S'il était encore besoin d'illustrer le manque de fiabilité des chiffres de la délinquance enregistrés par les forces de l'ordre, le pataquès que la gendarmerie nationale a connu en 2012 y suffirait. À la suite de l'adoption, l'an dernier par les gendarmes, d'un nouveau logiciel automatisé d'enregistrement des infractions, dit Pulsar, certains faits de délinquance, stables en zone police, ont tout bonnement explosé en zone gendarmerie. Les faits de « violences, mauvais traitements et abandons d'enfant » (oui, tout cela est bien compilé de façon indifférenciée sous le même index) enregistrés par les gendarmes ont ainsi plus que doublé en douze mois.
Toujours en zone gendarmerie et sur la même période, les « harcèlements sexuels et autres agressions sexuelles envers des mineurs » ont eux aussi connu une hausse vertigineuse de 75,5 %, tandis que ceux commis envers des majeurs progressaient de 47,8 %. Au moins une douzaine d'indicateurs sont concernés par des évolutions du même ordre, « jamais arrivées » depuis la création de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) en 1996, a précisé son nouveau président, Stefan Lollivier, un inspecteur général de l'Insee qui a pris la succession d'Alain Bauer*.
Devant de telles aberrations statistiques, l'Observatoire, qui présentait vendredi matin, à l'Ecole militaire à Paris, son bilan annuel de la délinquance, a dû, pour la première fois, séparer les chiffres de la gendarmerie et ceux de la police. Après moult échanges avec la gendarmerie nationale, l'ONDRP a fini par conclure « que ces ruptures étaient dues au déploiement des nouveaux systèmes d'information de la gendarmerie ».
Alors que les gendarmes tapaient autrefois leur procédure sans forcément comptabiliser immédiatement l'infraction, cet enregistrement est désormais automatisé. Ce à quoi s'ajoute une qualification beaucoup plus fine des infractions, les menus déroulants du nouveau logiciel laissant peu de place à l'approximation. Plus moyen de garder des infractions sous le coude pendant des semaines, et surtout plus moyen de les requalifier sous des index moins visibles, car peu pris en compte par l'ONDRP. L'entourloupe, décryptée par Le Monde, est assez simple.
L'état 4001, qui recense les infractions constatées, compte 107 index ou catégories d'infractions. Pour en faciliter la lecture, l'ONDRP regroupe ces index sous quatre grands indicateurs : atteintes volontaires à l'intégrité physique, atteintes aux biens, infractions révélées par l'action de services (stupéfiants et séjour irrégulier), ainsi que les escroqueries et infractions économiques et financières.
Mais une petite douzaine d'infractions, comme les atteintes sexuelles ou encore les atteintes à la dignité et à la personnalité, n'ont trouvé leur place nulle part dans ces grands indicateurs phares. Et sont donc relégués en toute fin des rapports annuels de l'Observatoire, là où aucun journaliste ou politique ne s'amusera à les dénicher. De là à imaginer que, sous la pression de la politique du chiffre, les gendarmes aient cherché ces dernières années à y dissimuler certaines infractions...
C'est ce qu'affirme Le Monde : « Ces index ont servi, pendant des années, à abriter une partie de la hausse des violences. » Et de rappeler qu'en septembre 2011, le directeur général de la gendarmerie nationale avait recommandé à ses troupes de lever le pied sur les plaintes afin de « viser un bilan favorable de l'évolution de la délinquance en 2011 ».
L'arrivée de Pulsar, « un outil beaucoup plus contraignant » selon Christophe Soullez, directeur de l'ONDRP, a donc contraint les gendarmes à « une collecte beaucoup plus honnête et exhaustive ». Provoquant un jeu de chaises musicales entre plusieurs index. Les atteintes sexuelles, qui font partie des index peu visibles, ont ainsi brusquement baissé de 31,4 % en 2012, alors que les harcèlements sexuels et autres agressions sexuelles ont connu des hausses spectaculaires inverses (décrites plus haut). « Est-ce que certains faits, qui étaient qualifiés d'atteintes sexuelles par les gendarmes, sont désormais qualifiés d'agressions sexuelles ? » s'interroge diplomatiquement Cyril Rizk, responsable de statistiques à l'ONRDP.
Même schéma pour les outrages à des dépositaires de l'autorité, là encore un index peu visible, qui chutent de 17,9 % en zone gendarmerie entre 2011 et 2012, tandis que les violences à dépositaires de l'autorité bondissent de 32,2 % dans le même temps.
* Huit mois après la démission d'Alain Bauer, conseiller sécurité officieux de Nicolas Sarkozy, le premier ministre a fini par lui trouver un successeur, nommé in extremis par un arrêté du 18 janvier 2013. Inspecteur général de l'Insee, Stefan Lollivier siégeait déjà depuis sept ans au Conseil d'orientation de l'Observatoire. Alain Bauer continue par ailleurs de siéger au Conseil d'orientation de l'ONDRP, comme représentant du Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques (CSFRS), un think tank créé en 2010 par Nicolas Sarkozy. À l'issue de la conférence de presse, c'est, comme à l'habitude, vers lui que les micros des journalistes se sont tournés pour… une analyse au pied levé de la prise d'otages en Algérie.
La plaisanterie ne s'arrête pas là. Car, après les gendarmes, c'est au tour des policiers d'adopter, d'ici mi-2014, un nouveau système informatique : le logiciel de rédaction des procédures de la police nationale (LRPPN)*. Autant dire que « l'année 2013 pour la statistique sur la délinquance va être compliquée », comme le remarque, un brin inquiet, l'analyste Cyril Rizk.
Yannick Danio, secrétaire national d'Unité SGP Police FO, le principal syndicat de gardiens de la paix, n'hésite pas à mettre les pieds dans le plat. « À partir du moment où le ministre annonce qu'il veut plus de transparence, qu'on doit intégrer ce nouvel outil, il y aura inévitablement des hausses de la délinquance constatée, puisque cela fait des années, et bien avant Nicolas Sarkozy, que les chiffres étaient truqués, affirme-t-il. La hiérarchie policière risque de sortir des “cadavres” des placards. Dans certains départements les consignes étaient d'“optimiser” et de ne traiter que ce qui pouvait aboutir afin d'afficher de bons taux d'élucidation. »
La généralisation, prévue début 2013, du système de pré-plainte en ligne, qui facilitera les dépôts de plainte pour les infractions les moins graves, risque également de donner des sueurs froides au ministre de l'intérieur, déjà attaqué depuis plusieurs mois par la droite sur le thème « la violence explose ». « Plus vous incitez les victimes à déposer plainte, plus ça fait augmenter vos chiffres », se contente de rappeler Christophe Soullez, le directeur de l'ONDRP, qui s'agace des raccourcis effectués par certains représentants politiques.
La gauche avait déjà expérimenté cet effet, redoutable dans l'opinion publique, lors de la mise en place de la police de proximité. « Forcément, si on ouvre des postes de police partout dans les quartiers, les gens vont venir porter plainte plus facilement, surtout s’ils ont confiance dans la police, ce qui fera monter les statistiques », nous avait expliqué le sociologue Christian Mouhanna.
*Évidemment, il ne s'agit pas du même logiciel que celui de la gendarmerie, sinon cela ne serait pas drôle...
Que peut-on alors dire de l'évolution de la délinquance enregistrée en 2012 ? D'abord, comme le ministre de l'intérieur s'en était félicité le matin même, le nombre des homicides en France a atteint son « plus bas niveau historique », soit 665 homicides. La tendance n'est pas nouvelle, le nombre d'homicides en France baisse depuis 1985 et il a même été divisé par deux en quinze ans, passant de plus 1 600 en 1995 à moins de 800 en 2010.
Parmi ces homicides, ceux liés à des règlements de comptes entre malfaiteurs sont toutefois en légère hausse, passant de 57 meurtres en 2011 à 63 en 2012. Près des deux tiers ont été commis dans les Bouches-du-Rhône (24) et en Corse (16). Les faits de vol à main armée ainsi que ceux avec arme blanche ont, pour la troisième année consécutive, baissé de 6,4 % entre 2011 et 2012.
En revanche, les cambriolages poursuivent leur hausse, entamée en 2007, aussi bien en zone police (+4,7 %) qu'en zone gendarmerie (+14,7 %). De même que les vols contre des particuliers dans des lieux publics en zone police : vols à la tire (+8,5 %), vols simples (+4,7 %), vols violents contre des femmes (+7,9 %). L'ONDRP a écarté ces chiffres en zone gendarmerie en raison de la rupture statistique déjà expliquée.
Petite parenthèse : oui, l'état 4001, conçu au tout début des années 1970, comptabilise les « vols violents contre les femmes » séparément, mais n'a pas de catégorie équivalente pour les hommes qui, comme chacun le sait, n'ont pas l'idée saugrenue de se promener dans la rue avec un sac à main et sont, de toute façon, moins vulnérables. Du coup, dans le monde merveilleux de l'état 4001, ils ne se font jamais rien « arracher » dans la rue, même pas leur portable.
Le nombre d'infractions à la législation sur les étrangers a fortement baissé en 2012 en zone police (–16,9 %) comme en zone gendarmerie (–7,1 %). Sans doute une conséquence de la décision de la Cour de cassation du 5 juillet 2012. Cette décision interdisait aux forces de l'ordre de mettre un étranger en garde à vue au seul motif qu'il était en séjour irrégulier. Ce vide juridique a depuis été comblé par la création d'une « retenue » de 16 heures pour les étrangers sans papiers.
Des chiffres fortement relativisés par le directeur de l'ONDRP : « Il faudra attendre les résultats de l'enquête de victimation (qui sera présentée en novembre 2013 - ndlr) pour se faire une idée » de l'évolution réelle de la délinquance en 2012. La dernière enquête de victimation de l'Observatoire, présentée en novembre 2012, montrait une stagnation, voire une baisse pour certaines atteintes, de la délinquance en France depuis 2006.
Pour la première fois, le ministre de l'intérieur n'était pas présent lors de ce traditionnel bilan annuel de la délinquance, et a tenu sa propre conférence de presse, quelques heures plus tard, place Beauvau. Une façon de rompre avec la pratique de ses prédécesseurs consistant à dévoiler chaque année lors d'une « grand-messe » un chiffre unique de la délinquance générale. Même si dans la foulée, Manuel Valls n'a pas pu s'empêcher de glisser « à ceux qui me diront que je casse à dessein ce thermomètre », que ce chiffre unique « aurait été en baisse » en 2012.
Il s'est dit prêt à « assumer » la réalité de la délinquance. « La recherche de l'amélioration statistique à tout prix a conduit à des dévoiements, à des arrangements, à des manipulations, a martelé Manuel Valls. Aujourd'hui, je pose définitivement l'acte de décès de cette politique qui a parfois consisté à travestir la réalité. »
L'occasion pour le ministre de présenter sa réforme des indicateurs de la délinquance jugés « trop globaux, trop imprécis et trop hétérogènes ». On ne touche pas à l'état 4001, ni aux indicateurs historiques de l'ONDRP (histoire de garantir une continuité statistique), mais de nouveaux agrégats sont ajoutés. Il s'agit par exemple de créer un indicateur spécifique rassemblant les « violences intrafamiliales », jusqu'ici noyées parmi les autres types de violences.
De même seront créés des agrégats consacrés à la grande criminalité (homicides, règlements de comptes et grands trafics de stupéfiants), à la cybercriminalité, à la délinquance routière, aux atteintes à la santé et à l'environnement, aux infractions à la réglementation ainsi qu'aux « comportements portant atteinte à la tranquillité publique ». Manuel Valls entend rassembler dans ce dernier indicateur les « incivilités, qui, si elles ne sont pas forcément graves, nuisent au quotidien des habitants ».
Le ministre de l'intérieur veut également mieux mesurer le travail des services de sécurité, en ne se contentant plus d'un taux d'élucidation global, trop facilement manipulable. Il a donc présenté un nouveau « tableau de bord d’indicateurs d’efficacité » très détaillé. Les réunions et contacts avec les usagers (désignés sous le jargon guerrier d'« appropriation territoriale ») ainsi que les actions de prévention feront désormais partie des éléments comptabilisés par la hiérarchie.
Huit mois après son arrivée place Beauvau, Manuel Valls se donne un peu de temps avant d'entamer tout bilan. « Je ne suis pas là pour obtenir des résultats pour trois mois mais pour que la réalité de la délinquance change durant le quinquennat de François Hollande », a-t-il précisé.