Voilà qui ne va pas arranger la réputation de l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). La journaliste indépendante et documentariste Stéphane Horel vient de publier sur son site le résultat d'une minutieuse enquête sur le dernier groupe de travail formé par l'EFSA. Elle met au jour une somme importante de conflits d'intérêts divers qui pourraient peser grandement sur le rapport que ces dix-huit scientifiques doivent rendre en mars 2013.
Or cet avis influera sur la santé de dizaines de millions d'Européens, puisqu'il établira les critères selon lesquels les molécules chimiques seront – ou non – classées dans la catégorie des perturbateurs endocriniens, ces substances omniprésentes, mises en cause dans la recrudescence de nombreux troubles (cancers hormonodépendants, infertilité, obésité, etc.).
Cette question, celle de la définition des perturbateurs endocriniens, aura des implications économiques considérables, en fonction du nombre de molécules qui seront considérées comme telles. Cette affaire est au centre d'un bras de fer à la Commission européenne.
Régulièrement mise en cause par les organisations non gouvernementales (ONG) pour des opinions jugées systématiquement pro-industrie, pointée du doigt par de nombreux scientifiques, fragilisée par le départ de sa présidente, Diana Banati, partie fin avril rejoindre un groupe de pression industriel, l'EFSA avait dû endurer le camouflet du "report de ses décharges budgétaires", décidé courant mai par le Parlement européen – ce qui équivaut à un acte de défiance sans précédents depuis sa création en 2002.
Enfin, la Cour des comptes européenne a publié en octobre un rapport cinglant sur la gestion des conflits d'intérêts au sein de ses groupes d'experts...
"PROMOUVOIR LES OPPORTUNITÉS D'AFFAIRES"
Ce n'est donc pas fini. Qu'a découvert l'auteure des Alimenteurs – le documentaire-choc sur l'industrie agroalimentaire diffusé en juin sur France 5 ? Que près de la moitié (huit sur dix-huit) des experts soigneusement choisis par le Comité scientifique de l'agence sont en lien étroit avec des entreprises défendant des intérêts sur la question des perturbateurs endocriniens.
Animation de colloques, publications d'articles de recherches en collaboration avec des industriels, travaux financés sur les budgets de l'industrie, consultance... L'éventail est large.
Stéphane Horel a passé au crible les déclarations d'intérêts des intéressés et note quelques omissions. L'un des experts omet de déclarer qu'il est l'un des directeurs de York Professionals, une organisation dont le but est de "promouvoir les opportunités d'affaires"... D'autres sont plus subtiles, comme le fait de présenter telle organisation de lobbying comme une association à but non lucratif.
Parmi les organisations entretenant des liens avec huit des dix-huit scientifiques du panel réuni par l'EFSA, on trouve l'International Life Science Institute (ILSI, une organisation de lobbying scientifique qui regroupe l'essentiel des géants de l'agroalimentaire, de l'agrochimie, de la pharmacie, etc.), le Conseil européen de l'industrie chimique, le Centre européen d'écotoxicologie et de toxicologie des produits chimiques (ECETOC), le Conseil européen de l'information sur l'alimentation (EUFIC), etc.
COMMENT SE DÉJUGER D'UN AVIS DÉJÀ RENDU ?
Josef Schlatter, l'un des membres du groupe, dispose d'un profil quelque peu particulier : retraité de l'Office fédéral suisse de la santé publique, il collabore ou a collaboré dans un proche passé avec l'ILSI, l'EUFIC, la Flavor and Extract Manufacturers Association of the US (syndicat américain des producteurs d'arômes et d'extraits), la Fédération européenne des industriels des cosmétiques.
En remontant dans son passé, on trouve également à son actif une collaboration avec les industriels du tabac s'étalant sur plus d'une décennie. Collaboration au terme de laquelle il a rejoint les autorités sanitaires suisses, pour y suivre notamment les questions de réglementation liées à l'ajout de nouveaux additifs dans les cigarettes...
Stéphane Horel a exhumé une série de documents internes de l'industrie américaine du tabac (rendus publics par décision de justice à la fin des années 1990 et accessibles sur le site de la Legacy Tobacco Documents Library) qui montrent sans ambiguïtés les liens, anciens mais étroits, du toxicologue suisse avec les cigarettiers américains.
Ce n'est pas tout. Selon Stéphane Horel, certains des experts choisis ont déjà rendu un avis sur la classification des perturbateurs endocriniens, dans le cadre d'autres institutions (en particulier des agences de sécurité sanitaires nationales) et auront toutes les chances de reproduire l'opinion qu'ils ont déjà rendue – quand bien même celle-ci a été critiquée dans la communauté scientifique comme trop peu protectrice pour les consommateurs. "Pourquoi l'Institut national pour la santé publique et l'environnement des Pays-Bas (RIVM) aurait-il trois représentants, le BfR allemand deux et l'Agence nationale de sécurité sanitaire, de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) française aucun ? ", interroge la journaliste.
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