Mediapart publie «Tapages Nocturnes» à partir de demain
Alain le gouguec4 par Mediapart Rencontre avec Alain Le Gouguec, auteur de «Tapages Nocturnes» Manifestations nocturnes silencieuses organisées via les réseaux sociaux: cette idée a germé début 2009, dans l'esprit d'Alain Le Gouguec, journaliste de France Inter. Il a décidé d'en faire un des thèmes de son premier roman, Tapages Nocturnes, publié sur Mediapart à partir de demain.
Aurélien Fenaux arrivait en vue de la Fábrica Real de Tabacos.
A l'angle de l'hôtel Alfonso XIII et de la Calle Maria Doña de Padilla, le jeune Français consulta sa montre : 11h47. L'ancienne manufacture royale des tabacs abritait plusieurs sections de l'université sévillane. Les jours de canicule, il empruntait avec ravissement l'enfilade des cours fraîches. Elles étaient encadrées d'escaliers de marbre monumentaux bordés de balustrades et de rampes de bois tourné. Bizet s'en était inspiré pour concevoir le décor de Carmen. Du haut des marches s'échappaient parfois les échos d'un piano à queue dont Aurélien savourait quelques notes languides avant de reprendre son cheminement vers la Calle Palos de la Frontera.
Ce matin-là, il n'alla pas jusqu'aux grilles de la Fábrica. Il prit le sentier extérieur, longea les douves sèches du bâtiment jusqu'au grand hévéa. Le vieil arbre feuillu était aussi épais qu'un baobab. C'était un dinosaure végétal. De son tronc pendait une barbe de lianes entrelacées. Autour de l'énorme pied, de larges tentacules cagneux plongeaient dans les profondeurs argileuses pour y puiser un peu d'humidité.
D'un mouvement de l'épaule et du bras, Aurélien laissa choir son sac à dos et s'assit sur l'une de ces grosses racines en tirant de sa poche un téléphone mobile à clapet.
- Corre que te pillo... Corre que te agarro...Corre...
Les yeux brillants comme des flammèches, deux enfants apparurent à six mètres de là. Ils chantaient à tue-tête en sautillant de concert deux fois sur le pied gauche, deux fois sur le pied droit. Le jeune Français les regarda s'éloigner, prêts à bondir l'un et l'autre au détour d'un couplet, prêts à courir pour donner corps à leur entêtante ritournelle, prêts à fuir pour être pris...
- ...Cours ou je t'attrape... Cours ou je t'agrippe... Cours...
Il ôta ses lunettes de soleil, se concentra sur son GSM et prit soudain l'air contrarié. Près de lui, deux étudiantes elles-aussi adossées au tronc de l'arbre attaquaient un sandwich en devisant de tout et de rien. Le jeune homme se pencha vers l'une d'elles qui le regardait en mâchant. C'était une jolie fille blonde bien dans son temps mais étrangement coiffée d'un chignon d'une facture très conventionnelle pour son âge. Il lui montra son portable sans batterie, indiqua l'écran noir et lui demanda en espagnol s'il pouvait lui emprunter le sien pour envoyer un SMS, « un seul ». La joue gonflée de pain, elle le toisa en déglutissant. Il insista poliment comme si sa vie en dépendait et s'entendit répondre d'une voix douce :
- No te preocupes. Toma, toma !
Elle lui tendit le téléphone qu'il prit sans se faire prier davantage.
- Mucha' gracia'.
Il composa un numéro, ouvrit une page texto et y écrivit : « La nuit est à nous ». Le derrière un peu endolori par la dureté du bois, il resta là un instant sans rien faire de plus, souriant sous le soleil que filtrait l'hévéa.
Dix secondes s'écoulèrent.
A midi pile, les carillons de Séville commencèrent à sonner. Paupières closes, Aurélien Fenaux huma profondément l'air andalou de septembre... Puis, d'une pression du pouce gauche, il envoya le message.
Kevin Payet n'en croyait pas ses yeux. La scène qui s'offrait à lui n'était vraiment pas ordinaire.
Il allait être une heure du matin. La lune était fine comme une rognure d'ongle. Il rentrait tout juste d'une garde statique dans une rue proche du boulevard du Temple. Son Commandant l'avait exceptionnellement autorisé cette nuit-là à quitter ses collègues de la C.R.S. 63 sans passer par le cantonnement de sa compagnie, du côté de Vélizy.
Le Brigadier Payet avait soigneusement rangé son treillis bleu marine et tout son attirail dans un sac de sport passe-partout. Emmitouflé dans une tenue de ville -pantalons de grosse toile noire, doudoune kaki, bonnet de laine dans le même ton-, il regagnait la maison.
L'hiver était très en avance. En cheminant vers la station de métro Filles du Calvaire, le Brigadier pensa dans le froid à ses vacances prochaines. L'année avait été rude, sa famille s'était montrée patiente, le retour au pays pour deux semaines s'annonçait comme une récompense pour tout le monde. Départ prévu avant les fêtes.
Payet était réunionnais. Il n'était pas rentré dans son île depuis trop longtemps.
Tout en marchant, il se gava d'images et de projets ; il songea à ce sentier qu'il aimait et qu'il sillonnerait bientôt avec Lakshmi et leurs deux enfants. Descente vers la rivière parmi les filaos et les fraisiers sauvages, baignade ensoleillée en eau fraîche, montée en direction de Bassin bleu, cap sur Cilaos dans les senteurs orangées du bois de joli-cœur, traversée d'une forêt de cryptomerias jusqu'aux premières cases créoles. En chemin, on croiserait un visage familier, un vieux des hauts coiffé d'un petit chapeau. Il demanderait : « Comon y lé ? » ... On lui répondrait : « Lé la ! »... Ensuite, on échangerait quelques mots pour la forme. On maudirait l'envahissant longose, une plante d'ornement devenue peste sauvage. On s'autoriserait peut-être quelques commérages, quelques « la dit la fé ». Puis on prendrait congé. La chemise collée à la peau par l'effort, on irait joyeusement savourer sous la varangue un rougail fait maison, épicé comme il faut.
En attendant, il y avait ça.
Kevin Payet s'apprêtait à descendre vers les quais du métro quand son attention fut attirée par un fait inhabituel par-delà le boulevard. Il leva la tête et regarda du côté du Cirque d'Hiver.
Au premier coup d'œil, il ne saisit pas bien ce qu'il vit. Un clignement de paupière plus tard, il comprit finalement ce qu'il y avait là-bas, à une quinzaine de mètres devant lui.
Sur les trottoirs, sur les chaussées, à l'intersection des rues Amelot et Oberkampf, sur les aires de jeux du jardin pour enfants de la place Pasdeloup, deux à trois-cents personnes -plus ou moins- se tenaient debout, immobiles, serrées les unes contres les autres. Elles ne faisaient visiblement rien d'autre qu'occuper l'espace, sans un mot, pas même un murmure, comme si elles s'étaient installées là seulement pour être là.
Estomaqué, déconcerté, le Brigadier des Compagnies Républicaines de Sécurité fut tenté de s'approcher. Il remonta de trois marches, sortit son GSM d'une poche à fermeture éclair cousue sur la manche gauche de sa parka et composa le numéro abrégé du poste de police le plus proche. Bien peu amène, une voix d'homme maugréa :
- Police, j'écoute. Déclinez votre identité ainsi que la raison de votre appel...
Payet connaissait cette voix.
- ???... Jablonsky ?
Il avait rencontré Luc Jablonsky à l'école de police. Mieux noté que son camarade, Kevin Payet avait choisi les C.R.S..
Après quelques opérations de maintien de l'ordre, on l'avait affecté à la garde des bâtiments officiels. Quant à Jablonsky, il avait tout de suite goûté à la rue, aux bagarres entre ivrognes, aux vols à la roulotte, à la crasse, aux petites et aux grandes misères du monde. En prenant du galon, il avait gagné une place au chaud, une chaise derrière une table dans une antenne de quartier. Au cœur du XIe arrondissement de Paris, il était devenu l'as de la main courante, un prosateur de la maréchaussée abonné au jargon des assureurs. S'il n'y avait eu que cinq mots à son vocabulaire, c'eurent été les mots « effraction », « individu », « véhicule », « sinistre » et « décédé ».
- ...Payèèèèèèèè !?!...
Au cours des mois qu'ils avaient passés ensemble chez les élèves gardiens de la Paix, Kevin avait eu beau lui expliquer que la prononciation réunionnaise de son nom était « Payett », Luc Jablonsky n'avait jamais cru bon de s'y conformer. Cette fois encore, c'était peine perdue.
Le Brigadier Kevin Payet demanda à son collègue si la présence de centaines de personnes silencieuses place Pasdeloup à une heure du matin lui avait été signalée. Son collègue crut à une plaisanterie avant de venir voir de plus près de quoi il retournait.
Jablonsky arriva dans un fourgon Jumper. Trois jeunes gardiens de la paix dont un sous-Brigadier l'accompagnaient.
Ils s'approchèrent de cette humanité compacte et mutique. Il y avait là autant de femmes que d'hommes, des gens jeunes, des vieux et aussi quelques mimes au teint très blanc, aux yeux lignés de noir, aux lèvres rouge carmin, asexués dans la pénombre par ce grimage outrancier. Ceux-là portaient sur les paumes de leurs gants l'inscription : lecridumime.over-blog.com.
- C'est quoi, ce bordel ?
Ce fut un grommellement plus qu'un aboiement.
Le Brigadier de police Luc Jablonsky promena sa stature impressionnante parmi les noctambules qui venaient ainsi le défier sur son territoire, « sur mon chantier » avait-il coutume de dire pour désigner le quartier.
- Qu'un responsable se désigne !... lança-t-il d'une voix menaçante...J'veux parler à l'auteur de c'foutoir, et vite !
Pour toute réponse il n'eut que le silence.
Puis des sons de souris, mi soyeux, mi feutrés, s'échappèrent peu à peu de ce stabile humain. Jablonsky et son mètre quatre vingt dix n'avaient pas attendu les cours de l'école de police pour savoir qu'un peu d'intimidation pouvait générer beaucoup d'inquiétude. Il sentit l'air de la nuit s'empreindre d'un parfum qu'il reconnut immédiatement. C'était l'âcre exhalaison de la peur. Il insista.
- Alors !?
Personne ne sortit des rangs.
A quelques pas de là, toujours présent mais soucieux de garder ses distances, Kevin Payet vit son ancien condisciple adresser à ses collègues un signe dont ils saisirent immédiatement le sens. Ostensiblement, portière ouverte, le sous-Brigadier demanda par radio du renfort. Les deux gardiens de la paix -un homme et une femme- détachèrent prestement de leurs ceinturons réglementaires ces matraques de polymère à poignées latérales perpendiculaires que l'on appelle « tonfas ».
Un frémissement, pas encore un murmure, s'échappa de la foule toujours homogène. Rejoints par le sous-Brigadier, les deux gardiens de la paix et le Brigadier Jablonsky toisèrent les « individus » les plus proches d'eux et aboyèrent cette fois en canon, pour faire nombre : « Vos papiers !... Allez ! Vos papiers et tout de suite ! ». De temps à autre fusait aussi un : « Je l'dirai pas deux fois ! »... Mais de toute évidence, les citoyens qui s'étaient donné rendez-vous nuitamment sur cette place étaient paralysés de détermination ou de terreur. Aucun ne bougeait. Tous se taisaient.
Surgirent alors deux autres voitures de police, un fourgon Citroën et une berline. Leurs sirènes, le crissement des pneus sur l'asphalte, les crachouillis des talkies-walkies : tout ce remue-ménage amplifié par la nuit eut pour effet d'extraire les riverains de leur sommeil.
Une à une, les lumières s'accrochèrent aux fenêtres. Elles éclairèrent la rue, des têtes apparurent derrière les rideaux puis sur les balcons alentour. Payet pensa : « Oh merde... On dirait que le spectacle commence... ».
D'abord intrigués, à l'abri chez eux, les spectateurs firent bientôt entendre leur voix : « Qu'est-ce que c'est ? », « Que se passe-t-il ? », « Qu'ont-ils fait ? ».
D'en bas, les policiers les invitèrent à rentrer, à reprendre tranquillement le cours de leurs rêves. Les dormeurs réveillés le prirent très mal. On entendit fuser : « Vous êtes gonflés !... Vous nous sortez du lit en faisant un boucan pas possible et maintenant vous voudriez qu'on se rendorme comme ça... C'est pas un peu facile ? ». D'un immeuble à l'autre, des voix approuvèrent et prolongèrent l'écho protestataire.
Sur la chaussée du boulevard des Filles du Calvaire, face aux quelques centaines de noctambules plus que jamais statiques et silencieux, le Brigadier Jablonsky commençait à manquer d'idées. Il ne sentait pas bien la suite. Son copain Payet était là, toujours là, qui observait la scène de l'autre côté du boulevard. Jablonsky demanda ses papiers à un septuagénaire replet qui ne bougea pas.
- Papiers !... hurla le policier.
Son nez touchait presque celui de l'homme, toujours muet, qui n'en apparut pas troublé pour autant. Comme beaucoup de ceux qui l'entouraient, il arborait le badge du site silencieuxmaisconscients.com
Trois secondes s'écoulèrent qui parurent des minutes.
La voix de Jablonski résonna encore, ferme, portée par l'assurance que la loi confère à ceux qui la servent.
- On l'embarque.
Cette fois, un murmure parcourut la masse humaine qui emplissait la place Pasdeloup. On vit alors une femme d'allure nerveuse fendre la foule, se porter aux avants postes et se planter face à un gardien de la paix interloqué. Une chaîne brillait au cou de cette petite dame courageuse. Le bijou était lesté d'un prénom écrit en lettres d'or stylisées : « Suzanne ».
Elle se lança dans un étrange ballet, déployant ses bras de bas en haut. Elle se comporta un peu comme si elle eût voulu impressionner une assemblée de pêcheurs en décrivant à l'aide de gestes amples la taille d'un poisson gigantesque. Simultanément, sa bouche semblait faire « ouaaah ! »... « ouaaah ! »... « ouaaah ! »... Il n'en sortait qu'un souffle, pas un mot.
Parmi la douzaine de policiers désormais sur les lieux, il s'en trouva un pour ne pas juger à son goût cette gesticulation d'insecte. La partie longue d'un tonfa s'enfonça brutalement dans le plexus de Suzanne. Elle tomba à genoux les bras croisés sur le ventre entre abdomen et thorax, les yeux révulsés, la gorge dilatée en recherche d'oxygène. Des « oh ! » scandalisés s'échappèrent des balcons et des fenêtres. C'est alors qu'un mime à la pommette gauche maquillée d'une larme en trompe-l'oeil se rua sur le sous-Brigadier venu assister Jablonsky.
Un coup de matraque l'arrêta net. Son cri réveilla ceux des riverains qui dormaient encore. Le sang gicla du front du mime blessé. Le long de son visage blanc coula un épais filet rouge, une coulée luisante comme un vernis dans la lumière des réverbères. Une clameur s'éleva et ce fut la curée.
Abasourdi, toujours debout près de l'entrée du métro, le C.R.S. en civil Kevin Payet fit un quart de tour sur lui-même et regarda partir au loin le fourgon de police qui conduisait Suzanne au poste.
Ce qu'ignoraient encore les policiers, c'est que la jeune femme qu'ils allaient interroger n'était pas seulement mutique. Elle était aussi sourde et muette.
***
« La manifestation à Pasdeloup dégénère »...
Le titre barrait la Une d'un quotidien du soir. En sous-titre on lisait : « La police se déchaîne la nuit dernière à Paris contre un rassemblement silencieux ». Cela sautait aux yeux, la rédaction du journal s'était régalée du fait que les internautes de silencieuxmaisconscients.com avaient choisi la place Pasdeloup pour se faire entendre sans un bruit entre minuit et deux heures du matin.
Les témoignages des violences policières commises dans le XIe avaient fait chauffer la toile toute la journée. Les sites d'information en avaient vite fait leurs choux gras. Le buzz s'était illustré de photos prises à l'aide de téléphones mobiles et de petits films mis en ligne sur les réseaux sociaux d'internet. Le soir, les chaînes de télévision y avaient largement puisé la matière de leurs reportages. Rien qu'en une matinée, l'image du mime matraqué et le martyr de la jeune Suzanne pliée de douleur avaient été téléchargés des centaines de milliers de fois.
Vingt-quatre heures plus tard, les éditorialistes de la presse s'emparèrent de l'évènement avec appétit. Sous leurs plumes inquisitoriales, l'incident devint une affaire d'Etat.
Dans La République du Dauphiné, sous le titre « De la place Pasdeloup à la chaussée de la Muette », Didier Belpeau donna libre cours à son joyeux penchant pour les calembours tout en déplorant avec gravité le rétrécissement des libertés publiques.
L'Edito de François Lafay, en page 2 de L'Echo d'Alsace, attira en ces termes l'attention des lecteurs sur la valeur des mots dans une démocratie : « Les matraqués étaient-ils des manifestants ?... Certes, non. Pour être qualifiés de cette façon, encore eut-il fallu une revendication, un slogan, une banderole. Au lieu de cela, il n'y eut que le silence, silence interrompu par le bruit sec des coups portés par la police (...) Sauf à démontrer que l'immobilité est dans ce pays un délit, les noctambules de la place Pasdeloup ne furent que des passants voués à regagner tranquillement leurs foyers ; jusqu'à preuve du contraire, en France, un passant ne peut être traité en criminel ».
En dernière page du Télégramme de Toulouse et du midi, Louise-Marie Rabot prit, elle-aussi et comme à son habitude, le parti des plus faibles. En guise de commentaire, elle dégaina un plaidoyer qu'elle avait bâti comme un réquisitoire contre l'ardeur policière, un joli texte intitulé : « Gandhisme ». Dans le même esprit, L'Ouest-Républicain publia un dessin de Delouestre ; il figurait un vieil ascète enturbanné assis en tailleur sur un tapis hérissé de matraques.
Face à une presse nationale aux réactions réputées trop souvent frileuses, les journaux régionaux s'en donnèrent à cœur joie ce matin-là.
Dans L'Affranchi, cependant, dont l'influence couvrait tout le territoire, c'est le patron lui-même qui signa l'éditorial du jour. Didactique, il rappela d'abord ce qu'avait été Jules-Etienne Pasdeloup ; au XIXe siècle, ce bienfaiteur de l'humanité avait encouragé l'accès des plus humbles à la grande musique. En leur permettant d'assister à des concerts, il avait démocratisé le genre.
La démocratisation, Roland Mouchard en fit ensuite le fil rouge de son long article encadré. Ce faisant, il constata méthodiquement la « régression » qui « lèprosait » à ses yeux l'héritage du Siècle des Lumières. Revenant sur les circonstances de la bavure survenue à Paris l'autre nuit, il prétendit : « Bientôt, plus rien ne sera permis au pays de Rousseau et Voltaire. Les quelques dizaines de statues humaines qui eurent l'audace de se poser sur la place Pasdeloup en un happening nocturne et silencieux ont vite compris sous la matraque qu'elles n'étaient pas faites de marbre mais de chair et de sang. Ces impudentes et ces impudents préparaient-ils un putsch ? Menaçaient-ils les institutions ? Non, bien sûr. Pourquoi donc se plantèrent-ils là ? Nul, à cette heure, ne peut prétendre en connaître la cause. La seule chose que l'on sache -dans l'ignorance, tenons-nous en au fait- c'est qu'ils vinrent là pour ne pas faire entendre bruyamment leurs voix tout en cherchant à nous délivrer un message. Oui, mais lequel ?... Eh bien supposons que, paraphrasant René Descartes à la manière de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, ils aient voulu nous dire : ‘Je pense, donc je suis dangereux' »...
Sûr de son effet sur le lecteur, le directeur de L'Affranchi porta l'estocade, concluant sur ces lignes : « Sans un mot, pacifiquement, les animateurs et les habitués du site silencieuxmaisconscients.com ont réussi leur démonstration. Grâce à eux, on sait maintenant que près de trois siècles après les Lumières, dans la France obscure d'aujourd'hui, même le silence est interdit ». Le papier de Roland Mouchard était titré : « Défense de se taire ».
***
De retour d'un lointain pays en guerre, « théâtre d'opération » pour nos soldats, la vice-Présidente de la République posa le pied sur le tarmac de l'aérodrome militaire d'un air plus martial que de coutume.
Depuis l'entrée en vigueur de la réforme constitutionnelle, Marie-Michelle Laborde cumulait les prérogatives de deux anciens ministères : la Défense et l'Intérieur. A son propos, le Président Maurizio Caillard disait : « La sécurité de la France, c'est elle ». Accessoirement, elle servait aussi de lien autoritaire entre le gouvernement et le chef de l'Etat qui distribuait les ordres et ne tolérait aucune contestation en retour ; Caillard fusionnait les portefeuilles, il ne tolérait autour de lui qu'un cénacle, il labourait personnellement tous les champs de la Justice. Il n'y avait plus de Garde des Sceaux. Quant au Premier ministre, la nouvelle Constitution l'avait subtilement fait disparaître. On l'avait escamoté.
La vice-Présidente allongea le pas. On l'attendait dans le Salon d'Honneur. Quelques dizaines de journalistes, cameramen, ingénieurs du son se levèrent quand elle entra. Elle s'installa d'un bond derrière un pupitre surélevé, une quinzaine de centimètres au-dessus du sol. Il y eut une courte bousculade, un cliquetis de matériels se fit entendre, et les éclairages blancs des chaînes de télévision saturèrent très brutalement la lumière jaune ambiante.
Marie-Michèle Laborde plissa d'abord les yeux, mit sa main devant son front en visière pour contempler son auditoire, montra les dents en un méchant rictus qu'elle tenta vainement de transformer en sourire.
Elle adressa un signe à l'un de ses conseillers confinés au fond de la pièce ; le pauvre garçon transpirait plus dans l'obscurité qu'elle sous les sunlights. Il accourut jusqu'au pied de l'estrade. Elle se pencha et lui glissa quelques mots à l'oreille qui semblèrent le paralyser. Il fut ensuite pris d'une sorte de frénésie, palpant ses poches, balayant la salle d'un faisceau de regards de détresse jusqu'à ce que son visage s'éclairât d'une solution. Levant les bras vers le pupitre, il ouvrit à tâtons une chemise de papier qui se trouvait déjà là ; elle contenait le texte de la brève allocution que devait prononcer la vice-Présidente dont le visage hâlé témoignait de son court séjour en zone de conflit tropical. Il lui restait même une rougeur brulante sur les pommettes et sur le nez. Cet aléa solaire mis à part, sans doute s'était-elle assoupie dans l'avion car un pli barrait sa joue droite. C'en était presque touchant.
Marie-Michèle Laborde aurait pu être jolie si elle n'avait affiché en permanence cet air rogue. Le timbre de sa voix sonnait mal, même quand elle cherchait à l'attendrir. Il insultait les tympans de ses interlocuteurs forcément attentifs à ses propos. Son débit saccadé butait de temps à autre sur une hésitation qui ne ressemblait à rien de connu. Cela faisait à peu près : « heuyyyeeeuh ». Quant à ses tenues vestimentaires, elles ne variaient que du kaki au bleu, vestes coupées en sahariennes, pantalons droits et mocassins, le tout agrémenté d'une broche et d'un pashmina comme pour s'affirmer femme dans une fonction qu'elle avait toujours crue taillée pour les hommes. A l'ombre d'un Président élu au nom du progrès, la cassante Marie-Michèle Laborde restait une indécrottable conservatrice.
Ce soir-là, devant une presse hostile, il lui fallait justifier l'intervention musclée des agents de police accourus place Pasdeloup. En préambule, elle lut une déclaration étayée d'articles de loi. Très solennellement et sans émotion, elle rappela que toute manifestation sur la voie publique était soumise en France à l'obligation d'une déclaration préalable auprès du Maire ou du Préfet, et patati et patata.
Après huit à dix minutes, quelques journalistes baillèrent ostensiblement ou consultèrent leur montre pendant que d'autres riaient sous cape en échangeant les derniers potins parisiens. Elle regarda l'heure, elle-aussi, d'un geste fugace... et décida qu'à 23h42, il était largement le temps de conclure.
Elle cessa de parler, contempla l'assistance en souriant, attendit les questions.
Une main se leva.
Quelqu'un demanda si les autorités reconnaissaient que le sort réservé à la jeune Suzanne, sourde et muette -dont le calvaire commencé place Pasdeloup s'était poursuivi au poste de police- s'apparentait à une bavure. Elle ne reprit pas ce terme à son compte. Avec l'aplomb qui la caractérisait, la vice-Présidente opéra plutôt un virage téméraire pour décrire l'action du Président et de son gouvernement en faveur des handicapés de moins de 30 ans. Un journaliste s'en agaça, l'exhorta à répondre à la question qu'on lui avait posée. Sans se départir d'un calme très maîtrisé, elle l'interpella à son tour.
- Croyez-vous qu'il soit acceptable, Monsieur, qu'une jeune femme handicapée aidée par l'Etat contrevienne aux lois de la République en manifestant sur la voie publique sans autorisation -la nuit, qui plus est- et menace physiquement les fonctionnaires de la force publique ?
Lentement, comme s'il cherchait à comprendre ce qu'il venait d'entendre, son interlocuteur répéta après elle :
- « ... menace physiquement les fonctionn... ? »
Marie-Michèle Laborde n'attendit pas la fin de la phrase.
- ...En effet, oui. Cette contrevenante a gesticulé de manière très agressive en marchant sur eux. Elle a agité ses bras. Ils ont agi avant qu'elle ne lève la main sur un agent de police.
Du fond de la salle, sonorisée par un microphone baladeur, une voix de femme dit soudain très doucement :
- La « gesticulation » de Suzanne, Madame, je l'ai vue comme beaucoup de gens sur internet. Sauf erreur, elle exprime en langue des signes un sentiment qui n'est étranger à personne : l'indignation... à moins qu'il ne s'agisse plutôt de la colère... Dans ce cas, la vidéo en atteste, la colère de Suzanne était non violente.
On vit alors la vice-Présidente déglutir, manifestement déstabilisée par ce qui venait d'être dit. Elle chercha des yeux un verre d'eau. Sous les tropiques, elle avait eu chaud... Peut-être s'y était-elle déshydratée ?
Là-bas, devant les caméras, il lui avait fallu partager les rations alimentaires des soldats sous une tente de campagne. Elle avait du résister à l'incessante pression de ce conseiller en communication, ce merdeux dont le Président lui avait imposé la présence ; il avait voulu la convaincre de la nécessité -« ce serait bon pour votre image, ça vous humaniserait »- de passer deux nuits sur un lit-picot comme un trouffion de base.
Elle se ressaisit :
- Y'a-t-il une autre question ? Ce sera la dernière.
Dos vouté, visage tombant, cheveux gris en friche, un vieux journaliste revenu de tout ou presque se leva de sa chaise sans se hâter.
- Deux questions, si vous le permettez.
Elle acquiesça.
- La jeune Suzanne fera-t-elle l'objet de poursuites ? Si tel devait être le cas, quelles en seraient les motifs ?
Reprenant le texte que l'un de ses collaborateurs avait écrit pour elle, elle parut soulagée.
Elle marqua un temps d'arrêt, parcourut rapidement le document en tournant les pages, ouvrit la bouche et lut sur un ton d'abord hésitant puis à nouveau ferme et tranchant, très sûre d'elle, mécanique :
- Eh bien, elle sera poursuivie pour manifestation sans déclaration préalable, refus d'obtempérer, outrage à agent de la force publique et...
Michèle-Marie Laborde devint blême à tomber. D'une voix bredouillante, proche de l'extinction, elle conclut...
- ...et... euhyyyeeeuh... et... yeuh... tapage nocturne.
De l'autre côté de la voie rapide, dans le quartier foutraque et populeux de Nzeng Ayong -on prononçait Nzayon-, il allait être 11h00.
En short écru et large chemisier hawaïen à fleurs de tiaré pour motifs, une gazelle effleurait avec dextérité les touches crasseuses du seul clavier d'ordinateur que recelait la « Case à Jimmy ». La présence d'un PC permettait au taulier d'afficher fièrement à l'entrée du bistro le mot « cybercafé ».
Jimmy était un expatrié, un blanc venu de France chercher au Gabon l'argent, le confort domestique, les filles faciles et le respect craintif des autochtones : tout ce que son pays natal, en somme, lui avait refusé.
Vautré depuis le matin sous la véranda de son rade librevillois, il transpirait abondamment dans sa chemise bleue, une guenille tachée d'auréoles. Avec une mine de poussa assoupi, il observait la rue du coin de l'œil sans rien perdre de ce qui se passait à l'intérieur de son établissement. De temps à autre, un petit carré de serviette à la main, il s'épongeait.
La gazelle, elle aussi, commençait à souffrir de la chaleur. Elle fit signe au serveur ; il lui répondit en venant prendre la commande avec l'empressement débonnaire d'un pangolin.
En dépit de l'heure, la clientèle ne se bousculait pas. Un groupe pouvait toujours investir les lieux sans prévenir et en vider les frigos comme de rien.
Après avoir fait entendre la semelle de ses savates d'un bout de la pièce à l'autre, le garçon de salle se planta auprès d'elle. L'étrangère lui commanda la bière locale, la Régab. Le regard ailleurs, il émit nonchalamment quelques sons entre ses dents cariées. Elle lui demanda poliment de répéter ce qu'il venait de dire et qu'elle n'avait pas compris. En s'appliquant cette fois, il articula :
- Vous voulez la maman ou la fillette ?
- Pardon ?
- La Régab... Grande ou petite ?
L'employé de Jimmy revint deux minutes plus tard avec une bouteille bien dimensionnée dont il fit sauter la capsule à l'aide d'un outil de fortune. Faute de verre, la jeune femme porta le goulot à ses lèvres et commença à boire. Gorgée après gorgée, en marquant quelques pauses jalonnées de renvois étouffés, elle savoura les soixante cinq centilitres de cette blonde légère que l'on pouvait consommer avec un zeste de citron vert ou un peu de jus d'ananas. Il n'en resta bientôt plus que le fond mousseux.
Sur l'écran du PC, dans la colonne « commentaires » du forum ouvert devant elle, un internaute l'interpellait. Il avait pour signature ‘dupleix'.
Apparemment, il n'était pas en phase avec ce qu'il venait de lire. Il semblait fâché autant avec les conventions de l'orthographe qu'avec le cyberfélin auquel il s'adressait.
- hey, chatgrix !! kestu nous miaule ??? t'a jamé entendu parlez des manif' d'autrefois ? T né quand ? T'a plus un gouvt qu'acepterait kon defile la night à paris. Des clampins ds la rue après minuit par pak de dix ou de cents c tout de suite keufs-tonfa-ballon. mon conseil à chatgrix : fé toi castré ça te calmera.
Un regard pour l'écran, un autre pour le ventilo du plafond dont l'inquiétante rotation faisait craindre une décapitation accidentelle, chatgrix vida tranquillement le fond de sa Régab. Elle resta là quelques instants, la tête en arrière, la bouteille vide collée à la bouche, les yeux rivés en coin sur l'ordinateur et sur lui seul.
Le message qu'il lui offrait de lire à présent émanait du modérateur du site. Il invitait dupleix à moins d'exaltation et lui suggérait de recourir sans délai au bon vieux correcteur orthographique. Il écrivait : « Faites gaffe à l'orthographe ! On relit et on corrige son message avant de le poster ». Et pour indiquer à son interlocuteur qu'il ne brandissait pas cette dernière remarque comme une menace, il ponctuait son intervention d'un smiley.
Dans la foulée s'afficha un autre message. L'auteur s'identifiait sous le pseudo ‘napix310'. La cliente du cybercafé décolla la bouteille de ses lèvres, la posa près du clavier et parcourut la prose du nouveau venu avec un intérêt que n'auraient pas contesté les cafards, résidents permanents de la « Case à Jimmy ». Elle lut :
- Je veux répondre à dupleix en trois points. Trois points et une conclusion.
Le curseur de napix310 vint se placer à la ligne. Il clignota pendant trois ou quatre secondes, le temps sans doute de ménager le suspense... Puis l'écran, à nouveau, s'anima.
- 1/ Certes, le droit de manifester sur la voie publique est soumis à une obligation d'autorisation préalable. Sans cet aval des autorités, il est sage de supposer que l'on va tout droit vers de gros ennuis... 2/ De la part des pouvoirs publics, le fait d'accepter cette demande d'autorisation préalable revient à imposer aux organisateurs de la manifestation le parcours balisé que devra emprunter le cortège. On s'achemine ainsi vers une protestation contrôlée, donc modérée, sous la surveillance de centaines de policiers suréquipés...
Encore une fois, le curseur sembla marquer une pause.
- 3/ Pour défiler le jour, il faut ne pas travailler, il faut donc être en grève. Manifester conduit donc à s'amputer du salaire d'une journée...
Un autre internaute, un marrant qui répondait au nom de bouducon fit une brève intrusion dans la démonstration en cours, il écrivit : « Poil au nez ». Cela n'eut aucun effet sur la concentration de napix310 qui en vint à sa conclusion.
- ...En conclusion, je le dis à dupleix, l'occupation nocturne d'une voie publique n'a que des avantages : on n'incite personne à perdre une journée de salaire, les chances de mobilisation s'en trouvent accrues... Et pas besoin de convoquer les keufs !
Une nouvelle fois, le modérateur intervint. Il mit en garde napix310, lui rappelant que toute intention illégale ne saurait être tolérée sur la toile, que l'incitation à la violence était punie par la loi, que tout propos à connotation injurieuse était formellement proscrit et que ses messages, à l'avenir, risquaient d'être « filtrés avant publication ». Il faisait son boulot. S'il se conformait aux règles du genre, c'était dans un seul but : il ne voulait pas offrir à des lecteurs indésirables un bon prétexte pour fermer le site.
D'une pichenette de l'index et du bout de l'ongle, la fille au chemisier hawaïen chassa la grosse blatte à longues antennes qui émergeait du clavier. Elle se remit au piano informatique et s'identifia : ‘chatgrix'.
Prestement, elle écrivit :
- Qui parle de violence ? Un rassemblement nocturne peut très bien se dérouler en silence. Cela n'en serait que plus fort. Et peu importe le nombre des personnes présentes, c'est la répétition de l'évènement qui compte. Restons éveillés, la nuit est à nous !
Ces quelques lignes appelèrent un bref commentaire de dupleix. Il avait activé son correcteur orthographique.
- Vu comme ça, évidemment, ça change tout ! Où faut-il signer ?... Et vous autres, amis internautes, qu'en pensez-vous ?
Chagrix sourit aux anges.
Une fois de plus, quelque part dans le Tamil Nadu, dupleix n'avait pas manqué le rendez-vous. Il en faisait toujours un peu trop, soit... mais le fait était là : de forum de discussion en forum de discussion, depuis le premier essai réalisé sur silencieuxmaisconscients.com, l'idée était lancée. Les dés étaient jetés.
***
Prenant congé de ses collègues après la réunion du matin, le Lieutenant de police stagiaire Constance Tranh se dirigea vers la tablette minuscule que le commissaire Cheyrieux lui avait désignée d'un geste désinvolte le jour de son arrivée dans le service. « Stagiaireland », c'était le nom que l'on donnait à ce coin sombre équipé d'un PC sans autre éclairage que l'intense luminosité dégagée par l'écran.
Le matin même, Constance avait rendu visite à quelques sites dont l'existence presque confidentielle n'avait jamais paru menacer l'ordre public. Elle y avait retrouvé des signatures qui lui étaient devenues familières.
Semaine après semaine, napix310, dupleix et chatgrix s'invitaient dans les forums pour y balancer leur pavé virtuel.
A chaque fois que le trio s'activait, sa trace s'insinuait dans les interstices du net. En suivant les liens hypertextes, on perdait peu à peu les pseudos de ces trois-là. Mais la graine qu'ils avaient semée dans la blogosphère germait partout en un rosier grimpant à croissance vive. Une fois déjà, la nuit dernière, un premier bourgeon avait fleuri près d'un square parisien, place Pasdeloup.
De son poste d'observation de « Stagiaireland », Constance Tranh en avait acquis la certitude : d'autres fleurs ne tarderaient pas à éclore.
****************
Deux clients entrèrent dans le bistro que Constance Tranh fréquentait à longueur d'année. « L'Angelo » occupait l'angle d'un pâté d'immeubles, à quelques centaines de mètres de chez elle, entre Pernéty et Plaisance.
L'homme qui s'avançait vers le bar avait l'air chafouin, les mèches de cheveux châtain en désordre, des lunettes comme on les faisait dans les années 60 : chaque verre était cerclé de métal et surmonté d'une fine barre écaillée. Taillée au sécateur, sa moustache semblait être là pour créer une diversion, pour tenter de faire oublier sans succès ce nez ridiculement retroussé dont les narines s'ouvraient au vent. Il était vêtu d'un loden vert, de pantalons de flanelle et de souliers « made in Germany » que l'on aurait dits peu esthétiques à franchement moches, mais qui lui assuraient le confort et les pieds secs. La femme qui l'accompagnait ne portait rien qui put la distinguer d'une ombre. Seul détail particulier : sa grande taille. Les deux formaient un couple asymétrique et laid.
Ils allèrent droit vers le comptoir. Le patron, un Sicilien bourru, les servit sans attendre la commande. C'était le privilège dû aux habitués.
Après avoir actionné le percolateur, Angelo posa sur le zinc deux sous-tasses et des cuillères vers lesquelles il fit glisser le sucrier.
Il essuya le creux et le plat de sa main droite sur sa chemise, la tendit vers le petit chafouin et lui dit : « ça va, mon copain ?... ». L'autre répondit aussitôt : « ... ça va comme un jeudi ! ». Le rituel s'acheva, la discussion de comptoir put commencer.
Il fut d'abord question de la rencontre de football qu'une chaîne de télévision avait retransmise la veille. D'autres piliers de bar se mêlèrent à la conversation pour contester un coup-franc qu'avait sifflé l'arbitre. On traita l'homme en noir de « buse », on spécula sur le résultat du match de retour, puis on changea de sujet.
Très vite, sans trop savoir comment, on revînt sur le rassemblement dispersé l'autre nuit à grands coups de tonfa. On s'apitoya sur le sort de la jeune Suzanne. Des jeux de mots sans relief fusèrent autour de son handicap et l'on en rit de très bon cœur. La rigolade atteignit son paroxysme quand le client à narines évoqua la dernière déclaration de la vice-Présidente.
Les radios du matin l'avaient diffusée en boucle. Dans une actualité assez terne par ailleurs, l'embarras de Marie-Michèle Laborde avait été le must de toutes les éditions matinales. La mine éclairée d'un sourire clownesque, le petit chafouin éructa le trait qu'il se préparait à servir depuis l'aube aux clients d'Angelo : « ... tapage nocturne... C'est vrai qu'l'aut'nuit, z'ont bien tapé, les cognes. Pour du tapage, c'était du tapage de premier choix !».
Une rafale de rire lui répondit mais sans spontanéité, comme une formule de politesse. Il remit donc sa tournée générale de persiflage avec la ferme intention d'emporter cette fois l'adhésion du public.
- Tapage nocturne, maintenant, ça veut dire (il prit son élan pour être certain de ne pas rater son effet et déroula précautionneusement sa phrase) : Violences commises de nuit par la flicaille sur des citoyens pacifiques. Il ajouta : « Ce sera bientôt dans le dictionnaire ! »...
Nouvelle rafale de rire, un rire cette fois bien relâché.
Un ton au-dessus des autres, Constance perçut un long ricanement d'hyène qui collait presque la chair de poule. Il émanait de la grande dame incolore. Secouée de spasmes, elle renversa un peu de café très sucré sur le col de son imperméable.
Un peu à l'écart, l'œil torve, un gros type à l'accent parigot décida sur le champ de ne pas laisser les grosses narines jouer le concert en solo. S'arrogeant la parole, il balança d'une voix qui n'avait pas besoin de mégaphone :
- Et la p'tite Suzanne, la silencieuse congénitale, hein ?... Vous croyez qu'elle aurait cru être accusée un jour d'avoir parlé trop fort ?... (Approbation réjouie de l'assistance). Bientôt, c'est sûr, elle pourra faire actrice dans « Vos gueules les muettes » !
Il récolta illico une aubade ravie de « Hoooo-Ho-Ho-Ho ! » qui se muèrent en une cascades de hoquets sonores et variés. Le déluge d'éclats de rire éclaboussa la rue, des passants jetèrent un regard furtif vers l'intérieur de la brasserie pour récolter leur part de cette marmite de bonne humeur.
Assise sur la banquette qui longeait l'une des baies vitrées du bistro, Constance Tranh referma son journal qu'elle ne parvenait plus à lire. Elle observa Angelo. Il restait imperturbable, concentré, comme insensible aux saillies qui égayaient son bar. Ses gestes étaient très calculés. En deux temps trois mouvements, elle le vit disposer sur le comptoir un grand café-crème accompagné d'un verre d'eau. L'un de ses habitués venait d'entrer.
Par-dessus les robinets à bière, après avoir essuyé ses doigts sur sa chemise, le cafetier tendit la main droite au nouvel arrivant : « ... ça va, mon copain ? ».
***
Dans son bureau du Palais présidentiel, Maurizio Caillard s'impatientait. Son conseiller à la sécurité publique ne savait décidément pas faire court. Les yeux, le corps toujours mobiles, le Président, en l'écoutant, ne tenait pas en place.
A intervalles réguliers -pauses dont la durée n'excédait pas quarante secondes-, il jaillissait de son fauteuil. A toute allure, il filait vers l'une des seize pendules de sa collection chérie.
Toutes ces pièces d'une facture exceptionnelle avaient orné au fil des siècles les cheminées des grandes Cours d'Europe. Elles auraient constitué l'unique décor du chef de l'Etat s'il n'avait fait installer auprès de lui et face à ses interlocuteurs, sur le chevalet finement doré d'un roi-peintre des Balkans, son portrait présidentiel en tenue d'apparat. Auprès de lui qui inspectait au loin la ligne bleue des Vosges, son épouse photographiée assise alors qu'il se tenait debout le regardait avec amour, admiration, respect et soumission. Elle se prénommait Imogène. L'opinion perfide l'avait surnommée « Collagène ».
Les minutes s'écoulaient pendant que le conseiller parlait. Le Président, lui, s'affairait.
Muni d'un petit plumeau extrait d'un de ses tiroirs, il époussetait à présent une horloge noir et or surmontée d'un buste de Nubienne enturbannée, encadré de chérubins. Connue sous le nom de « pendule au Nègre », elle était typique de la fin du XVIIIe siècle.
Une fois ce brin de ménage accompli, Caillard s'immobilisa debout, jambes écartées, devant une pièce faite d'ébène et d'un bronze serti de pierres semi-précieuses. Cette œuvre réalisée à la fin du XVIIe par un pieux horloger italien fonctionnait sans aiguilles et sans sonnerie.
Les pieds vissés au parquet, Maurizio Caillard se tourna de trois-quarts vers son collaborateur. Montrant l'objet du doigt, d'un index agité de mouvements secs, il interrompit le conseiller.
- C'est un cadeau du Pape. Le Saint-Père m'a offert personnellement cette horloge. Personnellement !... C'est un système à bielle. Eh oui ! Vous voyez ce que ça veut dire, Muzeau ?... A bielle !
Le conseiller Louis Muzeau de la Chaizière eut la courtoisie de se montrer bougrement intéressé par les pendules à bielle. Interrompu dans son compte-rendu, il attendait juste que son patron lui dise : « Continuez ». Caillard finit par lui lancer sèchement : « Abrégez ! ».
L'énarque abrégea.
Au terme de son exposé, le Président lui demanda ce qu'il préconisait. La réponse ne tarda pas, prête à être déclinée en trois points.
- Premièrement, Monsieur, je vous suggère de créer une cellule chargée d'identifier sans tarder les internautes sans lesquels l'incident de l'autre nuit n'aurait certainement pas eu lieu. Deuxièmement, sans doute serait-il opportun d'équiper les forces de police de sonomètres : s'il y a tapage nocturne, il doit être avéré...
Maurizio Caillard, pour qui rien n'allait jamais assez vite, le coupa encore une fois.
- ... Et la muette, qu'en faites-vous de la muette ? Les associations de handicapés se déchaînent. Partout on se moque de nous. En plus de ça, la bévue de la vice-Présidente nous fait passer pour des abrutis. « Tapage nocturne », tu parles !!! Une muette et des mimes !...
Louis Muzeau hochait la tête. Il avait la solution.
- Tout d'abord, je crois qu'il serait bon d'ajouter à votre agenda, dans les quarante-huit heures, une visite médiatisée de l'une de nos écoles de police. Ce serait l'occasion de réaffirmer le soutien indéfectible de l'Etat -donc votre soutien, Monsieur- aux fonctionnaires chargés du maintien de l'ordre. A cette occasion, vous pourriez annoncer que les prochaines promotions d'élèves gardiens de la paix verront leur emploi du temps s'enrichir d'une initiation au langage des signes et d'un cours de sensibilisation à tous les handicaps.
- ... Ah, ça c'est bien, ça, mon petit Muzeau ! Cette idée-là, j'aurais pu l'avoir. Vous apprenez vite. Oui, c'est très bien. Mais dites-moi ?... la vice-Présidente est-elle au courant de ce que vous proposez ?
- Oui, monsieur le Président. Elle est au courant, elle approuve tout sans réserve.
- Sans réserve ?...
- ... Sans réserve, monsieur le Président.
L'entretien s'arrêta là.
Louis Muzeau de la Chaizière regagna la soupente qui lui tenait lieu de bureau. Il jeta un œil sur sa chevalière, se répéta mentalement la devise de son clan : « Brave devant l'essentiel, je fuis le superflu ».
Au fond, il n'avait que mépris, que dégoût pour ce petit monarque républicain à qui le suffrage universel tenait lieu de sceptre et la vulgarité de couronne.
En parcourant les couloirs, saluant le menu personnel mais ignorant les courtisans qui faisaient antichambre, il pensa au domaine familial et aux héritages de sa dynastie. Entre autres merveilles, bien servi par l'hérédité, Monsieur le Vicomte de la Chaizière possédait depuis toujours l'une des toutes premières montres bracelet jamais conçues ainsi qu'une Neuchâteloise à poids et une horloge de marine offertes à son aïeul, vassal de Louis XVI, par l'horloger de Marie-Antoinette Abraham-Louis Bréguet.
Noblesse oblige, ce châtelain quadragénaire, ce rescapé de la guillotine, ce grand aristocrate serviteur d'un Etat régicide, remettait en son for intérieur quelques pendules à l'heure.
***
Les yeux rougis par les heures passées devant le halo lumineux de son ordinateur de service, le Lieutenant de police stagiaire Constance Tranh se remémora la scène cocasse qui s'était jouée le matin-même en sa présence, au bar de la brasserie « L'Angelo ». Dans sa tête résonna l'échange entre le moustachu aux narines dilatées et le gros Parigot truculent.
Elle se rappela le « Vos gueules les muettes » et réprima un fou-rire qu'elle dissimula vite derrière un mouchoir de papier. Elle y étouffa une toux de pacotille. Absorbés par leur boulot, ses collègues n'avaient de toute façon pas le cœur à se laisser distraire par le rhume d'une stagiaire.
Elle reprenait à peine ses esprits et finissait de faire semblant de se moucher quand apparut Cheyrieux, une chemise rose cartonnée pincée entre le pouce et l'index. Son maître de stage affichait un air grave et important.
- Tranh, j'ai à vous parler.
- Oui, Monsieur le Commissaire ?
Cheyrieux s'agaça de cette réponse, leva les yeux au ciel, le mouvement de sa tête décrivant un arc de cercle de la droite vers la gauche.
- Si j'avais quelque chose à vous dire ici et maintenant, je le ferais ! Quand je vous dis que j'ai à vous parler, ça signifie que je vous attends dans mon bureau. C'est clair, non ?
- Oui, Monsieur, je vous suis.
Constance ferma sa session et emboîta le pas nonchalant du commissaire.
Il se cala dans son fauteuil, la regarda comme s'il tentait de traduire une énigme. Le Lieutenant stagiaire Tranh se tenait debout devant lui, attendant qu'il l'invitât à s'asseoir, ce qu'il omit de faire.
- Bon. Votre rapport sur les zozos d'internet fait un tabac, jeune fille. Après la P.P., il est passé dans les mains du dir'cab' de la vice-Présidente avant d'atterrir dans celles du conseiller à la sécurité du Président -vous savez ?- le Mizo de Proutemachère.
- Muzeau de la Chaizière ?
- Si vous voulez, oui. Enfin. Le résultat c'est que le chef de cabinet du Préfet demande à me voir... Alors faites-moi un résumé succinct de ce que vous avez écrit, je n'apprendrai pas ce rapport par cœur.
En une petite heure, le Lieutenant stagiaire Constance Tranh précisa le contenu du document que son maître de stage ne quittait désormais plus des yeux. La novice détailla à son supérieur hiérarchique de quelle façon, affectée à la surveillance de certains sites et blogs jugés peu dangereux, elle avait relevé des faits troublants au cours du mois passé.
Elle raconta la consultation très régulière des « nuages de tags ». Ces « tags clouds » lui révélaient les mots les plus fréquemment composés sur les claviers des internautes, tous ces gens qui se connectaient aux sites dont elle assurait le suivi.
Dès sa prise de service, fin septembre, sous l'autorité de Cheyrieux, la jeune femme avait vu apparaître avec récurrence, presque accolés -jumeaux en quelque sorte-, les termes « manifestation » et « nuit » ou leurs déclinaisons verbales « manifester » et adjectivales « nocturne »... Parfois, sur le podium, s'invitait pour le bronze le mot « silence » que suivaient de très près les anglicismes « freezing » et « flashmob ».
Jour après jour et systématiquement, elle avait disséqué une vingtaine de forums pour conclure que des inconnus tentaient de faire descendre les Français dans la rue entre 22 heures et 7 heures du matin et que, une fois au moins, ils étaient arrivés à leurs fins.
Apparemment très concentré sur ce qu'il entendait, Cheyrieux prit soudain une grande inspiration. Il abaissa les paupières, les maintint closes pendant deux secondes, puis à nouveau leva les yeux vers Constance...
- Mais à la fin, qu'est-ce qu'ils cherchent ? Pourquoi font-ils ça ?
- Pour l'instant, c'est impossible à dire.
Il eut soudain cette mine chiffonnée qu'elle lui connaissait bien, lèvres serrées, mâchoires dures et front plissé. Elle entreprit de le détendre en ne restant pas sur cette réponse négative. Constance reprit son exposé.
- Ma seule certitude, c'est qu'ils choisissent assurément leurs cibles. Ils interviennent aux heures les plus propices, attendent qu'une discussion soit lancée... et là, ils font leur numéro...
Il l'interrompit sans avoir l'air de la questionner...
- ... leur numéro...
- Oui, ils interviennent toujours au bon moment pour glisser leur idée de manifestations silencieuses la nuit. Ils semblent agir à trois. L'un d'entre eux fait le candide : à pas feutrés, il entre dans le forum au moment où le débat s'emballe mollement sur un sujet politique, un sujet de société. Il est dans l'interrogation.
Il interpelle calmement ses lecteurs en colère sur l'efficacité des grèves, sur l'utilité des grands défilés de protestation entre République et Bastille, République et Nation. Quant
- ... Un...tt... troll ???
- Un troll, en effet. Dans toute conversation sur le net, on doit toujours s'attendre à voir s'inviter quelqu'un qui vient torpiller les échanges entre internautes pour une raison ou pour une autre, parfois innocemment. En cyberlangage, c'est un troll. Dans ce que j'observe depuis septembre, le troll, ici, n'est pas un isolé. Il est le complice de celui que j'appelle le candide et d'un troisième larron qui joue l'idéologue savant. La preuve : ce faux troll finit toujours par épouser le point de vue des deux autres en prenant chacun des visiteurs du site à témoin. Oui, c'est ça ; c'est un numéro. C'est même un numéro drôlement bien emballé.
Cheyrieux réagit par un long hochement de tête.
- Et les autres internautes, comme vous dites, ils réagissent comment à ce numéro ?
Le Lieutenant de police stagiaire haussa les sourcils, deux courbes parfaites sous un front sans rides. Constance répondit brièvement...
- ... Ils ne marchent pas, Monsieur. Ils courent.
***
Au même moment, à la même heure, Aurélien Fenaux quitta d'un clic la page qu'il avait ouverte une heure plus tôt. Il se dirigea vers la caisse, régla le prix de sa connexion et demanda s'il y avait pour lui une petite table libre dans la partie « bar à tapas » du cybercafé sévillan. D'un geste du menton, le gérant lui en indiqua une. En retour, Aurélien montra du doigt les tortillitas de bacalao que la serveuse apportait à un autre client. Le gérant acquiesça.
Le jeune Français prit place sur un tabouret de bois qu'il tira de sous la table. En attendant ses beignets de morue, il sortit d'une poche de son caban un texte de quelques feuillets agrafés qu'il regarda comme on contemplerait une prise de guerre. En exergue et en majuscules, le document portait la mention « Rapport confidentiel ». S'ensuivait le nom et la qualité de l'auteur : « Constance Tranh, Lieutenant de police stagiaire ».
La suite demain sur Mediapart.
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