Cet article a initialement été publié dans la Revue Projet.
Depuis les années 1980, est apparu un nouveau capitalisme aux caractéristiques frappantes : largement dérégulé, financiarisé et mondialisé. (...) Cette grande transformation donne naissance à un capitalisme sans entraves et, finalement, criminogène. Criminogène, et non pas criminel, car il n’est pas question ici de porter un jugement sans appel sur l’essence du capitalisme libéral, mais d’en souligner les potentialités et dynamiques à la fraude. Des années 1930 aux années 1980, le capitalisme de type fordien et keynésien, sans être parfait, s’était révélé peu perméable aux fraudes d’ampleur macro-économique.
Le capitalisme actuel, par sa haute tolérance aux fraudes, signe le retour du « capitalisme sauvage » des « barons voleurs », qui s’imposa du XIXe siècle jusqu’au New Deal. Paradoxalement, c’est alors que la question de la responsabilité pénale devrait se poser avec le plus d’acuité qu’elle semble la moins effective. En témoigne le traitement des crises, comme celui du trading à haute fréquence (lire l’article de Basta !).
Les crises financières sont répétitives, globalisées, violentes par leurs conséquences sociales, destructrices par leur impact budgétaire, mais aussi, en partie, criminelles, par le jeu d’acteurs en « cols bleus » (crime organisé) et le plus souvent en « cols blancs » (les élites bancaires et financières). Car, contrairement aux analyses classiques, les fraudes et les manipulations ne sont pas de simples phénomènes d’accompagnement ou de déclenchement circonstanciel, mais bien des causalités profondes de ces crises. Les bulles immobilières et boursières témoignent de manipulations quasiment inédites. Ainsi, le rapport du Congrès des États-Unis sur la crise des subprimes utilise 147 fois le mot « fraude ».
Pourtant, aucun cadre dirigeant d’une banque – à deux exceptions près, au demeurant mineures – ne sera traduit devant un tribunal pénal. L’absence de poursuites pénales aura été une faute majeure dans cette tragédie. La matérialité des fraudes à l’origine de cette crise, malgré leur invisibilité dans le processus judiciaire, apparaît a posteriori dans la multiplication des transactions auxquelles les institutions en cause ont dû se soumettre, en payant des amendes records. (...) Serait-ce illégitime de rebaptiser la crise des subprimes en « subcrimes » ?
Le diagnostic criminel, souvent insupportable pour les élites, n’est abordé que rarement, et toujours du bout des lèvres. Si l’on réexaminait les crises depuis les années 1980 – faillite des caisses d’épargne (États-Unis), « récession yakuza » (Japon), « pyramides albanaises »… – c’est toute une histoire criminelle des crises financières qui serait à écrire. Les discours dominants sur ces crises sont façonnés soit par une sémantique naturaliste (catastrophe) et positiviste (cycles, dysfonctionnements) à connotation fataliste, voire par une thématique franchement négationniste (illusion, artefact [1]).
De telles grilles d’analyse présentent pour les dominants le double avantage d’évacuer toute responsabilité individuelle et de faire l’impasse sur la dimension humaine de ces tragédies, dans leurs causes comme dans leurs conséquences. Telle est la différence entre une histoire vue du balcon et celle vécue à hauteur d’homme. Selon la vision classique (libérale), les crises financières sont analysées comme des moments de correction et non comme les symptômes d’une indigestion de prédation. Accidents conjoncturels, fruits d’une panique ou d’un dérèglement ponctuel, elles ne peuvent être le fait d’une orgie de dettes privées et de comportements déviants. (...)
Des multiples outils juridico-financiers issus de la dérégulation, nous n’évoquerons ici que le trading de haute fréquence (HFT), dont l’importance pour le fonctionnement des marchés est inversement proportionnelle à l’attention qu’il a pu susciter dans le débat public. Par essence, il ressemble fort à une légalisation du délit d’initié et à une systématisation de la concurrence déloyale et de l’hyper-spéculation. Or, ce constat est rendu invisible par son omniprésence même. (...)
La combinaison de l’hyper vitesse et de volumes inédits dans l’histoire des marchés – des centaines de milliers de transactions à la nanoseconde – crée automatiquement de l’invisibilité. Fraudes et manipulations de cours deviennent difficiles à définir d’un point de vue intellectuel et juridique, et quasi impossibles à observer d’un point de vue matériel. De nouvelles techniques de manipulation ont trouvé de curieux noms (quote stuffing, spoofing, layering…) dont l’exotisme n’a d’équivalent que la complexité. Un régulateur national parviendrait-il à capter une fraude, il lui faudrait la démontrer en justice. Or l’administration de la preuve deviendrait quasi diabolique à apporter. Il n’est pas impossible que le trading de haute fréquence soit en train de créer un espace digital sans loi ni régulation effectives, si ce n’est celles du plus rusé. Un espace sans police devient inéluctablement une aubaine pour les acteurs les plus malhonnêtes.
Les traders de haute fréquence nient évidemment le caractère intrinsèquement déviant de leur système et relativisent ses manifestations frauduleuses. Ils préfèrent vanter ses bénéfices, le volume inédit de liquidité qu’il apporte aux marchés. Mais l’argument est bien illusoire ! D’abord, cette liquidité est fantomatique : 90 % des ordres sont annulés à peine passés et donc jamais exécutés. Ici réside le vilain petit secret du trading de haute fréquence : l’avalanche d’ordre jamais exécutés a pour objectif, au mieux de cartographier les marchés, au pire de les manipuler. Ensuite, ces ordres, tel des lemmings, ont tendance à disparaître dès les prémisses d’affolement. Car ce trading est risqué. La vitesse et les volumes imposent aux marchés des tensions telles que leur stabilité est menacée. Les marchés ont déjà subi leur « 11 septembre » lors du « flash crash » du 6 mai 2010 [2]. (...)
Qui cette débauche de moyens techniques, financiers et humains sert-elle ?(...) Le trading de haute fréquence prélève une taxe invisible mais réelle sur les investisseurs sains : l’économie réelle. Le risque est de voir ces « vrais » investisseurs fuir des marchés perçus comme des coupe-gorges. Car la plupart des traders de haute fréquence n’ont que faire de l’économie réelle et d’investissements durables ; la vie et le destin des entreprises leur sont fondamentalement indifférents. Leur seul intérêt réside dans les mouvements des marchés qu’ils orientent eux-mêmes dans un processus de prophéties auto-réalisatrices. (...)
Et pourtant, la responsabilité pénale – et donc l’équité – sur les marchés continuera de s’effriter à mesure que s’étendront sans frein trois dispositifs déjà centraux : la transaction, la capture et le duo indissociable opacité/taille. La transaction (pré)pénale, mode traditionnel de règlement des conflits aux États-Unis, se répand désormais dans le monde. Elle traduit une conception très particulière de l’œuvre de justice. La transaction empêche toute enquête et procès, qui sont pourtant l’occasion d’un examen minutieux des faits. La vérité demeure enfouie, faute d’exposition publique des faits. Souvenons-nous ainsi du plaider coupable (plea bargaining) rapide de l’escroc Bernard Madoff qui mit fin – de manière providentielle ? – à toute connaissance approfondie des mécanismes criminels en cause, des auteurs et complices, des bénéficiaires, etc.
Par ailleurs, la justice transactionnelle s’achève par de simples amendes qui s’apparentent au final à un droit à frauder, ou à une taxe sur la fraude. À l’expérience, ce dispositif se révèle incapable de dissuader les grandes institutions financières de frauder, quand il ne les incite pas à récidiver [3]. Ainsi, à Wall Street et à la City, les « usual suspects » hantent les chroniques pré-judiciaires depuis des décennies.
A contrario, la tenue de véritables procès au pénal avec leur charge symbolique, un exposé minutieux des faits et des responsabilités, le risque de sanctions carcérales et financières individuelles, ou la possibilité de condamnations de la personne morale, aurait un impact dissuasif probablement supérieur à celui d’ententes en coulisses. Pourtant, la transaction pénale a le vent en poupe, au nom du « pragmatisme », et risque de devenir en France et en Europe un mode prisé de règlement des fautes pénales des entreprises. Qui veut encore de la justice punitive ?
La capture des États et des organisations internationales par les entités financières est multidimensionnelle. Sociologique, par le mécanisme des revolving doors (aller-retour entre le public et le privé) que les Français nomment « pantouflage » et les Japonais « descente du ciel ». Financière, par le financement légal ou illégal des campagnes électorales. Idéologique ou intellectuelle par le partage d’une doxa et d’une vision du monde communes. Institutionnelle, enfin, par la participation des élus à l’administration des banques locales, comme en Allemagne ou en Espagne.
Ce travail de capture dispose de toute une industrie du lobbying particulièrement active dans le secteur de la finance. Le phénomène atteint son acmé quand le business model d’un pays repose sur la finance. Ce sont les territoires transformés en paradis fiscaux et bancaires, à l’image de l’Angleterre ou du Luxembourg. (...) La capture s’exprime aussi quand des gouvernants, de toutes couleurs politiques, défendent, au nom du patriotisme économique, leurs institutions financières et ce au détriment de l’intérêt général, quelles que soient les fautes commises.
L’opacité et la taille vont de pair. La taille génère de l’opacité et l’opacité encourage la croissance. Le « too big to fail » – l’aléa moral lié à la garantie implicite et lucrative des États aux banques – se conjugue aussi à un « too big to jail ». Certaines institutions financières, plus grandes et plus intimidantes, se retrouvent au-delà de tout principe véritable de responsabilité pénale. Au point que l’on est en droit de se demander si la course à la taille et à l’opacité ne s’explique pas, au-delà de la tentation monopolistique naturelle, par une recherche d’impunité. Car plus l’institution financière est grande, plus un chantage peut opérer sur le thème : « Si vous me poursuivez, vous risquez chômage et instabilité du système financier. » Ce « syndrome Arthur Andersen » (cette société d’audit disparut après sa mise en cause judiciaire excessive dans la faillite frauduleuse du géant américain Enron) a d’ailleurs été validé publiquement après la crise des subprimes par Eric Holder, ministre de la Justice des États-Unis, dans un discours qui fit sensation [4]. (...)
Ensuite, la taille et l’opacité autorisent les dirigeants des institutions financières à feindre d’ignorer connaître dans le détail les produits et les mécanismes criminogènes proposés à la clientèle, mais aussi les faits criminels de leurs subordonnés. Ce « droit » auto créé à l’ignorance ou à l’incompétence sert de bouclier devant les commissions d’enquête parlementaire, les médias et les juges. Les marchés financiers, avec le déclin de la responsabilité pénale, tendent à fonctionner sur le modèle d’une nouvelle loi de Gresham [5] de grande ampleur : « Les mauvaises pratiques chassent les bonnes et les mauvais acteurs chassent les bons. » Faute de police effective (contrôle, surveillance, sanction), la dérive vers l’anomie, la prédation et la fraude pure est inéluctable.
Jean-François Gayraud, commissaire divisionnaire
Dessin : Rodho
Cet article est tiré du dernier numéro de la revue Projet, dont Basta ! est partenaire. Retrouvez le sommaire de la revue dédiée à la finance sur le site de la revue Projet.