Le pétrole est aussi un acteur politique majeur qui a façonné notre démocratie occidentale. L’abondance de cette énergie a forgé l’idée de croissance éternelle, et accordé un rôle crucial à l’économie. Telle est la thèse provocatrice du chercheur américain Timothy Mitchell dont le livre Carbon democracy paraît en France. Entretien exclusif pour Mediapart.
Le dioxyde de carbone, cet acteur politique inconnu. Alors que l’on s’apprête cet automne à reparler de CO2 et de changement climatique à l’occasion du nouveau rapport du Giec, paraît en France un livre majeur qui raconte l’histoire politique et économique du XXe siècle à partir des énergies fossiles.
Dans Carbon democracy, L’historien, politiste et anthropologue Timothy Mitchell, titulaire de la chaire d’études du Moyen-Orient à Columbia University, fait du pétrole un acteur politique majeur qui a façonné notre démocratie occidentale et notre conception du rôle de l’économie.
Une précédente version, très abrégée, de ce livre était parue en 2011 aux éditions è®e sous le titre Petrocratia (voir ici notre recension). Mediapart a rencontré l’auteur à New York. Dans l’entretien exclusif qu’il nous a accordé, il expose les principaux arguments de son livre et s’attache aussi à analyser le rôle des énergies fossiles dans la crise financière de 2008, ainsi que dans les printemps arabes.
Dans votre livre, vous vous inscrivez contre l’idée d’une dématérialisation de l’économie. Pour vous, nous vivons sous un régime de pouvoir particulier que vous appelez la « démocratie carbone ». Comment le définissez-vous ?
Timothy Mitchell.- J’utilise cette expression avec des sens différents car j’essaie de relier entre elles diverses choses : l’énergie et plusieurs aspects de notre vie collective, l’énergie et des formes de démocratie, l’énergie et l’économie et son histoire, l’énergie et la guerre, en particulier au Moyen-Orient. J’essaie de suivre la trace de liens qui s’entrecroisent et s’ajoutent les uns aux autres. Plutôt que d’affirmer que la démocratie, « c’est cela… ».
Avec ce titre, je voulais réunir des notions qui habituellement restent à part. Elles sont même souvent opposées et considérées comme contradictoires. D’un côté, il y aurait le pétrole, et de l’autre, la démocratie. Et l’un est censé être mauvais pour l’autre. En les réunissant dans une même expression, je voulais dévoiler des éléments inhabituels concernant l’histoire du pétrole et la nature de la démocratie dans laquelle nous vivons.
Vous estimez significative cette perception – paradoxale – de la dématérialisation de l’économie ?
Oui. C’est très intéressant. D’une certaine manière, on pourrait décrire mon livre comme une histoire de la délocalisation industrielle. Une part de cette économie dématérialisée, dans les dernières décennies, est la conséquence de la délocalisation des emplois industriels dans de nombreux pays occidentaux, notamment des États-Unis vers le Mexique, la Chine ou L’Inde. L’apparente dématérialisation de la vie économique provient de la relocalisation de l’industrie là où le droit du travail est moins protégé. Ce n'est donc pas que l’on est moins dépendant des biens manufacturés, ou que notre économie est moins tournée vers les processus de fabrication. Mais qu’elle s’étire sur des distances beaucoup plus importantes.
D’une certaine façon, l’histoire de l’énergie en a été la première manifestation dès les années 1970. L’énergie a été le premier objet de délocalisation. Parce que l’essor du pétrole était l’essor d’une énergie si facile à transporter que, pour la première fois de l’Histoire, vous pouviez faire venir votre énergie de très loin, sans avoir à en payer le prix en terme de contestation politique, par exemple.
Dans ce contexte, la « démocratie carbone » est-elle constituée par l’interaction entre la richesse venue du pétrole, la démocratie représentative et le modèle social de l’État-providence développé après la Seconde Guerre mondiale ?
On peut partir de l’histoire du charbon. L’essor d’une forme de démocratie de masse, en Europe du Nord et dans d’autres parties du monde, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, a été rendu possible par le charbon. Pas seulement grâce à l’industrialisation qu’a permis le charbon, avec la naissance des grandes villes, mais aussi parce que la dépendance à très grande échelle à une seule source d’énergie, a donné aux travailleurs syndiqués le pouvoir de bloquer toute une économie. Un pouvoir qu’ils n’avaient jamais eu jusqu’alors. Cela crée une situation politique particulière, qui n’était pas le produit d’idées ou de croyances, mais la capacité opérationnelle d’exercer un pouvoir de blocage. Les oligarques se retrouvaient obligés d’écouter ce que leur disaient de vastes masses de personnes.
Pourquoi cela a-t-il changé avec le pétrole ? L’une des différences est précisément ce mouvement de délocalisation de la production de l’énergie, qui a un effet de « dé-démocratisation ». Mais dans la transition d’une économie au charbon vers une économie du pétrole, la pensée économique s’est aussi transformée et a été amenée à un jouer un rôle de plus en plus central dans les expériences démocratiques. Du coup, le livre commence avec le charbon, puis étudie l’histoire du pétrole et enfin, celle de la politique économique.
Car si vous regardez les accords de Bretton Woods en 1944, les dirigeants politiques qui les signent sont les mêmes qui créent les Nations unies et participent à des conférences internationales sur le pétrole. Ils comprennent très bien que le contrôle de la finance internationale entraîne forcément des mouvements de marchandises. La plus grosse de ces marchandises est le pétrole. En 1945, nombreux étaient ceux qui pensaient que les systèmes financiers avaient détruit la démocratie dans les années 30, et que donc, si l’on voulait bâtir de nouvelles formes de démocratie après 1945, il fallait un nouvel ordre financier. Pour cela, il fallait prendre en compte les mouvements des marchandises énergétiques.
Le pétrole, laboratoire de la financiarisation de l'économie
Cette « démocratie carbone » qui s’ébauche au sortir de la Seconde Guerre mondiale, n’est pas si démocratique telle que vous la décrivez, puisqu’elle semble servir avant tout les intérêts des grands industriels.
C’est probablement plus clair aux États-Unis, où les propriétaires des grosses compagnies ont cherché à détruire le « New Deal ». Dans la crise qui a suivi l’effondrement du système financier en 1929, ils avaient dû faire des concessions aux organisations syndicales, ce qui a permis l’introductions des politiques de l’État-providence … Après la guerre, ils ont voulu affaiblir ces forces, et exporter ce modèle à l’Europe occidentale. C’est l’histoire du plan Marshall, qui est habituellement présenté comme motivé par la peur de la Russie et du communisme, mais qui vient surtout d’une peur de la gauche, une gauche déjà au pouvoir en Europe de l’Ouest.
Votre thèse est provocatrice car la période qui commence dans les années 50 est entrée dans l’histoire comme étant celle des « Trente glorieuses », marquée par la prospérité et l’amélioration du sort des classes populaires.
Je crois que c’est vrai, en partie, en comparant avec ce qui va suivre. Il y a eu des progrès significatifs de niveau de vie pour une grande partie de la population, et certainement pour les professions syndiquées aux États-Unis et en Europe de l’Ouest. C’est à la fois une période de croissance et de prix de l’énergie incroyablement bas. Mais c’est justement ça le « deal ».
En 1945, les États-Unis connaissent leur plus grande période d’agitation et de grèves. Les industriels sont obligés d’accepter le droit de se syndiquer et les négociations collectives. La contrepartie, c’est que le seul sujet de ces négociations est le salaire, et pas la propriété du capital des industries. Cela va durer quelques décennies, jusqu’à la fin des années 60, quand les luttes sociales reprennent. Ce moment est souvent décrit en terme de « crises », comme par exemple « la crise pétrolière de 1973 ». Mais je pense qu’il faudrait interroger cette idée. Car nos dirigeants ont utilisé cette idée pour réorganiser les choses à leur convenance.
Vous pensez qu’il n’y a pas eu de crise pétrolière en 1973 ?
Au centre de ce que l’on appelle la crise de 73/74, qui en fait est un peu plus longue car elle commence à partir de 68, on trouve la finance et le pétrole. Le système de Bretton Woods s’effondre, en tant qu’il essayait d’organiser les valeurs des monnaies nationales en les reliant toutes au dollar, dont la valeur était adossée à l’or. Cela avait été rendu possible après la guerre par le fait que les États-Unis possédaient la plupart des réserves d’or du monde.
Ce système est sous pression pour diverses raisons et, notamment, la pression sur l’offre de pétrole. Les pays pétroliers du Moyen-Orient, qui sont devenus de très gros producteurs après la seconde guerre mondiale, veulent taxer beaucoup plus fortement les recettes des compagnies pétrolières. Une interprétation prétend qu’ils ont voulu augmenter le prix. Mais ce n’est pas cela qui s’est passé : ils voulaient augmenter le taux d’imposition du pétrole. Cette hausse était très importante, dans le but de rediriger les profits faramineux que faisaient les compagnies pétrolières. Cela eut bien sûr un effet sur les prix jusque là relativement bas de l’énergie en occident.
Ces problèmes se manifestent en même temps qu’éclatent de nouveaux conflits dans le monde du travail : le bon deal que les syndicats ont obtenu après guerre est remis en question par d’autres groupes à partir des révoltes de 1968, qui marquent l’émergence de nouveaux acteurs politiques : les étudiants, les femmes, les minorités raciales aux États-Unis, tous ceux qui ne profitaient pas du bon deal entre les syndicats et les propriétaires des principales industries. Tout cela joue.
Si bien que pour moi, la description de cette période en tant que « crise énergétique » plus ou moins liée à une crise monétaire, occulte la perspective sociale. En mettant tout sur le dos de l’énergie, vous passez à côté des enjeux posés par certaines des luttes de ce moment.
Comment analysez-vous la crise financière actuelle, qui semble découplée du pétrole dont la production et la consommation se portent plutôt bien ?
Je ne suis pas tout à fait d’accord. Je ne dis pas que tout est de la faute du pétrole, d’autres facteurs interviennent à l’évidence depuis l’éclatement de la crise de 2008, à commencer par la financiarisation de l’économie aux États-Unis, avec la suppression des contrôles sur la spéculation et le crédit. Mais le pétrole a été un laboratoire de l’effacement de ces contrôles. À partir des années 70, apparaît un trading de plus en plus spéculatif sur les matières premières, et en particulier sur le pétrole.
Parmi les causes plus immédiates de la crise de 2008, le pétrole joue un rôle central. En 2004/2005, le prix du pétrole commence à augmenter. Depuis 2005, la production de pétrole stagne. On parle de « plateau » pétrolier. L’autre événement sur cette période c’est que de gros pays producteurs se mettent à consommer de plus en plus de pétrole, ce qui réduit les stocks disponibles pour l’exportation. L’Arabie Saoudite réussit à maintenir à peu près ses niveaux de production, mais ses exportations stagnent voire déclinent. Tandis que la demande de l’Inde et de la Chine ne cesse de croître. Tout cela concourt à faire beaucoup progresser le cours du pétrole. Ce qui déstabilise le marché de l’immobilier : les gens ne peuvent plus rembourser leurs énormes dettes.
Mais avec la récession, la demande mondiale de pétrole retombe, et le prix chute. Le prix du pétrole suit de drôles de courbes.
Le pétrole reste invisible"
Malgré son omniprésence dans les économies industrialisées, le pétrole est curieusement invisible. En France, il est toujours oublié des débats sur le modèle énergétique, occulté par la question nucléaire, alors qu’il représente de loin notre première dépense énergétique. Comment l’expliquez-vous ?
Quand les systèmes énergétiques étaient surtout basés sur le charbon, beaucoup de travailleurs y contribuaient : les mineurs, les cheminots qui le transportaient, les dockers… La différence avec le pétrole, c’est qu’il est liquide. Il peut être pompé, donc plus besoin d’envoyer des gens l’extraire sous la terre, il peut être transporté par oléoduc et il est facile à stocker. Il reste invisible jusqu’au stade de la pompe à essence qui déverse du carburant dans votre voiture. C’est le seul moment de contact avec le pétrole, et encore il faut en renverser un peu à côté pour vraiment voir à quoi il ressemble.
L’une des caractéristiques du pétrole au XXe siècle, à la différence du XXIe, c’est la perception qu’il y en a toujours eu trop. Il sortait du sol beaucoup trop facilement, et les compagnies pétrolières risquaient toujours la faillite. Elles ont donc tout fait pour le rendre rare. D’abord en jouant sur l’offre, en créant des monopoles sur la production. Mais aussi sur la consommation, en créant de nouveaux usages de leur produit. Ainsi elles collaborent depuis le début avec les fabricants automobiles, pour « fabriquer » des modes de vie : toutes les cartes que les gens utilisent pour se repérer en voiture sont produites par les compagnies pétrolières aux États-Unis.
C’est un peu le même type de discussion qui naît aujourd’hui autour du rôle d’Apple : incroyable entreprise qui ne fabrique pas ses propres produits mais ses consommateurs. Ses produits, ce sont les modes de vie. En fait, les compagnies pétrolières le font depuis les années 30 ! Les pétroliers ont travaillé très dur à construire un monde où les consommateurs profitent de l’énergie sans même s’en rendre compte.
Cette invisibilité sociale s’est brusquement rompue avec la marée noire provoquée par la plateforme de forage de BP, Deepwater Horizon, dans le golfe de la Floride en 2010. Barack Obama évoque alors un « 11 Septembre de l’environnement et de l’énergie ». Mais quelques années plus tard, les effets de cette catastrophe semblent minces sur la société américaine.
Oui et non. Cela n’a pas causé les transformations majeures que certains craignaient ou espéraient. Mais cette marée noire participe à un schéma général qui veut que les questions environnementales sont plus importantes qu’elles ne l’étaient aux États-Unis il y a quelques décennies. Et c’est lié à ces problèmes d’offre de pétrole et « peak oil ». Comme il est de plus en plus difficile de trouver du pétrole facile d’accès, les technologies d’extraction deviennent de plus en plus extrêmes : offshore, sables bitumineux, huiles de schiste…
Avec la fracturation hydraulique, l’industrie pétrolière revient à l’âge minier d’une certaine façon. Sauf que cette fois-ci, vous n’avez plus besoin d’envoyer des humains sous la terre. Vous avez ces petits dispositifs explosifs à votre disposition. Si la seule façon d’extraire le gaz naturel et le pétrole est de provoquer toutes ces explosions sous la terre, vous contaminez les réserves d’eau, vous provoquez des tremblements de terre, détruisez des régions rurales à coup de passages incessants de camions… C’est un processus incroyablement destructeur. La production de pétrole conventionnel a été destructive, mais la plupart du temps, sur des terres isolées. Là, les forages se rapprochent des lieux de vie !
L’ère de la « démocratie carbone » que vous décrivez touche-t-elle à sa fin, ou peut-elle se réinventer avec le solaire et l’éolien ? Il est très frappant de voir qu’en France, les grands acteurs des renouvelables sont les géants des énergies « anciennes », électricité, gaz et pétrole.
C’est très intéressant car il existe des antécédents dans l’histoire de l’industrie pétrolière. Rockerfeller et Standard Oil ont acheté des champs de charbon depuis le début du XXe siècle, et dans les années 60, les compagnies pétrolières rachètent les industries nucléaires aux États-Unis, plus précisément les producteurs d’uranium. À l’époque, on pensait que le nucléaire serait une énergie éternellement abondante et sans coût. L’enjeu pour les pétroliers était de la garder suffisamment chère pour qu’elle ne déstabilise pas le marché du pétrole.
C’est un peu la même histoire aujourd’hui, sauf qu’ils ont un gros problème : ils ne trouvent plus suffisamment de nouveau pétrole. Donc ils doivent vraiment trouver des alternatives, qu’il s’agisse de pétrole non conventionnel, ou de renouvelables. C’est déterminant pour leur valorisation boursière. Wall street évalue ces entreprises en fonction de leur capacité à renouveler leurs stocks d’énergie. Donc elles achètent des réserves de pétrole, même si elles ne sont pas vraiment exploitables, quitte à les forer un peu.
Si vous dessinez la carte du pétrole au Moyen-Orient, et que vous colorez les pays en fonction de la quantité de pétrole qu’ils produisent, vous pourriez avoir trois catégories: ceux qui ne produisent presque pas de pétrole (Israël, Palestine, Jordanie, Liban, Maroc) ; une autre pour les gros producteurs (Iran, Irak, Arabie Saoudite, les autres pays du golfe). Et il y a les pays intermédiaires : ils produisent un peu de pétrole, en exportent un peu, et depuis 4 ou 5 ans, leurs réserves déclinent. Ce groupe là, c’est la périmètre du printemps arabe : la Tunisie, l’Égypte, la Syrie, le Yemen, Bahrein – la Libye est un peu entre les deux.
Cela ne suggère pas que les révolutions ont été possibles grâce au pétrole, mais qu’elles sont liées au déclin des recettes pétrolières, couplé avec l’énorme hausse des prix de l’alimentation, elle-même liée à la crise financière de 2008. À cause de la raréfaction du pétrole, ces pays ont dû expérimenter des politiques économiques, ce qui a ouvert des espaces aux oppositions politiques. On le voit en Égypte, où une forme de libéralisation de l’économie a rendu le régime vulnérable aux mobilisations sur le travail, pas ce qu’on a vu sur la place Tahrir, mais ailleurs dans le pays, les mobilisations massives de salariés de l’industrie textile, de fonctionnaires…
Donc il existe bien un lien avec le pétrole.
Dans la mesure où les réserves pétrolières continuent de s’épuiser, des perspectives s’ouvrent pour des formes de politique plus démocratique. Il y a 100 ans, on a institué la démocratie par le biais des réformes agraires. Aujourd’hui, comment démocratiser ce flux des rentes du Canal de Suez pour l’Égypte, ou du tourisme ? Cela ne se résume pas à l’élection d’un parlement. Les nationalisations peuvent être une solution. Mais le vrai enjeu ce sont les droits des travailleurs, et le droit aux syndicats, la bataille est là.
Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l'ère du pétrole.
Editions La Découverte, 280 pages, 24,50 euros.