La mutation est historique. Et se fait dans la douleur. Entre 2004 et 2010, La Poste a fait passer le nombre de ses salariés de 280 000 à 237 000, soit plus de 15 % de réduction d’effectifs ! Selon les syndicats, en 2011, 10 000 postes ont encore été supprimés dans la maison mère, et 4 800 en 2012. Pour cette dernière année, la direction reconnaît seulement environ 2 000 diminutions de postes, les autres emplois ayant été basculés vers des filiales, affirme-t-elle.
Un changement radical de l'organisation, accrédité en 2010, quand l’établissement public est devenu une société anonyme. Adoptant tous les codes de ses féroces concurrents et avec un objectif simple : tenter de surnager dans un univers en plein bouleversement. Car le recours croissant à l’externalisation, et la pression constante sur les « partenaires » sous-traitants, que notre série d'articles a mis en évidence, traduisent une réalité : La Poste, aux capitaux 100 % publics (elle est détenue aux trois quarts par l’État, et à un quart par la Caisse des dépôts), change de métier. À marche forcée.
Car La Poste a la conjoncture contre elle. En 2012, le volume de courrier qu'elle a traité a chuté de 5,6 %, après des baisses de 3 % les deux années précédentes. Avec l'omniprésence d'internet dans la vie des Français, la baisse est structurelle, et prévue. L’entreprise anticipe une chute totale de 30 % des volumes transportés entre 2008 et 2016. Si elle a pu afficher un bénéfice stable en 2012 (479 millions d’euros, pour 21,6 milliards de chiffre d’affaires), c’est uniquement parce que ses comptes 2011 avaient été plombés par la crise grecque, avec une chute du bénéfice de 13 % par rapport à 2010.
Dans ce contexte, le secteur du colis et de « l’express », boosté par l’explosion du e-commerce, devient clé. En un an, l’activité a progressé de plus de 7 %, et représente désormais un quart du chiffre d'affaires total de La Poste. Même sans compter ses filiales, comme Chronopost et Exapaq, en 2012 La Poste a transporté 271 millions de colis, dont 80 % liés à la vente à distance et au e-commerce. C’est là qu’il faut chercher l’explication des tensions, parfois vives, prévalant dans ce domaine entre le donneur d’ordres et ses fournisseurs.
Rentable, le secteur doit l’être toujours plus afin de compenser l'évolution des autres activités, chancelantes. D'où des ratés dans la distribution de colis, expérimentés par de très nombreux clients, et pointés ce mardi 26 mars par l'UFC-Que Choisir.
Pour la première fois cette année, le colis a représenté un plus gros chiffre d’affaires qu’un autre pilier du groupe, l’activité bancaire. Cette dernière présente une baisse de régime, avec un produit net bancaire en hausse de 0,2 % seulement en un an. Le groupe a aussi misé sur la diversification, en lançant une offre de téléphonie mobile en mai 2011, qui comptabilise 643 000 clients aujourd’hui. Mais le chiffre d’affaires reste encore modeste.
Chez Exapaq, des sous-traitants à envoyer "à l'abattoir"
Alors, il faut serrer les boulons, partout. Et chez Exapaq également. Lorsque nous avons publié notre enquête sur l’explosion de la sous-traitance dans la livraison des colis à La Poste et dans ses filiales, plusieurs sources nous ont contactés pour nous reprocher de ne pas avoir traité du cas de cette filiale spécialisée dans le transport des colis d’entreprise à entreprise. Créée en 1995 par une fédération de transporteurs régionaux, et rachetée par le groupe public en 2006, la société a largement recours aux mêmes types de méthodes que nous avons décrites pour
Chronopost.
Tarifs contractuellement renégociables à la baisse chaque année (ils vont en général de 1,8 euro à 3 euros par colis livré, en fonction de la densité de la zone couverte), pression constante sur les entreprises sous-traitantes, dont certaines font faillite faute de rentabilité, et se retournent quelquefois en justice contre leur donneur d’ordres... Un cadre sur le départ dénonce même « une culture du mépris » qui serait parfois professée en interne à l’égard des prestataires.
Nous avons eu accès à des extraits de correspondances effectivement corsés, un responsable du sud de la France promettant par exemple de mettre bon ordre aux tensions causées par des sous-traitants grévistes, qualifiés de « brebis égarées », à remettre « dans le droit chemin »… « ou sur celui de l'abattoir, selon les cas ». Dans un autre message, un chef d’agence exige que ses prestataires lui facturent des rabais pour cause de retards répétés dans les livraisons. Censément las de « payer plus cher pour une qualité plus médiocre », le responsable balance qu’il leur reste un mois pour « démontrer que vous avez enfin réalisé que nous sommes votre client » avant qu’il ne leur apprenne « un nouveau mot : résiliation ».
La brutalité de ces propos illustre on ne peut mieux l'ambiance en interne, dans les filiales comme dans la maison-mère. La Poste n'utilise certes pas le plan social, optant en fait pour des non-remplacements de départs à la retraite. Mais les syndicats dénoncent néanmoins systématiquement le malaise social, le « mal-être » de postiers soumis à des « cadences infernales ». Ils attaquent aussi les CDD, variable d’ajustement bien pratique pour La Poste, qui empêcheraient les embauches.
Début mars, lors de la présentation des résultats financiers, le PDG de La Poste Jean-Paul Bailly a souligné que la proportion des CDD était « historiquement en très forte baisse », passant dans le groupe de « plus de 8 % des effectifs » il y a dix ans à environ 4 % aujourd’hui. « La Poste française a le modèle social qui, de très loin, fait le moins appel à des CDD par rapport aux autres postes européennes », a-t-il affirmé. Ce qui n’empêche pas le groupe de se faire régulièrement condamner pour abus de CDD, comme encore tout récemment à Castres. Dans ce domaine, le combat est souvent mené, et gagné, par Thomas Barba, du syndicat Sud, auteur d’un « Livre noir de La Poste ».
Et le malaise social est réel. Il avait éclaté au grand jour avec la révélation, en juin 2010, d’une lettre assassine envoyée par un groupe de médecins du travail de l’entreprise à Bailly. Le texte était truffé de références au « mal-être à tous les niveaux », à des « situations d’épuisement physique et psychologique » et à des « suicides ou tentatives de suicide dont on peut penser qu’ils sont exclusivement liés à des situations de vie professionnelle ».
En mars 2012, après le suicide de deux cadres bretons sur leurs lieux de travail, La Poste a sollicité l’ancien dirigeant de la CFDT Jean Kaspar pour organiser un « grand dialogue ». Le rapport Kaspar, rendu en septembre, préconise une baisse de pression sur les salariés et de « desserrer temporairement les contraintes sur les effectifs ». Suggestions acceptées par la direction, qui annonce l’embauche de 15 000 personnes d’ici 2014, au lieu des 10 000 prévues. En janvier, elle signe aussi un accord-cadre sur la qualité de la vie avec des organisations syndicales. Mais sans SUD et la CGT, qui représentent la moitié des effectifs.
Pour les syndicats, si la pression est retombée un moment, cette accalmie était temporaire. Et de nouveaux cas récents de suicides inquiètent grandement. Le 15 février, une jeune factrice en CDD de 21 ans s’est tuée, et ses collègues assurent que c’est parce qu’elle n’arrivait plus à assumer sa tournée, aux distances longues et dont la pénibilité était accrue par les chutes de neige importantes. Début mars, c’est à Bayonne, dans la cour de La Poste centrale, qu’un salarié a failli se pendre, secouru au dernier moment par un collègue après avoir laissé un mot clamant « La Poste m’a tué » et dénonçant « une épouvantable politique managériale ».
Des suicides qui ne touchent pas que les simples employés : le 25 mars, un cadre de la communication du groupe a été retrouvé pendu chez lui, alors qu’il était en arrêt maladie. Selon Libération, Jean-Paul Bailly aurait assuré le 28 février en conseil d’administration que ces cas étaient souvent « des drames personnels et familiaux, où la dimension du travail est inexistante ou marginale ». La direction conteste, mais SUD et la CGT confirment les phrases.