Will Russia abet or restrain? @JoeWSJ: Ominous @PaulSonne: Russian-speaking Crimeans signing up to brigades
Source : rue89.nouvelobs.com
Il est temps de réviser votre histoire et votre géographie avant le prochain conflit. La Crimée, ça vous dit quelque chose ? La « guerre de Crimée », un vague souvenir scolaire ? Yalta, un peu plus ? Sébastopol, autre chose qu’une station de métro parisien ?
La Crimée et ses 2 millions d’habitants ont tout pour devenir le nouveau point chaud de la crise ukrainienne, après l’euphorie qui a suivi l’issue du carnage de Kiev ces derniers jours.
Vous avez aimé l’Ossétie du Sud, voici le tour de la Crimée. L’Ossétie du Sud, c’est cette région de Géorgie dont la majorité des habitants sont russes, et qui, après avoir unilatéralement fait sécession, a été l’enjeu de la brève guerre russo-géorgienne de 2008. Elle reste aujourd’hui séparée de la Géorgie et occupée par l’armée russe.
La Crimée peut potentiellement suivre la même voie. C’est la seule partie de l’Ukraine à avoir une population majoritairement russe, et la flotte russe de la Mer noire y est basée. C’est peu dire que les développements politiques à Kiev sont vécus de manière particulièrement dramatique en Crimée.
Des milices russes en formation
Cette photo (tweetée dimanche par Paul Sonne, un journaliste du Wall Street Journal sur place) de Russes de Simferopol, capitale de la Crimée, s’inscrivant pour rejoindre des milices de protection contre les opposants pro-européens désormais aux commandes à Kiev, ressemble à s’y méprendre aux veillées d’armes nationalistes qui ont conduit aux désastres dans les Balkans et ailleurs.
François Heisbourg, président de l’Institut international des études stratégiques (IISS) de Londres, pose la bonne question en retweetant la photo : « La Russie soutiendra-t-elle, ou calmera-t-elle » cet embryon de guerre civile en Crimée ? C’est à Moscou, en effet, que tout se décidera.
Sus aux « fascistes »
On voit dans cette vidéo, filmée également ces derniers jours en Crimée, à quel point les tensions sont vives. Un meeting de l’opposition pro-européenne est attaqué par des Russes aux cris de « fascistes » et de maigres forces de police tentent de protéger les Ukrainiens des coups et des insultes.
On les voit également brûler un drapeau américain, en écho aux accusations de Moscou contre les Occidentaux qui attiseraient le feu à Kiev.
Un coup d’œil à la carte permet de comprendre l’enjeu. Depuis le début de la crise ukrainienne, les commentateurs décrivent un pays clivé coupé en deux, entre une région ouest qui regarde vers l’Europe, et une région orientale qui lorgne vers la Russie.
On en oubliait presque la Crimée, cette péninsule au sud de l’Ukraine, bordant la Mer noire, la seule région dont plus de 60% de la population est d’origine russe, et qui abrite la flotte russe.
Carte de la population de l’Ukraine : la Crimée est la seule région majoritairement russe (« Atlas des peuples d’Europe centrale » de J. Sellier et A. Sellier, éd. La Découverte, 2002)
Plongée dans l’histoire
Le passage par l’histoire est nécessaire pour comprendre la situation. La Crimée est dans l’orbite de l’empire russe depuis le XVIIIe siècle après avoir fait partie de l’empire ottoman.
Victoire française à Malakoff durant la guerre de Crimée, par Horace Vernet, 1858 (Wikimedia Commons)
Mais la Russie doit faire face, de 1853 à 1856, à la « guerre de Crimée », considérée par les historiens comme la première guerre « moderne », qui vit l’empire russe s’opposer aux armées ottomane, britannique et de la France napoléonienne. Guerre extrêmement meurtrière (la France perdit 90 000 hommes) mais gagnée par la coalition hétéroclite anti-Russie.
Au XIXe siècle, l’aristocratie russe fait de cette région au climat agréable, dotée de vignobles et de stations balnéaires comme la célèbre Yalta (où se retrouvèrent Churchill, Roosevelt et Staline en 1945), son centre de villégiature.
Glamour pour les aristos russes, la Crimée a une histoire tragique pour ses habitants. Sous l’empire, sous les Soviets, face aux Nazis, cette région a payé le prix fort.
En 1954, pour le 300e anniversaire du rattachement de l’Ukraine à la Russie, le numéro un soviétique, Nikita Khrouchtchev, décide de placer la Crimée au sein de la République socialiste soviétique d’Ukraine plutôt qu’à celle de Russie. Une décision qui pèse lourd dans l’équation actuelle.
Personne, alors, ne pouvait imaginer un jour l’URSS éclater, et encore moins l’Ukraine accéder à une indépendance dont l’histoire l’a plusieurs fois privée.
Accès aux mers chaudes
Depuis l’éclatement de l’Union soviétique en 1991, et l’accession de ses républiques à l’indépendance, la Crimée fait l’objet d’accords spécifiques entre Kiev et Moscou, dont l’un, prévu pour vingt ans, jusqu’en 2017, permet la présence de la flotte russe de la Mer noire au port de Sébastopol.
C’est l’accès aux mers chaudes qui est en jeu, et Moscou ne peut pas accepter de perdre ce point d’ancrage historique. En 2008, au moment du conflit en Géorgie voisine, le site spécialisé DeDefensa.org écrivait à propos de la Crimée et du port militaire de Sébastopol :
« Il est difficile de trouver un casus belli plus significatif, avec toutes les implications possibles, dans un pays (l’Ukraine) lui-même soumis aux mêmes tensions antagonistes. »
C’est le message diffusé ces derniers jours, notamment dans les confidences d’un officiel russe au Financial Times, soulignant qu’en cas d’éclatement de l’Ukraine (entre ses parties est et ouest), la Russie interviendrait militairement en Crimée.
La naissance de milices russes en Crimée pourrait lui en offrir le prétexte si elle en voulait un, en s’abritant derrière une opinion majoritaire comme dans les Républiques d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, dont les indépendances unilatérales vis-à-vis de la Géorgie ne sont reconnues que par... la Russie.
N’oublions pas les Tatars de Crimée
On en oublierait presque les Tatars, peuple aux origines turques et mongoles, composé en grande partie de musulmans, qui a subi un sort impitoyable, d’abord à l’époque impériale où il fut poussé à l’émigration, puis de la part de Staline après la Seconde Guerre mondiale, qui reprochait aux Tatars de Crimée d’avoir favorablement accueilli l’armée allemande en 1941.
Staline décréta que les Tatars devaient tous être expulsés de Crimée, et ils le furent, déportés en Asie centrale dans des conditions telles que près de la moitié d’entre eux moururent de faim ou de maladie.
A la mort de Staline, ils furent autorisés à revenir au compte-gouttes en Crimée, mais n’y constituent aujourd’hui que quelque 10% de la population. Leur langue n’est toujours pas reconnue (seuls l’ukrainien et le russe sont langues officielles) et la spoliation économique qu’ils ont subie n’a jamais été réparée.
Pas de surprise, dès lors, à ce qu’ils veuillent, eux aussi, se faire entendre à la faveur des bouleversements que connaît actuellement l’Ukraine. Ce week-end, eux aussi organisaient un rassemblement à Simferopol, pour que les Tatars ne soient pas, une fois de plus, les victimes d’une histoire qui s’est remise en mouvement.