Un habitant de Corbeil-Essonnes décortique pour Mediapart le système Dassault auquel il a participé avant d'être lâché. Alors que le sénateur milliardaire est convoqué par les juges le 2 octobre prochain dans une enquête criminelle, Athman livre dans un long témoignage sonore, les détails, les circuits financiers et les arrangements du « système D ». Et il en appelle à la justice, son témoignage mettant aujourd'hui sa vie en danger.
« J’ai vécu et grandi avec Monsieur Dassault, autour du monde de Monsieur Dassault, je n’ai connu que le monde Dassault. » Athman, 32 ans, est un ancien témoin devenu un acteur de ce qu’il nomme le « système D ». Il a « goûté » à l’argent du sénateur, en particulier lors des élections municipales, pour « inciter » des habitants à voter pour l’avionneur. N’ayant pas été payé pour les élections de 2010, il détaille et dénonce aujourd’hui ce système dont Serge Dassault reconnaît l’existence dans les enregistrements que Mediapart a rendu publics dimanche.
Ce n’est pas Athman qui nous a transmis l’enregistrement clandestin dans lequel Serge Dassault reconnaît avoir acheté la campagne électorale de 2010. Il n’est pas non plus l’une des deux personnes qui faisaient face au sénateur milliardaire ce jour de novembre de 2012. Mais, comme il l’explique, il fait partie de ceux qui ont initié cet enregistrement. Il a demandé que son prénom soit modifié pour des raisons de sécurité, car il sait très bien ce qu’on risque quand on dénonce le système Dassault, quand on enraye une machine qui a notamment fait la fortune de tous, dont certains malfrats.
Un ami de sa bande, un des deux hommes qui faisaient face à Dassault lors de l’enregistrement, s’est en effet fait tirer dessus trois mois plus tard, en février 2013. Il a réchappé par miracle aux balles qui ont été tirées, selon des sources policières, par un certain Younès B., précisément l’homme qui n’aurait pas redistribué correctement le 1,7 million d’euros versé par Dassault pour les seuls quartiers-sud de la ville… Les avocats de Serge Dassault, Mes Pierre Haïk et Jean Veil, ont annoncé lundi 16 septembre la convocation du sénateur, le 2 octobre prochain, comme “témoin assisté” par des juges d'Évry qui enquêtent sur cette tentative de meurtre. Initialement, les juges voulaient l'entendre sous le régime de la garde à vue, mais le bureau du Sénat s'était opposé à la levée d'immunité du milliardaire.
Conscient de la nécessité de crédibiliser son témoignage, « Athman » a cependant accepté que sa vraie voix soit diffusée dans cette longue interview séquencée de 20 minutes que nous publions aujourd’hui, et qui constitue une mine d’informations, précises et documentées, permettant de détailler une machine que plusieurs de nos confrères, comme Le Canard enchaîné, Libération et Le Parisien, avaient déjà commencé à décrire.
Athman a rencontré pour la première fois Serge Dassault en 1996. À l’époque, le milliardaire vient de remporter, en 1995, les élections municipales de Corbeil-Essonnes, une ville qu’il traverse régulièrement pour se rendre sur son terrain d’aviation de Melun-Villaroche et dont il veut faire une vitrine de ses engagements politiques. Il veut, par la même occasion, prouver à ses détracteurs qu'il est capable de réussir sans hériter.
Cette victoire, il la savoure d'autant plus qu'il met fin, du coup, à trente-trois ans de communisme. Ville ouvrière de 42 000 habitants, Corbeil ne s’est pas relevée de la crise économique. À son arrivée, le nouveau maire promet de tout moderniser ; de se servir de son carnet d'adresses et de son savoir-faire de businessman pour relancer l'économie de la ville. Dix-huit ans plus tard, Serge Dassault n’a pas fait revenir l’emploi. Le taux de chômage n’a cessé d’augmenter, passant de 9,7 % en 1995 à 13,8 % en 2012, allant même jusqu'à 40 % dans certaines cités.
Pourtant « SD », comme l’appellent les jeunes de Corbeil, est parvenu à garder la ville sous son giron. « C’est comme chez Coluche. Chez Coluche, vous avez des pâtes, du riz, des tomates, des pommes de terre, du pain, des raviolis… Eh ben, chez Monsieur Dassault, vous avez des billets de 100, des billets de 200, des billets de 500, du bien immobilier… (…) et Monsieur Dassault, on ne peut pas dire que c’est Picsou. Il est généreux envers les habitants de Corbeil-Essonnes. » Qui, en échange, le lui rendent bien lors des élections, comme le raconte Athman.
- « On craint pour notre personne »
Athman explique avoir peur parce qu’il dénonce un système « par lequel des générations et des générations de personnes ont touché de l’argent. À cause de nous, tout ça va s’arrêter. » Selon lui, « tous les gens qui sont à Corbeil ont goûté à l’argent de Monsieur Dassault ». Pourquoi le dénoncer ? « On n’a pas été rémunérés, on nous a négligés, on nous a maltraités et c’est pas bon de faire des promesses qu’on ne peut pas tenir. »
- « On va pas lui dire : “Ah non, Monsieur, vous rajoutez une autre enveloppe !” »
En 2009, c’est aux Pinsons, le QG électoral de Dassault à Corbeil-Essonnes, que les habitants sont invités à déposer leur demande en tout genre. Ils défilent dans le bureau de « SD » et les enveloppes sont distribuées. En 2009, Athman fait la connaissance des lieux lors de l’entre-deux tours des élections municipales. À l’époque il demande une somme « modeste » : 10 000 euros.
Dans cet extrait, Athman parle de Jacques Lebigre comme de l’homme de main de Serge Dassault. Ancien militant du SAC, ancien directeur de cabinet de Serge Dassault à Corbeil et secrétaire départemental de l’UMP de l’Essonne, il est le fidèle parmi les fidèles, surnommé à Corbeil-Essonnes, le « porteur de valises ». Lorsque Serge Dassault remet l’argent à Athman, celui-ci ne prend pas la peine de vérifier la somme devant le milliardaire. « Quand on est devant, on est réservé, on a honte un peu, on se croit pas tout permis devant lui. On va pas lui dire : “Ah non, Monsieur, vous rajoutez une autre enveloppe !”. »
- « Ils ont d’abord voulu acheter la paix sociale. Puis ils nous ont fait des promesses… »
Un BEP d’électro technique en poche, après quelques petits boulots et un détour par la case prison pour trafic de drogue, Athman est approché par l’équipe Dassault pour réaliser un « travail », certes particulier mais lucratif. Athman explique qu’on est venu le chercher : « On était soi-disant des voyous. Ils voulaient acheter la paix sociale. Ils sont venus vers nous, ils nous ont fait des promesses. Ils connaissaient ma situation, ils m’ont dit : “On peut t’aider.” Nous, on n’est jamais venu taper à la porte de SD, c’est SD qui est venu et qui veut s’entourer de gens comme nous. (…) SD veut récupérer les plus agressifs. Ce qui fait qu’on devient tous des loups. On se dit qu’en étant brebis on va se faire bouffer, qu’en étant calme on n’aura rien, et en étant voyou, là, vous vous achetez une crédibilité. »
- « Pour moi et mon groupe, on a demandé 120 000 euros »
À la tête de la ville de 1995 à 2009, Serge Dassault a dû confier les rênes de la commune à son bras droit et employé de son groupe de presse, Jean-Pierre Bechter, à la suite de l’invalidation par le Conseil d’État, en juin 2009, de la municipale de 2008 pour dons d’argent. Inéligible, il présente donc son poulain qui remporte les élections en octobre 2009 de 27 voix. À l’époque, le mot d’ordre lors de la campagne dans les cités des Tarterêts, de la Nacelle, ou de Montconseil, est clair : « Votez Bechter, c’est voter Dassault. »
Mais en mars 2010, le scrutin d’octobre 2009 est lui aussi annulé au motif que Serge Dassault figurait sur les bulletins de vote de Bechter. Il faut repartir en campagne, et cette fois Athman est pleinement de la partie. Il raconte le démarchage et décortique comment la victoire a été rendue possible : « On leur expliquait que s’ils avaient besoin de quelque chose, d’un changement de logement, d’un appartement plus grand, un travail au SMIC dans les espaces verts ou dans le milieu associatif, il fallait voter Dassault. C’est tout simple. »
Il faut cependant faire le travail jusqu’au bout. « Monsieur Dassault ne paye qu’une fois le résultat obtenu. Si les gens ne font pas ce qu’il faut dans l’isoloir, personne n’a sa part. » Et après la victoire, il faut attendre. « Les liquidités arrivent au bout de 9 mois, 10 mois… »
- « En 2010, on me fait ouvrir des comptes »
« En 2010, on m’a fait une promesse. Cette promesse n’a pas été tenue. » Sans détour, Athman accuse Younès B., « le bras armé » de Serge Dassault, de ne pas avoir redistribué l’argent comme convenu. Ancien habitant de la cité des Tarterêts, Younès B., fait figure de « caïd » pour certains, de « toutou » pour d’autres. Il reste un des principaux bénéficiaires du « système D », système qui lui aurait permis notamment de devenir propriétaire d’un café et d’une entreprise à Corbeil-Essonnes. « Il a jugé bon de ne pas payer un petit quartier comme le mien. C’est pour cela qu’on n’a pas été réglé. »
Tout avait été pourtant préparé. Pour être rémunéré, il est demandé aux petites mains du système d’ouvrir des comptes à l’étranger. Dans l’enregistrement, Serge Dassault lui-même évoque le Liban, une piste déjà retenue dans le cadre de l’enquête de la Brigade de répression de la délinquance sur la personne (BRDP) ouverte à Paris, en avril 2012, suite à la plainte déposée par la fille de Serge Dassault, Marie-Hélène Habert, et de son frère Laurent, pour « harcèlement ». Un habitant de la cité des Tarterêts, Mamadou K., aujourd’hui en Belgique, aurait en effet récupéré dans une banque au Liban une somme d’argent importante provenant d’un compte lié à Serge Dassault.
- « Nos parents, eux, n’ont pas réussi à économiser 100 000 euros »
Les sommes en jeu font tourner les têtes. « Mon père a travaillé toute sa vie, il a juste eu de quoi payer ses factures, ci et ça, faire grandir ses enfants et basta. Et avoir 1 000 euros pour son enterrement. Vous imaginez maintenant, quelqu’un vient et vous propose 100 000 euros… »
Dans ces conditions, il n’est pas difficile d’obtenir des voix : « J’allais voter à droite parce que c’est un système de corruption… Tout en sachant que la droite, elle prend les immigrés avec des pincettes. »
- « On ne se fait plus la guerre : on sait comment prendre l’argent. On attend les élections. »
La paix entre quartiers est le seul point positif que trouve Athman au système. Ce qui ne l’empêche pas de s’interroger sur sa fin. « On se retrouve avec un milieu associatif et un milieu éducatif dans le chaos total. Quand tout ça sera fini, qu’est-ce qu’ils vont faire les jeunes ? (Les employeurs) leur demanderont : Vous n’avez rien fait pendant 10 ans ? »
- « On a investi à plusieurs dans une caméra cachée. Et on les a piégés. »
Fin 2012, Athman et ses acolytes parviennent indirectement à piéger un certain nombre d’élus. Ils veulent utiliser ces bombes mais obtenir en échange une protection pour ne pas être pris pour cibles. « En janvier 2013, on a vu les policiers de Nanterre. On leur explique la tension, on leur dit que des vies sont en danger. Ils ont pris ça avec des pincettes. Je leur dis qu’on a d’autres preuves (à leur disposition) mais seulement si on a une protection d’éloignement. La police nous répond qu’ici, c’est pas l’Amérique. »
Un mois plus tard, un de leurs amis qui avait piégé Dassault se fait tirer dessus par Younès B., l’homme qui n’a pas redistribué l’argent comme convenu. « Ils l’ont massacré pour rien, et on veut que ça ne se reproduise plus. C’est pour ça qu’on demande des garanties. »
Lire aussi