Source : www.mediapart.fr
Les économistes atterrés dénoncent dans un nouveau manifeste les ravages des politiques libérales imposées en Europe. D’autres voies sont possibles, assurent-ils. Allant de l’écologie à la finance en passant par l’Europe, ils avancent des propositions, moins convaincantes que leurs analyses.
C’était en 2010. Hallucinés par ce qu’ils voyaient et entendaient, des économistes s’étaient retrouvés dans un collectif pour faire le constat de la crise financière de 2008 et essayer de comprendre les mécanismes fous qui avaient conduit le monde au bord de l’explosion économique. Ils avaient pris le nom d’atterrés, pour dénoncer les dogmes d’une science économique qui avait totalement dérivé, le catéchisme d’un néolibéralisme dont la faillite était patente.
Quatre ans après la publication de leur premier manifeste, les économistes atterrés reprennent la plume, avec le même sentiment de consternation. Aucune leçon n’a été tirée de la crise financière de 2008. « Les décideurs n’ont rien appris, ou voulu apprendre, de la crise. Les économistes bien en cour se montrent d’autant plus arrogants que leurs préceptes sont invalidés. Les lobbies financiers demeurent d’autant plus avides qu’ils n’ont pas eu à payer le prix de leurs errements », écrit le collectif.
Entre-temps, les faits ont largement corroboré leurs diagnostics. L’éclatement de la bulle pétrolière comme la guerre des devises viennent prouver que les États n’ont toujours pas repris le contrôle de la finance et que le monde reste à la merci de leur puissance. Les élections grecques, tout comme le marasme européen, soulignent combien les politiques d’austérité imposées dans toute l’Europe ont échoué, n’amenant avec elles que la déflation, le chômage stratosphérique et les ruptures sociales, comme ils l’avaient prédit.
« D’autres politiques sont possibles », assurent-ils dans ce nouveau manifeste, qui entend être un outil politique pour engager une reconquête intellectuelle. Quinze courts chapitres passent en revue les grands problèmes, en dressent le constat et cherchent à esquisser des propositions et des solutions.
Un certain nombre d’associations avaient reproché aux économistes atterrés d’avoir privilégié une vision productiviste, lors de la parution de leur premier manifeste. Leurs critiques ont été entendues, alors que le changement climatique, l’épuisement des ressources, la dégradation de la nature, deviennent chaque jour plus manifestes. C’est donc par la question écologique que les économistes atterrés ont décidé de commencer leur manifeste. Leur constat ne prête guère à discussion. Comment être opposé à des modes de production plus soutenables, à des modes de consommation plus sobres ? De même, comment ne pas être d’accord quand ils insistent sur le fait que l’écologie, notre bien commun, ne peut être laissée aux mains des marchés et doit revenir sous contrôle démocratique ?
Mais une fois cette question centrale posée, le manifeste semble avoir du mal à tirer toutes les conclusions de cette rupture, d’envisager vraiment des schémas différents (comme beaucoup d’entre nous d’ailleurs). Bien sûr, les économistes atterrés insistent sur la nécessité d’abandonner le modèle de l’agriculture productiviste. Bien sûr, ils soulignent dans un autre chapitre l’importance de mesurer la richesse des nations à partir d’autres critères que le seul PIB. Bien sûr, ils disent que la puissance publique doit reprendre la main sur cette question et donner des impulsions majeures. Mais leurs propositions prioritaires pour clore ce chapitre – transposer dans la loi des objectifs de transition écologique, engager un plan dans le bâtiment pour la rénovation énergétique, mettre en place des circuits de financements privilégiés pour les projets de transition énergétique – paraissent convenues. Tout cela est-il vraiment à la hauteur des enjeux ?
C’est un peu le reproche général qui pourrait être adressé à ce nouveau manifeste. Les économistes atterrés sont indubitablement plus à l’aise dans l’analyse des dysfonctionnements que dans l’esquisse du futur. Désireux de faire de ce manifeste un outil de reconquête intellectuelle, ils déconstruisent avec brio les discours libéraux sur la dette, la dépense publique, la fiscalité, la finance. Ils rappellent comment la mise à bas de tout le système fiscal et de redistribution a abouti à un creusement des inégalités jamais vu depuis le début du XXe siècle et à une violence sociale inouïe.
Mais lorsque vient le moment des propositions, beaucoup semblent nous renvoyer au passé antérieur. Que signifie le keynésianisme dans un monde ouvert à tous les vents, bousculé par les technologies comme par la révolution internet ? Cet impensé traverse plusieurs chapitres et donne à certaines de leurs propositions un caractère poussiéreux. Affirmer que le plein emploi doit être l’objectif premier de la politique économique ne peut que rallier tous les suffrages. Mais comment y parvenir ? Que vaut le travail au moment où l’intelligence artificielle fait des progrès insoupçonnés, où les robots prennent la place des hommes ? Quel nouveau contrat social faut-il passer ?
Les économistes atterrés ne pouvaient passer sous silence dans leur nouveau manifeste une question qui les divise depuis des mois : l’Europe et l’euro (voir Les économistes atterrés se divisent sur les vertus du fédéralisme européen). Tous se retrouvent pour dénoncer la politique suicidaire de la commission européenne, qui entre two pack et six pack, règle d’or et traité de stabilité financière, n’est plus qu’un catéchisme néolibéral. Tous dénoncent l’étrange statut de la banque centrale européenne qui préfère sauver les banques mais laisser les États à la merci des marchés. Tous se retrouvent sur le constat d’une construction mal faite de l’euro, qui mène l’Europe du Sud à la ruine. Mais après ? Faut-il conserver cette monnaie unique ou en partir ? Faut-il faire le grand saut du fédéralisme européen ou revenir à l’État-nation ?
Le chapitre sur l’euro reprend les deux thèses. D’un côté, il met l’accent sur la nécessité de changer les traités européens, de fixer d’autres objectifs à la construction européenne. Avant de constater l’impossibilité de changer : « Ce scénario se heurte aujourd’hui à l’opposition de certains pays notamment l’Allemagne qui veulent insérer les politiques économiques dans le carcan des traités européens actuels et surtout les subordonner à la volonté des classes dirigeantes européennes et nationales. » De l’autre, il souligne que les populations, les Grecs notamment, ne veulent pas abandonner l’euro mais pourraient y être contraintes par accident. Cette sortie risquerait de provoquer un bouleversement immense mais ne serait pas insurmontable, pour les partisans de l’abandon de l’euro.
Tous se retrouvent, finalement, sur la même analyse : les Européens doivent mettre en pièces la tunique de Nessus du libéralisme qui les enferme. « Avec ou sans l’euro, il faut mettre fin à une situation qui conduit les peuples à se combattre les uns les autres en rivalisant par des baisses de salaire et de protection sociale au nom de la compétitivité. »
Nouveau manifeste des économistes atterrés – 15 chantiers pour une autre économie. Les liens qui libèrent. 10 euros
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