Au départ, il y a Stéphane Hessel, puis les événements de la Place Tahrir qui ont inspiré la révolte des jeunes Espagnols, à Madrid. Pour le journaliste Renaud Chenu, le rapprochement est un peu rapide au vu des enjeux : quand les uns se battent pour faire tomber un despote, les autres s'indignent de ne pas avoir l'Europe qu'on leur avait promise.
«
Les Espagnols sont un peuple fier et ombrageux, avec un tout petit cul pour éviter les coups de corne. » Pierre Desproges eut été anthropologue qu'il n'eut pas dit autre chose des Indignados qui campent place Puerta del Sol à Madrid, avec la rigueur dans le rôle du taureau. Et partout dans l'Europe surendettée des jeunes de singer leurs homologues frappés par un chômage assez délirant (45%), en reprenant l'estival mot d'ordre «
Yes we camp »
.
Que certains s'emballent en y voyant une réplique du printemps arabe est touchant d'optimisme. Prendre le risque d'avoir les yeux qui piquent et de passer trois heures au commissariat n'a rien à voir avec engager sa vie pour faire tomber un despote. Au mieux peut-on y voir quelques embruns et après tout il n'y a rien de mal à se réclamer de la glorieuse Place Tahrir ou du courage des habitants de Sidi Bouzid.
Mais que se passe-t-il en Europe, alors ? Un vieux monsieur un peu magique, Stéphane Hessel, publie un fascicule où il (comprendre ce qu'il représente : la Résistance et ses Idéaux) enjoint les jeunes générations à s'indigner. Un carton éditorial dans toute l'Europe, même en Chine nous dit-on. Le terreau est bon, justement ça commence à chatouiller sérieusement le public visé qui a bien compris qu'il est le principal dindon de la farce au rayon de la crise. On lui avait promis l'Europe de la Joie, il aura celle de la dette et du chômage.
Cette « génération » qui s'indigne a-t-elle les moyens de dépasser le stade des happenings de rue et du hashtag #revolution dont elle inonde twitter tout en revendiquant son apolitisme? On peut en douter sérieusement. Quand dans le sud de la Méditerranée on offrait son torse aux balles pour avoir le droit à des élections libres et démocratiques, à Madrid on appelle à l'abstention. Le décalage paraît cruel mais c'est le contexte qui l'est. L'Union européenne est à bout de souffle démocratique. Les plans de rigueur sont indifféremment appliqués par des gouvernements de droite ou de gauche, tous pieds et poings liés à ceux qui possèdent la dette (le vrai pouvoir). La promesse d'un espace européen où toutes les économies s'harmoniseraient sous la tutelle d'une monnaie unique imposant la sobriété budgétaire à chacun s'est évaporée. La Grèce sombre, va bientôt faire défaut pour le paiement de sa dette et devra soit se vendre aux plus offrants soit sortir de l'Euro. Irlande, Portugal, Belgique, Espagne risque de la rejoindre dans cette farandole de la dèche. Les prochains mois, nous constaterons avec de plus en plus de certitude que l'Euro est devenu par la force des choses le bras armé d'une Allemagne à l'impérialisme posthéroïque plan plan qui peut tranquillement tailler des croupières à ses partenaires surendettés grâce à cette monnaie qui n'est sous-évaluée que pour son économie tandis qu'elle est trop forte pour toutes les autres.
C'est ce que révèle ce mouvement. «
A quoi bon voter quand il n'y a qu'une politique possible dans les conditions actuelles ? » Plus qu'un mouvement d'indignés, c'est un mouvement de désespérés. Celui d'une génération à qui on a promis la Lune (avec le papyboum le chômage va disparaître, avec l'Europe vous aurez la prospérité, avec tous vos diplômes vous occuperez des jobs en or...) et qui doit se rabattre sur le cyberespace pour occuper son temps trop libre. Et quand l'espérance est limitée, l'imagination et l'originalité ne sont guère au rendez-vous. Alors on imite le mouvement de la place Tahrir, sans trop savoir vers où tourner la Tourelle. Un mouvement entre kermesse et camping, sans idéologie et sans frontière qui se raccroche à la dernière nation des apatrides de la politique : internet. Il en faudra plus pour inquiéter les responsables de la déprime continentale qui doivent sourire en constatant que les petits enfants de la ''génération 68'' (portée par de vraies idéologies celle-là) sera celle des ''mini révolutions'' (portée par des groupes facebook). Indignée mais pas révolutionnaire, fauchée mais vivant chez ses parents, sans frontière mais pas internationaliste, politisée mais pas politique, mobilisée mais n'importe comment. Au moins ne renoncent-ils pas et cherchent-ils l'inspiration dans le souffle brûlant de peuples qui ont décidé de prendre leur destin en main après des décennies de despotisme. Mais on ne copie-colle pas l'histoire comme un twitt.
Plus que du Sud, l'exemple ne viendrait-il pas du Nord ? A Reykjavik, les Islandais sont en train d'expérimenter la démocratie dans la crise, la relance sans la rigueur, le pouvoir au peuple et non aux banques. L'île de 320 000 habitants a failli sombrer en 2008 dans la tempête bancaire. Depuis une assemblée de citoyens est en train de rédiger une nouvelle constitution, les islandais ont refusé deux fois de suite par référendum de rembourser quelque 4 milliards à l'Angleterre et aux Pays-Bas, l'oligarchie corrompue qui tenait l'île a été dégagée (Parti de l'indépendance au pouvoir de puis 1929) aux élections de 2009 suite à la « révolution des casseroles » de 2008 (même nom que celle réalisée en d'Argentine en 2001), la reprise se fait sans rigueur excessive... Mais L'Islande a pu dévaluer sa Couronne, n'a pas cédé à la panique en nationalisant les banques sans rembourser les actionnaires mais seulement les clients (et pourtant l'Islande existe toujours). Ah oui, ce pays n'a pas d'armée, est le paradis du journalisme d'investigation (ses lois permettent à Wikileaks d'y être hébergé), son Église protestante accepte les prêtres gays et pousse le vice jusqu'à les marier, son Parlement, l'Althing, démocratique, existe depuis l'année 930. Un exemple singulier.
De Madrid à Reykjavik, cependant, une indignation croissante monte des profondeurs des peuples européens qui prennent tous conscience qu'au nom d'un modèle que la crise a rendu démocratiquement désuet, les idéologues du libéralisme ne renoncent pas à exercer sur les multitudes la violence du capitalisme financier, jamais rassasié, forçant des gouvernements complices et dociles à déposséder les citoyens de leurs biens communs et de leurs droits acquis de haute lutte sociale. Petit rappel pour les oublieux, le 29 mai 2005, il y a juste six ans, les Français envoyaient bananer les ridicules petits clercs de la pensée unique babillant sans rougir que l'inauguration du libéralisme autoritaire du TCE était la seule voie possible pour notre tranche d'humanité. Pas gêné, Nicolas Sarkozy fit voter le traité de Lisbonne au Parlement qui est le clône du TCE.
Les ''coups de corne'' à l'autoritarisme libéral de l'Europe et à la finance, il faudra les rendre et désigner ceux à qui on les donnera, sinon il n'est pas certain que l'indignation généralisée permette à la gauche de revenir au pouvoir.
Retrouvez Renaud Chenu sur son
site.
* Renaud Chenu est journaliste, auteur de
Porcus Soviéticus (roman historique, 2010) et
18 mois chrono avec Paul Quilès et Marie-Noëlle Lienemann (fiction politique, 2010).