Roman Gerodimos se sent de plus en plus à Athènes quand il se promène dans les rues de Londres, où il vit depuis onze ans. «Depuis six mois, j'entends de plus en plus parler grec ! Mes concitoyens, les jeunes surtout, débarquent nombreux. En Grèce, la fuite des cerveaux est énorme en ce moment», raconte Roman, 36 ans, maître de conférences en communication à l'université de Bournemouth (sud-ouest du Royaume-Uni).
Selon Europass, une agence européenne qui accompagne dans leurs démarches les candidats à l'exil au sein de l'UE, 13.300 Grecs ont transmis leurs CV à l'agence en septembre 2011. Les deux tiers avaient moins de 30 ans. Il y a trois ans, avant que les plans d'austérité ne se succèdent, ils étaient à peine 2200.
«Pour les jeunes Grecs, c'est vraiment le désespoir, reprend Roman. Ma génération a été élevée avec l'espoir de beaux lendemains. Jusqu'ici, de nombreux jeunes Grecs pouvaient rêver de faire une carrière qui corresponde peu ou prou à leurs attentes. Maintenant, les diplômés n'arrivent même plus à être embauchés comme vendeurs dans les magasins...»
Depuis la fin de l'année 2009, la Grèce est entrée dans une spirale infernale. Relativement épargné par la crise financière de 2008, ce petit pays de 11 millions d'habitants a subi la vindicte des marchés quand la réalité de son déficit (plus de 15% du produit intérieur brut, un record dans la zone euro où le déficit ne doit théoriquement pas dépasser 3%) a été rendue publique, fin 2009. En échange de son renflouement (très tardif) par l'Union européenne et le Fonds monétaire international, la Grèce a adopté depuis plusieurs trains de mesures extraordinairement sévères. En 2010, le pays a réduit son déficit public de 5%, une «thérapie de choc» uniquement destinée à contenter les marchés financiers, selon Maria Karamessini, directrice du département «politiques sociales» de l'Université Panteion d'Athènes. D'ici à 2015, la Grèce compte bien poursuivre l'austérité pour passer sous le seuil des 3% requis par l'Union européenne et réduire sa dette publique qui culmine à 160% du PIB.
Ces objectifs de réduction des déficits ne disent pourtant rien du marasme social en cours. L'économie grecque rétrécit chaque année : –2% en 2009, –4,5% en 2010 et sans doute –3,5% en 2011, selon les dernières prévisions de la Fondation pour la recherche économique et industrielle (IOBE), un think-tank athénien.
Fin 2011, le chômage (seulement 7,7% en 2008) pourrait atteindre 17% de la population active – chiffre certainement sous-estimé. Selon Eurostat, 43,5% des jeunes de moins de 25 ans sont au chômage. En Europe, seule l'Espagne fait pire, et la progression est fulgurante : +10% en un an... «Les jeunes ont absorbé en premier la dégradation économique, et de façon très violente. L'économie n'arrive plus à les intégrer. Beaucoup de jeunes Grecs partent à l'étranger, et ceux qui partent reviennent de moins en moins. Certains 20-30 ans disent que, pour eux, il n'y a plus d'espoir», constate Nicolas Prokovas, maître de conférences à Paris-3 qui travaille actuellement sur l'impact de la crise sur les jeunes Grecs.
«On a tué le malade»

Les ménages grecs sont de très loin ceux qui paient le plus lourd tribut à l'austérité en Europe. Dans le privé, les salaires ont baissé en moyenne de 7% du fait de la récession. De nombreux petits commerces ont fermé, et l'inflation s'est envolée de près de 5%, réduisant encore le pouvoir d'achat. A plusieurs reprises, des milliers de Grecs ont manifesté contre ces mesures mais aussi contre la gestion du gouvernement du premier ministre Georges Papandréou. Les Indignés grecs ont occupé pendant trois semaines la place Syntagma, au cœur d'Athènes.
«La réduction drastique des finances publiques et la violence des mesures prises n'ont laissé aucune place à l'économie pour retomber sur ses pieds, commente Nicolas Prokovas. Le résultat de cette avalanche de mesures est une diminution extrêmement rapide du PIB et une envolée du chômage. La croissance a été cassée. Quand on tente de lutter contre un emballement cardiaque en posant un garrot, on tue inévitablement le malade.»
L'effondrement a été d'autant plus violent que l'Etat «a toujours été le poumon de l'économie», explique Nikolas Prokovas, tandis que le secteur privé, essentiellement constitué de toutes petites entreprises, «est incapable de fournir des emplois et de soutenir l'économie». «Les dépenses publiques assuraient dans le passé une bonne partie de la consommation globale des ménages, car le secteur public était le seul secteur où il y avait à la fois des primes et des augmentations», une dynamique cassée par les plans d'austérité successifs.
En 2010, le premier plan d'économie était déjà très sévère. On en trouve un aperçu sur le site de la BBC (en anglais), et dans un article paru dans la Revue internationale de l'IRES:
- La hausse de tous les taux de TVA (le plus élevé fixé à 23% au lieu de 19), des taxes sur le tabac, l'alcool, le fuel, les biens de luxe.
- De nombreuses nouvelles taxes directes, certaines touchant les retraites et les aides sociales.
- Dans la fonction publique : baisse des bonus des fonctionnaires qui équivalent à la suppression des treize et quatorzième mois, réduction des CDD, baisse des retraites, remplacement d'un fonctionnaire sur 5.
- Des coupes dans les allocations sociales, les budgets sociaux (services de santé, services sociaux pour les enfants et les personnes âgées, éducation), les dotations de l'Etat aux ministères, aux communes, et la Sécurité sociale, etc.
Depuis, le gouvernement a fait voter un nouveau train de mesures fiscales de 23 milliards d'euros sur cinq ans (l'équivalent de 10% du PIB). Il prévoit la renconduction des mesures prises en 2010, de nouveaux impôts et un vaste programme de privatisations de 50 milliards d'euros d'ici 2015 – pour l'heure, les privatisations maintes fois promises aux bailleurs de fonds de la «troïka» FMI-UE n'ont pas encore démarré.
«Tragédie» sanitaire
«Il n'y aucune raison d'être optimiste pour les Grecs, s'alarme Georgios Karyotis, chercheur à l'université d'Edimbourg. L'austérité en Grèce est non seulement extrême, mais elle est aussi permanente car elle va durer des années, que le pays reste dans l'euro ou en sorte.» «Pour l'heure, il n'y a pas eu l'explosion sociale qu'on aurait pu attendre, mais c'est encore tout à fait possible. Certains acteurs sociaux que j'ai interrogés prédisent des émeutes», explique le chercheur.
Après un an et demi de marasme économique, les conséquences combinées de la récession et des mesures d'austérité commencent à apparaître. Les mesures d'économie n'ont pas épargné les revenus les plus élevés, mais selon Roman Gerodimos, les victimes de la crise sont d'abord «les retraités aux revenus modestes, les personnes qui ont besoin de soins et d'aide sociale, les petits commerçants qui ferment boutique chaque semaine».
C'est ce que confirme une récente étude de plusieurs chercheurs grecs, sous l'égide de la London School Economics. Faute de recul, elle a tenté de mesurer les seuls effets du premier plan d'austérité. Et les résultats sont déjà effarants :
- La pauvreté et l'extrême pauvreté ont commencé à augmenter dès 2010.
- La hausse de la pauvreté touche d'abord les agriculteurs, les chômeurs et les jeunes actifs de 30 à 44 ans. «La pauvreté chez les personnes sans emploi va devenir la question sociale par excellence», écrivent Manos Matsaganis et Chrysia Leventi, les auteurs de l'étude.
- La crise a déjà entraîné d'importantes baisses de revenu, de 8% pour les plus pauvres à 12% pour les plus riches.
- Si de nombreuses mesures fiscales touchent les revenus les plus élevés (et parmi eux certains fonctionnaires, car deux tiers des fonctionnaires se trouvent dans les 30% les mieux payés), la hausse de la TVA et la baisse des retraites ont particulièrement pesé sur les ménages les plus pauvres. «Les pauvres ont clairement contribué dans une plus grande proportion de leur revenu à l'effort fiscal», affirment les chercheurs.
A Athènes, le Centre pour les sans-abris est débordé. Selon son responsable interrogé par le site IPSnews, le centre a distribué 30% de repas en plus depuis le début de l'année.
Récemment, une étude parue dans la revue scientifique The Lancet a fait apparaître l'ampleur de la «tragédie» sanitaire en cours.
Selon les chercheurs, les admissions à l'hôpital sont en constante progression. Le taux de suicide a explosé de 40% en un an au premier semestre 2011 d'après les chiffres du ministère de la Santé, alors que la hausse avait déjà été très importante en 2010. A cause de la réduction des programmes anti-toxicomanie, mais aussi d'un accroissement des pratiques à risque et de la prostitution, le taux de contamination au HIV devrait augmenter de 52% en 2011. Et de plus en plus de Grecs en mal de soins se tournent vers les cliniques d'urgence de Médecins du monde, en théorie destinées à accueillir les migrants (lire notre article ici).
Selon Vassilis Monastiriotis, chercheur à la London School of Economics, la réduction des crédits de l'Etat risque aussi d'appauvrir les régions périphériques de la Grèce, qui sont très dépendantes des investissements publics.
Evasion et niches fiscales
Mais l'ampleur du plan d'austérité n'est pas le seul grief des Grecs, très remontés contre le gouvernement de Georges Papandréou, qui vit peut-être ses dernières heures. Une partie du pays lui reproche en effet de ne pas avoir profité de la crise pour s'attaquer à l'évasion fiscale massive, à la corruption et aux corporatismes qui gangrènent la société grecque. «Papandréou n'a pas agi assez vite, et il n'a pas non plus fait assez», déplore l'universitaire londonien, Roman Gerodimos. «La Grèce a un problème fondamental de gouvernance. Les mesures fiscales et d'austérité auraient dû s'accompagner d'une politique d'investissements, d'une vaste réforme du système politique et d'une remise à plat de la fiscalité, basée sur le clientèlisme.»
Pendant des années, alors que la Grèce profitait de taux d'intérêts très peu élevés pour améliorer son niveau de vie de façon fulgurante, l'Etat a laissé les entreprises et les travailleurs indépendants payer très peu d'impôts, tandis que banques, armateurs, Eglise orthodoxe et plus hauts revenus bénéficiaient d'exemptions fiscales jamais remises en cause, déplore Maria Karamessini, directrice du département «politiques sociales» de l'Université Panteion d'Athènes. «La corruption généralisée du personnel politique de l'Etat et des cadres du secteur public a conduit à une surévaluation des travaux et des marchés publics», affirme la chercheuse dans la Chronique internationale de l'IRES. Sans compter le poids du budget de l'armement – 100 milliards d'euros d'excès de dépenses militaires ces dernières années par rapport aux autres pays de la zone euro : un tiers de la dette ! Cet été, le gouvernement s'est enfin engagé à réduire le budget de la Défense de 200 millions d'euros par an...
D'après l'IOBE, on dénombre «plus de 1000 niches fiscales», qui rendent le «système fiscal inefficace (...) et parfois plus inégalitaire». Selon Yannis Stournaras, le directeur général de l'IOBE, 3 à 4% du PIB grec (un peu moins de 10 milliards d'euros par an) s'envolent chaque année à cause de l'évasion fiscale. Les revenus fiscaux ne représentent qu'un tiers du PIB, un chiffre nettement en deçà de la moyenne européenne et qui ne cesse de baisser depuis les années 2000, d'après Vassilis Monastiriotis, professeur à la London School of Economics.
55% des contribuables déclarent des revenus inférieurs à 10.000 euros par an, une incongruité à laquelle aucun gouvernement grec ne s'est attaqué frontalement. Pas même Papandréou, déplore l'IOBE. Dans le même temps, la récession aggrave encore les déficits – à cause, notamment, de la forte hausse de certaines allocations et des dépenses d'allocation chômage. De l'aveu même du gouvernement, les finances publiques sont désormais «hors de contrôle».