Source : www.mediapart.fr
Afin de faire plier Moscou sur la Crimée, les États-Unis étendent leurs sanctions à vingt personnalités russes et une banque. La garde rapprochée du président Poutine est visée, dont le milliardaire Guennadi Timtchenko qui vient de revendre toutes les parts de son empire Gunvor.
Les Européens hésitent encore, mais Barak Obama, lui, l’a fait. Après une première salve de sanctions où figuraient essentiellement des seconds couteaux, le département du Trésor américain s’est attaqué, jeudi 20 mars, à l’entourage proche de Vladimir Poutine. Sur la nouvelle liste figurent 20 personnes : des officiels, mais également des figures de premier plan, anciens camarades du président devenus milliardaires, comme le magnat du pétrole Guennadi Timtchenko (voir ici la liste). Plusieurs d'entre eux sont, depuis des années, soupçonnés d’avoir permis au leader russe de s’enrichir personnellement (voir notre enquête sur les milliards de Poutine). Les éventuels biens ou actifs qu'ils détiennent aux États-Unis devront être bloqués, et ils ne pourront plus se rendre Outre-Atlantique.
Une seule entité juridique figure sur la liste : la banque Rossia qui, de petit établissement saint-pétersbourgeois, s’est transformée sous la présidence de Poutine en une structure de premier plan.
Washington a procédé méticuleusement. Chaque personne a droit à une petite biographie plus ou moins détaillée. Outre quelques conseillers, députés et sénateurs qui ont joué un rôle dans la crise ukrainienne, c'est bien le cercle rapproché de Poutine qui est visé.
À commencer par les anciens collègues du KGB dont Sergeï Ivanov, le chef de l’administration présidentielle, ancien de la 1re Direction (services extérieurs) qui fit la connaissance de Poutine en 1975, et son homonyme Viktor Ivanov le directeur du Service fédéral russe de contrôle des stupéfiants (FSNK) et membre du conseil de sécurité, un ancien lieutenant général du KGB qui a combattu en Afghanistan.
Jeudi soir sur Interfax, Dmitri Peskov, l’attaché de presse du Kremlin, ironisait sur l’« interdiction » faite à Sergeï Ivanov de voyager aux États-Unis. Ce dernier aurait ainsi appris la nouvelle « avec humour ». « Étant donné ses activités au sein des services d’espionnage, il est déjà frappé d'une interdiction d’entrée dans la majorité des pays occidentaux. C’est une situation à laquelle il est parfaitement habitué », expliquait-il.
On ne peut pas en dire autant des membres de la coopérative Ozero. En 1996, six camarades de Saint-Pétersbourg, dont Vladimir Poutine, ont créé cette structure en vue de se faire construire des datchas sur les bords du lac de Komsomolskoye, dans la région de Leningrad. Tous ont connu des carrières accélérées et se sont enrichis. Trois d’entre eux figurent désormais sur la liste noire des Américains : Andreï Fursenko, ministre de l’éducation et des sciences de 2004 à 2012 et actuel conseiller au Kremlin ; Vladimir Iakounine, P-DG de l'entreprise publique RJD, les chemins de fer russes, qui a supervisé de nombreuses constructions lors des jeux Olympiques de Sotchi, et enfin Iouri Kovaltchouk, actionnaire majoritaire de la banque Rossia et patron de la holding de presse National Media Group.
Dans son communiqué, le Trésor américain affirme que M. Kovaltchouk est « le banquier personnel de nombreux officiels russes de premier plan, y compris Poutine », une information dont plusieurs médias russes se sont fait l'écho ces dernières années. La banque Rossia, avec 10 milliards d’actifs, « a de nombreuses relations avec des établissement aux États-Unis, en Europe et ailleurs. Elle fournit une large gamme de services à des particuliers et à des entreprises, dans les secteurs du gaz et de l’énergie »,poursuit le texte. Dès 2004, Rossia a pu récupérer certains actifs de Gazprom dont 50 % de Sogaz, l’une des plus grandes compagnies d’assurances russes, à un prix particulièrement bas.
Sans grande surprise, dans la liste américaine ne figurent ni Alexei Miller, le directeur général du groupe Gazprom, ni Igor Setchine, le président du conseil d’administration du géant pétrolier Rosnfet, l’un des hommes les plus proches de Vladimir Poutine. Washington n’a semble-t-il pas pris le risque de s’attaquer à de tels poids lourds.
Washington n'a en revanche pas hésité à frapper au cœur même de l’oligarchie poutinienne. Les frères Arcadi et Boris Rotenberg, amis d’enfance du président et partenaires de judo, sont visés. Ils sont copropriétaires du groupe Stroygazmontazh, soit six sociétés de construction, spécialisées dans les pipe-lines et gazoducs, et dont le principal client est Gazprom – ils pèsent respectivement 4 milliards et 1,7 milliard de dollars selon Forbes. « Les Rotenberg ont reçu environ 7 milliards de dollars de contrats pour les jeux Olympiques de Sotchi, et leur fortune a augmenté de 2,5 milliards au cours des deux dernières années », indique le communiqué de presse américain (voir ici la carte de la corruption à Sotchi réalisé par Alexeï Navalny).
Autre coup de force des Américains : l'inscription sur la liste de Guennadi Timtchenko, le fondateur du groupe de négoce pétrolier Gunvor dont le patrimoine atteint 14,1 milliards de dollars. Depuis des années, ce Russo-Finlandais, installé à Genève, s’acharne à nier tout lien entre ses étourdissants succès dans le pétrole et maintenant le gaz, et son amitié de longue date avec Vladimir Poutine. « Les activités de Timtchenko dans le secteur de l’énergie ont été directement liées à Poutine. Poutine détient des investissement dans Gunvor et a accès aux fonds de Gunvor », écrit le département du Trésor américain, sans que l'on sache si cette affirmation est le condensé d'informations publiées ces dernières années dans différents médias, ou au contraire s'appuie sur des éléments dont personne n'a encore eu connaissance.
La structure du groupe Gunvor est particulièrement opaque : une holding enregistrée aux Pays-Bas – Gunvor International BV –, détenue par une offshore, Gunvor Cyprus Holding Ltd. Depuis avril 2007, cette compagnie chypriote mène à une autre structure enregistrée dans les îles Vierges britanniques (BVI), nommée EIS Clearwater Advisors Corp. Personne n'a jusqu'ici pu démontrer que le président Poutine détenait des intérêts dans le groupe.
Créée en 1997, Gunvor a connu une ascension fulgurante au milieu des années 2000, devenu l’un des traders favoris du géant Rosneft. Aujourd’hui le groupe s’est diversifié avec un chiffre d’affaires de 93 milliards de dollars en 2012. Outre le commerce de pétrole russe, il vend aussi du gaz, du charbon et du LNG (liquefied natural gas), et est implanté dans le monde entier : en Afrique, en Asie et... aux États-Unis.
Le risque de voir les actifs de Gunvor saisis était donc très important. Un scénario que M. Timtchenko a anticipé. Coup de théâtre : jeudi soir, Gunvor a annoncé dans un bref communiqué que le milliardaire, jusqu’ici actionnaire à 43 % aux côtés de son partenaire finlandais Torbjörn Tornqvist qui détient aussi 43 %, avait cédé sa part à ce dernier qui se retrouve ainsi à la tête de 87 %. Le reste étant porté par un fond de pension au profit des employés senior du groupe.
Interrogé par le quotidien des affaires Vedomosti, un représentant de Volga Group (la compagnie de Guennadi Timtchenko qui, elle, ne détient pas d’actifs ni de biens aux États-Unis) a expliqué que cette transaction avait été décidée depuis longtemps, mais que la menace de sanctions avait simplement « accéléré le processus ». Quant aux affirmations des Américains sur les liens entre Gunvor et Poutine, elles ont été qualifiées de « totalement inventées, loin de la réalité » et « purement spéculatives ».
En Europe et en particulier en Suisse, Guennadi Timtchenko est devenu une figure respectée et dont on imagine mal qu’elle puisse figurer ultérieurement sur une liste de sanctions.
En France, le milliardaire préside le conseil économique de la Chambre de commerce et d’industrie franco-russe (CCIFR). Il a été fait chevalier de la Légion d’honneur le 4 juillet 2013. « C’est une reconnaissance par la France du travail de Guennadi Timtchenko en tant que président du Conseil économique des entreprises françaises et russes et des liens économiques forts qu’il a su tisser avec l’entreprise Total. La communauté d’affaires française en Russie est très fière et heureuse de cette reconnaissance », avait alors déclaré Emmanuel Quidet, président de la CCIFR.
L’ancien actionnaire de Gunvor a lancé un grand projet avec le musée du Louvre pour mettre en place des galeries permanentes où seront exposées des œuvres d’art russe.
À Genève, où il paye ses impôts avec un système de forfait fiscal, Guennadi Timtchenko est également perçu comme un grand mécène. Sa fondation Neva – dont sa femme Elena et sa fille s’occupent également – promeut et finance de nombreux projets dans le domaine de la culture, la science, le sport et l’éducation, dont un festival de films tout juste créé et un journal en langue russe Nacha Gazeta. Elle subventionne aussi certaines institutions, comme le Grand Théâtre.
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