Point de vue | | 17.01.12 | 14h17 • Mis à jour le 17.01.12 | 14h19
par Edouard Tétreau, conseiller de dirigeants d'entreprises, essayiste
L'Europe dont rêvent les agences de notation et leurs riches actionnaires n'est plus très éloignée de l'Europe d'aujourd'hui. A l'image desdites agences, c'est une Europe qui ne sait plus compter. On sait, depuis la dégradation du AAA américain par Standard & Poor's (S &P), que les agences, sans doute étourdies par les chiffres qu'elles manipulent ou grisées par l'intérêt qu'on leur porte, font des erreurs de calcul à 2 000 milliards de dollars (1 578 milliards d'euros). Confondant pour l'occasion torchons et serviettes, chiffres nominaux et corrigés de l'inflation, elles réussissent à faire passer des vessies pour des lanternes. Des produits subprime américains pour des AAA.
Et des Etats souverains pour de vulgaires sous-jacents pour traders en manque de bonus. Il semblerait, hélas, que l'Europe soit elle aussi atteinte par cette contagieuse affliction. L'Europe ne sait plus compter, elle qui compte pourtant 500 millions d'habitants, le PIB le plus important de la planète - 12 800 milliards d'euros - et l'un des réservoirs d'épargne les plus importants.
Sinon, comment se laisserait-elle faire par ces petites sociétés commerciales, peuplées d'analystes moins bien rémunérés que leurs principaux clients, les banques d'affaires et les fonds spéculatifs, mais pas assez soucieux de l'intérêt général pour aller se mettre au service des Etats ou des régulateurs ?
La balkanisation de l'Europe par S &P : quel bonheur de pouvoir, à l'abri derrière un bureau londonien, jouer l'Allemagne contre la France, l'Espagne contre la Grande-Bretagne, l'Italie contre l'Autriche. L'Europe rêvée des agences serait-elle une Europe en guerre ?
En attendant cette promesse, l'Europe comblerait de bonheur lesdites agences si elle devenait enfin une Europe ruinée. Au-delà de l'apparence, rien ne serait plus atroce pour le business des agences qu'une Europe prospère, dont les Etats, les entreprises et les ménages seraient si riches qu'ils se passeraient des marchés financiers, et donc des agences.
L'horreur absolue serait un système où les banques européennes ne fassent plus de spéculation, mais leur métier d'origine, transformant l'abondante épargne des Européens en des fonds propres pour les entreprises, et des prêts bien rémunérés pour les Etats et les collectivités locales. De vraies banques qui seraient capables d'envoyer paître les courtiers de Wall Street et de leur annexe, la City de Londres.
Hélas, se soumettant docilement à des normes absurdes concoctées par des "comités Théodule" (Bâle 3, Solvency 2), l'UE a pris le chemin inverse, qui prépare un remake de l'âge d'or des agences : les années 2006-2007 aux Etats-Unis.
Souvenez-vous : ces années-là, les finances publiques américaines étaient déjà délabrées (9 000 milliards de dollars de dette publique), justifiant curieusement pour les agences un AAA d'airain. Les ménages américains surendettés avaient des taux d'épargne négatifs, dépensant en moyenne plus que ce qu'ils gagnaient. La voie était libre pour que les banques américaines fabriquent par milliards des prêts immobiliers pourris, avant de les démultiplier et de les ventiler comme un puzzle. Fournissant ainsi aux agences de notation une source à ce jour inégalée de revenus et de profits.
Entre 2000 et 2007, le résultat opérationnel de Moody's a quadruplé, grâce aux produits structurés assis sur des CMBS, ABS, CDO, etc., devenus de très loin la première source de revenus de cette très rentable société avec une marge opérationnelle de 52 %. Les données ne sont hélas pas disponibles pour S &P et Fitch, les apôtres de la transparence pour les autres préférant l'ombre lorsqu'il s'agit de leurs très profitables cuisines internes.
Une autre Europe est possible. Une Europe où la finance n'est pas un jeu pour automates débiles ou traders post-adolescents, mais une activité sérieuse au service des Etats et des entreprises. Une Europe unie, prospère, qui sait compter, dont les Etats membres ne dépensent pas plus que ce qu'ils gagnent pour ne pas mettre leur destin dans des mains étrangères à leurs intérêts.
Une Europe qui se donne les moyens de dominer au lieu de subir les marchés financiers, pour faire émerger, enfin, l'Europe des peuples. L'Europe-cauchemar des agences de notation, c'est l'Europe dont je rêve. Elle s'appelle les Etats-Unis d'Europe.