette sécurité passe aussi par l'ancrage à l'Union européenne. Un avis que ne partage pas Makis, professeur assistant à l'université : « On ne peut pas rester dans l'Union européenne et la zone euro et vouloir en même temps résoudre la crise, puisque c'est précisément à cause de ces institutions que nous sommes arrivés là. » Makis va voter Antarsya, une formation proche du NPA français, qui milite, tout comme le Parti communiste grec, pour la sortie de l'Union et de la zone euro. Si dans leur majorité, les Grecs restent europhiles, ce discours anti-européiste a le vent en poupe. L'intervention de la Commission et de la BCE dans la politique intérieure de la Grèce a été vécue par beaucoup comme une nouvelle occupation, comme celles que le pays a connu à plusieurs reprises de son histoire.
Montée du nationalisme, désaveu des partis traditionnels, éparpillement des voix, volatilité des électeurs... un climat de fin de règne pèse sur ces élections, un air de Weimar disent certains. Pourtant, à la gauche du Pasok, on veut croire à un sursaut démocratique. De nouvelles formations se sont créées et de nombreuses personnalités de la société civile ont rejoint leurs rangs. Plus que jamais, le Syriza veut saisir la chance « historique » qui se présente à la gauche grecque « de pouvoir changer le chemin du pays », mais cette gauche reste profondément éclatée, et du côté de la mobilisation sociale, le souffle est retombé.
Depuis les grandes manifestations de février dernier, il n'y a pas eu de grand rassemblement et le 1er mai a été peu suivi. On s'intéresserait presque plus à l'élection française qui occupe chaque jour une bonne place dans les journaux hellènes. C'est de ce scrutin que viendra le changement, estiment les commentateurs, qui voient en la personne de François Hollande la possibilité d'une réorientation de la politique européenne, et donc de la politique d'austérité en Grèce.
Mais certains mettent en garde : « L’enthousiasme avec lequel d’aucuns anticipent sur une victoire de François Hollande aux élections françaises rappelle les périodes pendant lesquelles les Grecs comptaient sur tel ou tel candidat aux élections américaines, convaincus qu’il allait régler les questions nationales de la Grèce... », pouvait-on lire il y a quelques jours dans l'éditorial du grand quotidien conservateur Kathimerini. Le journaliste ajoutait : « Cela fait peur de constater à quel point cet état d’esprit selon lequel ce sont les étrangers qui définissent notre avenir reste puissant. On attend quelque chose, sans savoir quoi. »