Réquisitoire militant vs sarcasme corporate: c'était une singulière bataille rhétorique entre l'avocat de Veolia et Jean-Luc Touly, un militant qui dénonce les pratiques occultes de la multinationale de l'eau pour obtenir les marchés publics, le 14 février devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris. Toute l'affaire étant de savoir si les propos de Touly étaient diffamatoire ou dits « de bonne foi », celui-ci s'évertuait à montrer que le système de la gestion de l'eau en France est « mafieux » alors que son adversaire s’efforçait de son côté de ridiculiser ses propos autant que ses témoins, quitte à user de mauvaise foi.
La séance s'ouvre avec Veolia l'ingénue : la multinationale se plaignant d'une atteinte à son image, elle tente de profiter de son changement de nom pour se refaire une beauté et « tient à préciser en ouverture que Veolia est une entité juridiquement distincte de la Compagnie Générale des Eaux » – dont l'image était peu reluisante. On appréciera le reniement.
A l'instant suivant voilà Veolia la coquine, qui cible une petite association qui a envoyé ses copies du film à des cinémas, plutôt qu'Arte, qui l'a diffusé à près de 2 millions de spectateurs. C'est donc la présidente de l'association qui est jugée – et qu'elle soit bénévole ou au chômage n'y change évidemment rien.
Ce qui a fâché le géant de l'eau c'est le documentaire « Water makes money ». Veolia ne choisit pas les passages les plus critiques mais sélectionne au scalpel les phrases qui lui semblent les plus difficiles à prouver – l'objectif étant évidemment d'obtenir une condamnation symbolique qui lui permettrait de communiquer au final sur le mode : « ce film est diffamatoire ».
« Chaque fois que vous me ferez un procès, on l’utilisera comme une tribune politique »
Mais Touly, en activiste roué, manie le jujitsu politique : « chaque fois que vous me ferez un procès, on l’utilisera comme une tribune politique ». C'est donc un jeu risqué pour Veolia, dont aucun des membres ne s'est présenté à l'audience. L'avocat de la multinationale se retrouve seul devant une salle comble venue soutenir les prévenus et écouter leurs 7 témoins.
Et Touly va tenir parole : à chaque question de la présidente il répondra par une longue diatribe contre « le système de la gestion privée de l'eau », commençant par une digression ou terminant par une anecdote. Comme si le tribunal lui demandait le DVD augmenté avec les bonus. Si bien que le tribunal, pourtant tolérant sur ces débordements, devra le recadrer après qu'il se lançe sur les largesses des multinationales de l'eau avec leurs « ambassadeurs » Erik Orsenna, Luc Ferry ou Martin Hirsch : « On va centrer sur les propos, pas faire un débat sur l'eau sinon on va y être 2 jours. » (On y sera tout de même 7 heures.)
Me Bigot, n'ayant aucun intérêt à répondre à cette foule de critiques, travaille à décrédibiliser la défense. Pour cela il doit au préalable faire une concession en admettant que « le débat sur le choix du mode de gestion de l'eau (public ou privé) est bien un débat d'intérêt général. Je ne suis pas là pour plaider l'implaidable. » Puis il tente de neutraliser cet élément en le mettant hors-jeu : « Malheureusement, ce n'est pas notre débat aujourd'hui. Ce n'est pas à cette juridiction de trancher cette question. » Il s'attaque ensuite au prévenu, auquel il reproche de « prendre le tribunal pour un cirque », d'avoir « organisé un spectacle, un Touly Show. » Avant de reprendre, solennel : « Or, non, ce n'est pas un spectacle. Cela met en cause des dizaines de milliers d'employés. (…) Votre tribunal ne se laissera pas impressionner par ce cirque. »
Veolia reproche à Touly 3 allégations : celle d'avoir reçu une offre d'1 M€ pour se taire, celle d'avoir été bombardé de procès en diffamation et de les avoir tous gagnés, et celles assimilant les multinationales de l'eau à un système corrompu et mafieux.
« Corruption ! Corruption ! »
Lors du vote de la région Ile de France sur le mode de gestion de l'eau en 2008, présidé par A. Santini, M. Touly criait « corruption, corruption ». Véolia se sent visée. Le tribunal demande donc des explications :
– Qu'est-ce que vous vouliez dire ; qui a corrompu qui ?
– Je ne sais pas... Ils ont fait un vote à bulletin secret et ont empêché l'accès de tout journaliste ou citoyen.
– Dans ce cas, « opacité » je vois, mais « corruption »... C'est Véolia ?
– Mais non, c'est Santini qui organise le vote. Véolia n'a rien à voir avec ça.
– Vous dites donc que M. Santini est corrompu par Véolia ?
– Oh non ! Santini, il est corrompu tout court...
– ...notamment par Véolia... ?
– Par les cigares, par une quantité de choses... !
Sur le fond, Touly répondra finalement que c'est une corruption diffuse et générale, donc difficile à appréhender. Raymond Avrillier (qui avait fait tomber Alain Carrignon, corrompu avec Suez) témoigne : « le terme de corruption est trop restrictif en fait. Il s'agit d'un pacte général, de favoritisme, de prises illégales d'intérêts, etc. Or tout cela n'est pas considéré comme de la corruption mais comme des "manquements dans l'administration du service public". » Les témoignages suivants, d'élus locaux et de représentants associatifs, convergent.
La méthode de Me Bigot vis-à-vis des témoins sera aussi simple que simpliste : les discréditer. Collectivement d'abord : « les témoins soutiennent leur camarade, c'est normal... » Puis personnellement : ainsi M. Avrillier « est pervers (…) avec ses airs de vieux sage et ses histoires farfelues », et Mme Poncet Ramade « avec elle, c'est la récréation. Ça, elle est truculente, elle vient amuser la galerie. » En pleine maîtrise de ses moyens, il nous offre un vrai festival.
Me Bigot insiste sur le fait que Véolia n'a jamais été condamnée pour corruption, à la différence de la Lyonnaise des eaux/Suez et que la défense ne révèle aucune affaire nouvelle. « Il n'y a donc aucune base factuelle à ces allégations. » Le syllogisme est simple, mais juridiquement efficace.
« 1 million d'euros pour éviter ce procès »
Pour le faire taire et éviter un procès, un directeur de Véolia aurait proposer 1 million d'euros à Touly. « Je suis juge prud’homal, donc je connais les tarifs ! C'était un piège pour voir jusqu'où j'étais prêt à aller et, si j'acceptais, me discréditer. » Sous-entendu : pour un départ à l'amiable d'un syndicaliste ce n'est tout de même pas aussi généreux... Avant cela on lui aurait déjà proposé différentes promotions, dont une au centre de formation Veolia pour apprendre aux directeurs à répondre aux arguments des altermondialistes.
Il prétendait aussi que Veolia multiplie par 2 les salaires de représentants syndicaux « pour acheter la paix sociale », mais Bigot ne l'attaque que sur l'offre de dessous de table (nécessairement verbale), et non pas sur ce traitement de faveur des syndicalistes (où il y aurait des témoins et des écrits). Me Bigot : « Alors il n'avance aucune preuve, et on devrait le croire... »
« ...bombardé de procès, que j'ai tous gagnés »
J.-L. Touly avait aussi déclaré avoir été « bombardé de procès en diffamation et les avoir tous gagnés ». Il invoque 6 procès gagnés. Mais de procès en diffamation intenté contre lui par Véolia il n'en a eu qu'un, et il l'a perdu (1€ symbolique). Les procès qu'il mentionne sont révélateurs, mais concernent d'autres motifs.
Touly : Je reconnais qu'il y a une petite erreur...
Bigot : Un tissu de mensonge, oui !
Magnanimité de Véolia
Le géant mondial de l'eau semble échaudé par la communication de ceux qu'il attaque. Son avocat se plaint de « l'image de David contre Goliath » qu'ils véhiculent, et des « supposées demandes de dommages et intérêts énormes que la presse véhicule ». Car Veolia est magnanime : elle est pleinement consciente de « la différence abyssale de poids financier entre les parties (…) ainsi, alors même que le dommage est inestimable, Veolia ne demande qu'un euro. »
Cela coupe évidemment l'herbe sous le pied des « David ». Mais Me Forestier rappelle qu'en plus de « l'euro symbolique » Veolia demande 13.000 € pour publier le jugement dans 5 médias de son choix et payer Me Bigot.
« La liberté d'expression est la pierre angulaire de la démocratie »
Après les accusations et digressions de M. Touly et les sarcasmes de Me Bigot, le réquisitoire de la procureure apporte un peu de netteté. Elle écarte d'emblée la caricature : « je ne crois pas que personne ne prend ce tribunal pour un cirque ou cherche à faire du buzz. Mais c'est un événement médiatique ; c'est donc normal qu'il y ait des stratégies de communication autour ». Puis elle s'appuie sur le droit. Elle rappelle d'abord que « la liberté d'expression est la pierre angulaire de la démocratie selon la CEDH » puis que la loi de 1981 exige seulement que les propos « ne soient pas dénués de base factuelle » s'il s'agit d'un débat d'intérêt général. Or la défense a bien apporté des éléments factuels, bien que limités.
« Si on avait eu les autres procès invoqués, ça nous aurait permis de mieux apprécier (…) Finalement, seul sur ce point des "procès tous gagnés" il me semble qu'il puisse être sanctionné. »
Elle précise aussi qu' « on peut perde un procès en diffamation pour mille raisons. Perdre ne signifie pas qu'on a eu tort – ça peut être pour des questions de délais, parce qu'un journaliste a perdu ses notes, etc. C'est qu'on n'a pas pu produire des éléments. »
Me Forestier appuiera sa plaidoirie sur le réquisitoire de la procureure en répondant sur différents points techniques et en dénonçant stratégie de Veolia qui, au lieu d'attaquer Arte, attaque des individus et caricature son client en « un homme amer qui aurait un problème personnel avec Veolia » alors que c'est un « lanceur d'alerte reconnu et un expert national et international ». Elle demande la relaxe.
J.-L. Touly concluera en s'adressant au tribunal : « je vous remercie de ce débat, qui n'aurait pas dû avoir lieu ici... mais ce type de débat contradictoire est utile. »
Délibéré le 28 mars.
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