LE MONDE | 23.07.2012 à 10h53 • Mis à jour le 23.07.2012 à 11h20
Par Gérard Davet et Fabrice Lhomme
L'affaire du fichier de la banque HSBC contenant les noms de 8 993 évadés fiscaux français, volé en Suisse en 2008 par l'informaticien Hervé Falciani, rebondit sur le plan judiciaire. C'est ce même fichier, brandi à l'été 2009 par le ministre du budget d'alors, Eric Woerth, qui permit à la France de rapatrier pas moins de 1,2 milliard d'euros.
Or le juge d'instruction parisien René Cros est saisi depuis le mois de janvier d'une information judiciaire visant ces fichiers, pour "faux et usage de faux en écritures publiques" commis par une personne dépositaire de l'autorité publique, et "tentative d'escroquerie au jugement". L'avocat Me Vincent Ollivier, dont l'un des clients est suspecté par le fisc d'avoir détenu illégalement des avoirs en Suisse, a déposé une plainte avec constitution de partie civile en octobre 2011 : il dénonce la "falsification d'un ou de plusieurs procès-verbaux de transmission des données informatiques".
LES AUTORITÉS FRANÇAISES ACCUSÉES
De fait, dans cette procédure, dont Le Monde a eu connaissance, deux procès-verbaux, établis par la gendarmerie française à quatre mois d'intervalle, portent le même numéro et font mention de l'année 2009, alors que le dernier a été rédigé en janvier 2010. Plus gênant, la justice suisse, qui n'a jamais accepté la manière dont la justice et le fisc français se sont approprié les données HSBC en 2008, accuse les autorités françaises d'avoir modifié les listings initiaux. Le ministère public helvétique avait réclamé à la France les fichiers volés dès le 3 février 2009, alors que M. Falciani, confondu, avait fui la Suisse le 23 décembre 2008 avec tout son matériel. Les magistrats de la Confédération ne les obtiendront qu'un an plus tard, le 21 janvier 2010, sous forme de copies des disques durs.
Que dénoncent-ils, dans un rapport daté du 25 août 2010 ? L'expertise informatique "démontre qu'un des deux fichiers a été modifié". Contactée, la porte-parole du ministère public de la Confédération confirme. "Le ministère public a obtenu après plus d'une année, contrairement à la pratique en matière d'investigation criminelle, une simple copie des disques durs saisis, sans empreinte numérique permettant d'attester l'intégrité des données, constate Jeannette Balmer. L'analyse du matériel par la police judiciaire fédérale a démontré que des données avaient été modifiées."
Qui a pu avoir intérêt à modifier ces données sensibles ? A-t-on voulu dissimuler des noms ? La gendarmerie française n'a pas voulu s'exprimer sur le sujet. A Bercy, on reconnaît le contentieux franco-suisse, mais on exclut toute modification des données informatiques.
LE RÔLE MOTEUR DE BERCY
Un deuxième aspect du dossier inquiète les autorités françaises. Dans un arrêt récent, le 7 mai, la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, saisie d'une éventuelle irrégularité globale du dossier HSBC, affirme qu'"il ne résulte d'aucune pièce de la procédure que les services fiscaux français auraient participé directement ou indirectement à la production des documents dérobés, qu'ils les auraient commandés à M. Falciani...". Une mention importante, puisqu'elle rejette par avance toute requête des évadés fiscaux françaises contre l'administration fiscale.
Or, selon l'enquête du Monde, il semble bien que Bercy, du temps d'Eric Woerth, ait joué un rôle moteur dans l'affaire. D'ailleurs, devant la commission sénatoriale d'enquête sur l'évasion des capitaux, l'ex-procureur de Nice Eric de Montgolfier a eu une phrase lourde de sens: "J'ai en fait "blanchi" l'origine des données informatisées que je détenais judiciairement", a-t-il indiqué lors de son audition, le 22 mai, pour justifier la transmission au fisc de ces documents d'origine frauduleuse. C'est lui qui avait recueilli les confidences de M. Falciani, en janvier 2009, lorsqu'il s'était réfugié dans le sud de la France. Les données informatiques avaient ensuite été saisies le 20 janvier 2009, lors d'une perquisition chez l'employé de HSBC. Pour être enfin transmises sept mois plus tard, le 9 juillet 2009, au fisc français.
Or, à Bercy, on admet avoir eu connaissance des fichiers volés dès avril 2008. A cette époque, M. Falciani est entré en contact, le 2 avril, avec un policier français, Philippe G., commandant de police à la direction centrale de la police judiciaire. Celui-ci prévient ses homologues de Bercy. Il est tombé sur une véritable mine d'or : développeur en informatique, Hervé Falciani s'est procuré le fichier clients de HSBC, qu'il tente de monnayer au Liban. Selon Bercy, deux ou trois contacts ont lieu avec l'informaticien français. C'est Jean-Patrick M., un agent de la direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF), qui est chargé de "traiter" la source, qui se fait appeler "Ruben".
8 993 CIBLES IDENTIFIÉES
Il travaille sous l'autorité de François Jean-Louis, secrétaire général de la DNEF. Hervé Falciani détient les numéros de téléphone de ses deux interlocuteurs. Pour preuve de sa bonne volonté, il transmet à Jean-Patrick M., le 3 juillet 2008, un document crypté contenant les données personnelles et bancaires d'au moins sept clients français de HSBC en Suisse. Le 7 juillet, l'agent de la DNEF lui adresse un SMS: "Bonjour. Le code ne fonctionne pas. Me rappeler pour précisions, svp. JPM" L'informateur lui transmet ensuite le code permettant de casser le cryptage des fichiers.
Dès l'été 2008, le fisc français détient donc les identités de plusieurs évadés fiscaux français. Il en faut plus. Le 2 décembre 2008, Hervé Falciani reçoit un nouveau courriel de son contact à la DNEF: "Bonjour Ruben. Nous souhaitons vous rencontrer le samedi 6décembre à Saint-Julien." Cette petite ville est la dernière localité française avant d'entrer sur le territoire suisse. Ce jour-là, le fichier change de mains. En décembre 2008, il est donc acquis que Bercy dispose de la totalité des données volées à HSBC. Bien avant la justice française... Pendant six mois, les enquêteurs du fisc vont tenter de percer les mystères des fichiers. Ce n'est que le 9 juillet 2009 que le procureur Eric de Montgolfier leur transmet officiellement les mêmes données. Un fichier est créé, Evafisc.
Au total, 8 993 cibles sont identifiées. Il faut en retirer des noms qui doublonnent: il reste au final 6 313 personnes physiques ou morales. Parmi celles-ci, 2 846 personnes ayant un compte en Suisse et un encours bancaire positif sont rattrapées par le fisc. 86 entreprises françaises sont également visées. Au printemps 2010, les premiers contrôles sont lancés, et 4 200 personnes, au total, se font connaître auprès de la cellule de régularisation de Bercy, tandis que plusieurs procédures judiciaires sont gérées à Paris, par le parquet et par des juges d'instruction, pour "blanchiment de fraude fiscale".
Gérard Davet et Fabrice Lhomme