10 mars par Damien Millet
Depuis le début des années 1980, les pays du tiers-monde sont confrontés à la crise de la dette et à ses conséquences. Le FMI et leurs créanciers ont imposé des plans d’ajustement structurel qui ont maintenu ces économies dans la soumission, provoqué des ravages sociaux pour les peuples et ouvert la voie aux profits pour les sociétés transnationales qui pouvaient venir sans entraves rafler des parts de marché face aux entreprises locales.
Jusqu’au milieu des années 2000, cette logique a perduré. La hausse des cours des matières premières à partir de 2004-2005 a permis aux pays exportateurs d’engranger des réserves de change qu’ils ont souvent utilisées pour se débarrasser de la tutelle encombrante du FMI : Brésil, Argentine, Uruguay, Philippines, Indonésie, tous l’ont remboursé de manière anticipée. Aucun pays ne s’est engagé en profondeur dans la mise en place d’un modèle économique alternatif au capitalisme actuel qui mène l’humanité dans le mur, tant sur le plan social qu’environnemental, même si l’Argentine et l’Equateur ont donné du fil à retordre aux créanciers. De décembre 2001 à mars 2005, l’Argentine a suspendu le remboursement de 90 milliards de dollars et a tenu tête à ses créanciers privés qui ont dû accepter de perdre 65% de la valeur des créances qu’ils détenaient. En 2008, après un audit commandé par le président Rafael Correa, l’Equateur a refusé de rembourser 70% de sa dette privée jugée illégitime, qu’il a finalement rachetée à 35% de sa valeur : le gouvernement a ainsi économisé 7 milliards de dollars qu’il a pu réinvestir dans les dépenses sociales.
Depuis 2007-2008, la crise frappe au Nord, et l’Europe est le continent le plus touché. Les peuples européens doivent tirer les enseignements des souffrances endurées par ceux du Sud depuis trois décennies. Au Nord comme au Sud, le discours dominant culpabilise les peuples qui vivraient au-dessus de leurs moyens. Partant de ce constat, l’unique solution proposée est terrible : l’austérité généralisée, des sacrifices innombrables, une sévère détérioration des conditions de vie, dans le seul but de garantir le remboursement de la dette aux créanciers.
Pourtant, dans la vie courante, tous nos paiements sont effectués sur présentation d’une facture qui atteste des marchandises achetées ou des services rendus en échange. Dans le cas de la dette publique, où est la facture ? Si dette il y a, elle provient de trois causes : la hausse des taux d’intérêt au début des années 1980, la contre-réforme fiscale qui a permis de réduire de manière importante la fiscalité portant sur les individus les plus riches et les bénéfices des sociétés, et la crise actuelle provoquée par les banques et autres institutions financières privées. Les peuples n’y sont pour rien, ils ne vivent pas au-dessus de leurs moyens puisque les droits humains fondamentaux ne sont souvent pas totalement garantis, et la facture présentée ne correspond pas à des biens ou des services qui leur ont profité. Ce sont les créanciers qui vivent au-dessus de leurs moyens, pas les peuples. Devons-nous rembourser leur dette ?
La seule façon d’apporter une réponse est de questionner en détail l’histoire de cette dette. L’outil adapté est l’audit citoyen : c’est à nous tous de comprendre d’où vient cette dette et de pointer les différentes responsabilités. L’audit permettra de déterminer la part de la dette publique qui est illégitime, que le peuple doit refuser de rembourser et qu’il convient d’abolir. C’est à l’été 2011 que des associations, des syndicats et des partis politiques ont créé en France le Collectif pour un audit citoyen de la dette publique (CAC, voir www.audit-citoyen.org). Un texte de référence a été rédigé et proposé à la signature. Cet appel pour un audit a été signé par plus de 58 000 personnes six mois plus tard.
Lancée au niveau national, cette revendication de l’audit a donc très vite été portée par de nombreux citoyens sur l’ensemble du territoire. Des dizaines de comités locaux se sont spontanément mis en place sans qu’il s’agisse d’une démarche « venue d’en haut ». La volonté de lancer cet audit a rencontré les inquiétudes des citoyens français et leur besoin d’agir au moment où l’Union européenne subit des rafales d’austérité justifiées par la dette. Si on décide de payer, on veut savoir pour quoi. Nous voulons décider ce que nous acceptons de rembourser et ce qu’il n’est pas acceptable de payer. L’audit est le passage obligé dans ce but.
En décembre 2011, la double émission « Là-bas si j’y suis » de Daniel Mermet, sur France Inter, intitulée « La dette ou la vie » autour des activités du CADTM, a connu un succès très important. Dans les semaines qui ont suivi, les demandes d’informations et les prises de contacts ont été très nombreuses. L’écho rencontré par la revendication de l’audit et l’illégitimité de la dette se confirmait de manière éclatante.
Le 14 janvier 2012, le CAC a organisé sa première journée d’activités à Paris, à destination des comités locaux qui étaient très demandeurs d’informations et de pistes d’actions. Une cinquantaine de personnes étaient attendues, elles furent plus de 120. C’était la confirmation que quelque chose de prometteur se passait. Les sollicitations d’intervenants pour venir lancer tel comité local ou apporter telle expertise ont augmenté de manière exponentielle. Le lendemain, à l’initiative d’Attac et de Médiapart, à l’Espace Reuilly à Paris, plus de 1100 personnes sont venues réfléchir sur le thème « Leur dette, notre démocratie ». Une conférence a même été improvisée sur le trottoir devant l’Espace Reuilly car la salle ne contenait que 700 places… Une nouvelle étape était franchie.
Début mars 2012, plus de 110 collectifs locaux sont créés. Souvent, des sous-groupes de travail permettent de développer l’information sur l’analyse globale ou de commencer les travaux pour un audit local des dettes des collectivités territoriales, des hôpitaux et des organismes de logement social. D’autres préparent des actions de rue ou analysent l’impact des politiques d’austérité à l’échelle locale. Les énergies sont mobilisées, la structure se met en place, l’offensive a commencé. Elle est essentielle pour se réapproprier démocratiquement le pouvoir de décision confisqué par les créanciers et les marchés financiers. Pour rompre enfin le tabou sur la question du remboursement de la dette publique.
Damien Millet est porte-parole du CADTM France, membre du CAC national et auteur avec Eric Toussaint du livre AAA. Audit Annulation Autre politique, Seuil, 2012.