Soudain, la confiance a disparu. Dans la multitude de scénarios qu’envisagent les dirigeants européens depuis le début de la crise de la zone euro, ils avaient pensé à tout sauf à celui-ci : que les petits épargnants européens se mettent brusquement à douter de la monnaie unique et du système bancaire, et se retirent sur la pointe de pieds. C’est ce qui est en train de se passer depuis une semaine. Les responsables politiques sont pour beaucoup dans ce nouveau développement de la crise. En évoquant la semaine dernière la sortie de la Grèce de l’euro, comme une issue possible voire souhaitable, des responsables allemands et de la Banque centrale européenne ont ancré eux-mêmes l’idée d’une rupture de l’Europe et celle d'une contagion.
Effrayés par la menace, les Grecs ont été les premiers à réagir. Au début de la semaine dernière, ils ont retiré plus de 1,2 milliard d’euros des banques en deux jours. Depuis, les responsables bancaires européens se gardent bien de donner des chiffres afin de ne pas augmenter la panique. Mais de multiples témoignages en Grèce font état de distributeurs vides, de difficultés à retirer de l’argent dans les banques. Le ruisseau de la défiance paraît grossir tous les jours.
La crainte a également gagné l’Espagne. L’annonce par le gouvernement espagnol de la nationalisation partielle de Banxia, la quatrième banque du pays, née de la fusion de plusieurs caisses d’épargne en difficulté, a alimenté les peurs des déposants. Selon le journal El Mundo, les retraits des déposants ont dépassé le milliard d’euros la semaine dernière. Ce que le gouvernement s’est empressé de démentir, sans vraiment convaincre.
La dégradation par Moody’s de seize banques espagnoles a plutôt confirmé les Espagnols dans leurs appréhensions sur l’état de leur système bancaire. Selon l’agence de notation, les créances douteuses, liées à l’explosion de la bulle immobilière, ne cessent d’augmenter : elles représenteraient désormais quelque 80 milliards d’euros sur un total de 350 milliards d’euros de crédits accordés au secteur du bâtiment et de l’immobilier. Jamais les banques espagnoles n’avaient connu une telle dégradation. Signe de nervosité ambiante : les déposants britanniques de la filiale anglaise de Santander, la plus grande banque espagnole, se sont précipités aux guichets vendredi pour retirer 200 millions de livres, soit 250 millions d’euros.
Pour tenter de rassurer, le gouvernement espagnol a engagé Goldman Sachs et le cabinet Roland Berger pour l’aider à faire un état des lieux complet du système bancaire espagnol et évaluer les besoins de recapitalisation. Selon les estimations, il faut entre 50 et 100 milliards d’euros pour consolider les banques. Des sommes qui semblent impossibles à trouver autant sur le marché qu’auprès du gouvernement. Déjà, certains dirigeants européens pressent le gouvernement espagnol de faire appel au Fonds monétaire international. D’autres ont remis au centre des discussions, au sommet du G 8 à Washington, la possibilité d’utiliser directement le Fonds européen de stabilité financière pour recapitaliser les banques, sans passer par l’intermédiaire des gouvernements. La chancelière allemande Angela Merkel a de nouveau réitéré son opposition à de tels changements.
Tous redoutent un emballement, surtout si la Grèce sort de l’euro, ou si le résultat des nouvelles élections prévues le 17 juin aboutit à un nouveau chaos politique. La peur de la contagion ne pourrait que gagner. Selon une étude de la banque Citigroup, se référant au précédent de la faillite en Argentine en 2001, les banques irlandaises, italiennes, portugaises et espagnoles pourraient rapidement perdre 90 milliards d’euros de dépôts, si la Grèce sortait de la monnaie unique.
Les milieux financiers demandent donc aux gouvernements européens d’envoyer en urgence des messages rassurants. « Quand une panique bancaire commence, il est très difficile de l’arrêter sans une garantie crédible des dépôts », explique Tristan Cooper, analyste au fonds d’investissement Fidelity, cité par l’agence Dow Jones.
Fuite massive de capitaux
Le paradoxe est que les banquiers demandent aux déposants de leur accorder une confiance qu’ils ne sont plus prêts à se donner entre eux, ni même dans la zone euro. Depuis deux ans, des établissements bancaires sont totalement coupés de tout le marché interbancaire et ne dépendent plus que de la Banque centrale européenne. En avril, les prêts de la BCE aux banques espagnoles ont atteint un nouveau record, totalisant plus de 235 milliards d’euros.
Ces derniers jours, les tensions se sont à nouveau aggravées sur un marché interbancaire désormais presque totalement gelé. Les banques, qui ont des excédents de liquidités, notamment grâce aux prêts à long terme (LTRO) de la BCE, qui leur a accordé 1 000 milliards d’euros au début de l’année, préfèrent les déposer chaque soir auprès de la banque centrale à 0,25 % plutôt que de s’aventurer à les prêter à un établissement bancaire tiers.
Parallèlement, on assiste à des mouvements massifs de capitaux au sein de la zone euro depuis plusieurs mois, l’argent fuyant les pays considérés comme dangereux pour être rapatrié vers des zones jugées plus sûres. Ainsi, plus de 60 milliards d’euros de dépôts ont fui la Grèce depuis un an, pour se réfugier pour les deux tiers en Suisse, pour le reste en Grande-Bretagne, selon le ministre des finances grec. Les grandes fortunes espagnoles sont aussi en train de trouver refuge vers des cieux plus sûrs, qui en Suisse, qui en Grande-Bretagne, qui au Brésil.
Mais la fuite ne concerne pas seulement les grandes fortunes. C’est tout le système financier qui est en train de rapatrier ses avoirs. Le fonds souverain de Norvège a annoncé une réduction massive de sa présence en Europe du Sud. Il a revendu toutes les obligations publiques portugaises et irlandaises et a diminué son exposition aux dettes espagnoles et italiennes. Il entend désormais se tenir à l'écart de ces pays jugés dangereux.
Tout le système financier – fonds d’investissement, banques – est en train de faire de même, comme s’il se préparait sans le dire à l’éclatement de la zone euro (lire notre précédent article “La crise est essentiellement bancaire : que se passe-t-il dans Target 2”). L’agence Bloomberg a essayé de tracer ces mouvements à partir des bilans des différentes banques centrales de la zone euro. Son graphique, que nous publions ci-contre, reproduit les mouvements au sein de la zone euro : au-dessus les pays, jugés sûrs, qui voient affluer des milliards, en dessous les pays considérés à risque – les fameux PIIGS qui assistent à une hémorragie de capitaux (curieusement, la France n’apparaît nulle part dans ces relevés). Sa conclusion est sans appel : « La fuite des capitaux atteint une échelle sans précédent dans la zone euro. »
Pour le seul mois de mars, selon ses calculs, quelque 65 milliards d’euros ont quitté l’Espagne pour d’autres pays de la zone euro. Au cours des sept derniers mois, les dettes des banques centrales espagnole et italienne se sont accrues respectivement de 155 et 180 milliards d’euros. Dans le même temps, les banques centrales allemande, néerlandaise et luxembourgeoise ont vu leurs crédits correspondants augmenter de 360 milliards d’euros. Cette progression, selon l’étude, correspond au double des dix-sept mois précédents. Les banques centrales des trois pays, considérés comme les plus sûrs, détiennent désormais 789 milliards d’euros de créances sur les autres banques. Jamais le déséquilibre n’avait été aussi grand.
« Ces chiffres sont partiels. Mais ils traduisent le mouvement d’inquiétude de la zone euro. Tout se passe comme si les anciennes frontières se redessinaient », remarque l’économiste Paul Jorion, qui avait signalé dès la parution de cette étude les dangers de l’éclatement de la zone euro. L’Europe peut-elle encore contrer de telles forces centrifuges ? Après trois années d’erreurs, de demi-mesures et d’atermoiements, il ne lui reste plus beaucoup de crédit.