Etrange 1er Mai ! Ce qui devrait être la fête du travail s’annonce sous le signe du chômage, de la pauvreté et de la peur de la régression sociale dans toute l’Europe. Dimanche, des dizaines de milliers de manifestants ont défilé à Madrid et dans des dizaines de villes espagnoles pour protester contre les mesures d’austérité, visant en premier la santé et l’éducation. Les syndicats ont déjà appelé à défiler à nouveau le 1er Mai.
Dans le reste de l’Europe, l'Allemagne fait exception où le puissant syndicat de la métallurgie, IG Metall, a entamé un bras de fer avec le patronat, et réclame une augmentation de 6,5 % des salaires. Partout ailleurs, de Prague à Lisbonne en passant par Athènes ou Bruxelles, les confédérations syndicales sont sur le qui-vive, abasourdies par la vague de chômage qui s’abat sur l’Europe, l’entraînant dans le sillage de la grande dépression des années 1930. Toutes dénoncent l’enchaînement des réformes, qui déchirent morceau par morceau le contrat social européen, sans apporter aucun remède.
La petite musique qui se fait entendre depuis quelques jours à Bruxelles n’est pas suffisante pour les rassurer. Certes, les dirigeants européens y parlent maintenant de croissance. Ce mot jugé tabou lorsque les économistes le suggéraient il y a des mois, désigné encore comme inconvenant quand François Hollande indiquait, en décembre, qu’il renégocierait le traité européen pour l’y inclure, a désormais acquis droit de cité. Le premier ministre italien Mario Monti, comme le dirigeant espagnol Mariano Rajoy, en situation quasiment désespérée, appellent ce changement avec insistance, soutenus par un monde financier de plus en plus inquiet par la dégradation économique, politique et sociale de l’Europe.
De plus en plus isolée, la chancelière allemande Angela Merkel a donné quelques signes d’inflexion. Après avoir admis le mot, elle a même cherché à lui donner quelques contenus. Samedi, elle a annoncé la préparation d’un agenda de croissance pour le sommet européen de juin, et s’est déclarée pour la première fois favorable à un renforcement des capacités de prêts de la Banque européenne d'investissement (BEI) et à un feu vert à une utilisation plus flexible des fonds structurels européens. Selon le quotidien espagnol El Pais, un projet de recapitalisation de 10 milliards d’euros de la BEI serait à l’étude, en vue d’augmenter sa force financière et de soutenir un plan “Marshall” de 200 milliards d’euros d’investissements publics et privés dans les infrastructures, les énergies renouvelables et les technologies de pointe. Bruxelles a démenti lundi étudier un tel plan.
L’évolution d’Angela Merkel sur la croissance, toutefois, ne doit pas faire illusion. Les débats sémantiques qui ont agité la commission européenne toute la semaine dernière en témoignent. Si le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, a bien déclaré mercredi qu’il fallait d’urgence revenir en arrière dans le plan européen et mettre en place un pacte de croissance, c’est aussitôt pour préciser que ce dernier devait comporter des mesures « structurelles ». Jeudi, le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, enfonçait le clou : il envoyait une lettre à tous les chefs d'Etat, en leur demandant d’accélérer les réformes européennes propices à la croissance. Lundi, le quotidien italien la Repubblica dévoilait les conversations secrètes entre Angela Merkel et Mario Monti visant à faire avaliser simultanément par leurs deux parlements le nouveau traité européen assorti d’une coopération renforcée entre les deux pays, afin par la suite de faciliter la création des eurobonds. Une manière de prendre de revers la France en cas d’élection de François Hollande.
Que cache cette appellation de pacte de croissance, assortie de mesures structurelles ? Le président de la BCE a dévoilé le fond de sa pensée dans un entretien au Wall Street Journal en février : « Le modèle social européen est mort », avait-il affirmé. Personne ne s’était alors étonné d’une telle incursion dans le champ politique du responsable de la banque centrale, par ailleurs si jaloux de son indépendance. Mais il est vrai que Mario Draghi ne faisait que répéter ce que la BCE avait écrit noir sur blanc au gouvernement de Silvio Berlusconi en septembre 2011 lorsqu'elle réclamait non seulement des mesures de rigueur budgétaire mais d’importantes réformes sociales touchant les retraites comme la fonction publique.
L’échec patent des plans de sauvetage européens successifs conduit les responsables européens à renforcer encore cette intransigeance. L’austérité budgétaire imposée à toute l’Europe s'étant avérée incapable de réduire les tensions économiques et la crise des dettes (l’étonnant est qu’ils en soient surpris), la seule voie qui leur semble désormais viable pour résoudre les disparités économiques au sein même de l’Union, et de ramener une certaine convergence, consiste à imposer une baisse des niveaux de coûts de production dans les pays les plus fragiles. Toute dévaluation monétaire étant impossible pour cause de monnaie unique, ce rétablissement ne peut donc passer que par la déflation sociale.
Depuis trois ans, c'est ce qui est déjà mis en œuvre. Tous les pays européens ont révisé à la baisse leur système de retraite. L’Espagne a allongé l’âge légal de la retraite de 65 à 67 ans. La Grèce est passée de 60 à 65 ans, avec diminution de 20 % des retraites et pénalités en cas de départ anticipé. La France a adopté une des réformes les plus dures, en imposant à la fois un allongement de l’âge légal, porté à 67 ans, et une augmentation des années de cotisations, portées à 42 ans, contre 35 à 40 ans dans le reste de l’Europe. L’Italie vient juste d’adopter une nouvelle réforme de son système de retraite, imposant elle aussi un allongement de la durée légale. La Belgique est en train de négocier la réforme du sien.
Désormais, c’est le marché du travail qui est en ligne de mire. Les premiers pays victimes de la crise ont été comme de juste les premiers à faire l’expérimentation de la doctrine élaborée entre Bruxelles et le FMI. La Grèce a connu la potion la plus amère. Les salaires ont d’abord été diminués, les avantages annexes ont été supprimés, tandis que le temps de travail était allongé et porté à plus de 40 heures. Un salaire “jeune” a été institué, représentant 84 % du salaire minimum, soit 592 euros par mois. Dans un deuxième temps, les contrats de la fonction publique ont été remis en cause et 15 000 fonctionnaires ont été placés dans une structure d’attente appelée à disparaître à la fin de 2013. Les accords par branche sont en voie de démantèlement au profit des seuls accords d’entreprise. Le gouvernement Papandréou a déjà autorisé des accords d’entreprise permettant des salaires inférieurs aux accords de branches. Les contrats à durée indéterminée sont en voie d’être remplacés par des contrats à durée déterminée ou précaire. Les préavis de licenciements ont été raccourcis.
Au terme de neuf plans successifs d’austérité, l’économie grecque est en récession pour la cinquième année consécutive. Elle devrait enregistrer une nouvelle chute d’au moins 3 % du PIB cette année, selon les prévisions. 60 000 petites entreprises ou artisans ont fermé l’an dernier. Le chômage a doublé en deux ans et dépasse les 22 % de la population active, et près de 50 % chez les jeunes. Avec la dérégulation complète du marché du travail, les salaires enregistrent une baisse de 22 à 28 % en ce début d’année, selon les chiffres de l’inspection du travail.
Un nouveau volet de réformes est déjà prévu. La Troïka, qui rassemble Union européenne, FMI et BCE, exige que le gouvernement s’attaque à « toutes les rigidités économiques du pays ». Le salaire minimum devrait diminuer à nouveau de 20 %. Les professions réglementées – taxis, avocats, notaires, médecins... – figurent parmi les premiers sur la liste. De nouvelles réformes sont prévues dans la fonction publique en vue de remettre en cause le statut de fonctionnaire. Enfin, alors qu’un tiers de la population grecque ne peut déjà plus se soigner, il est prévu de libéraliser le secteur de la santé, de couper dans les crédits. En attendant de s'en prendre à ceux de l’école.
L’Espagne et le Portugal connaissent depuis deux ans de profondes remises en cause sociales. Les salaires ont été diminués de 20 à 25 %, le temps de travail a été allongé, les congés diminués. En Espagne, surtout, l’assurance chômage a été revue à la baisse. Le versement des allocations chômage a été réduit à un an. L’Espagne ne disposant pas comme en France de revenu de solidarité, les chômeurs sont de plus en plus nombreux à ne plus avoir aucune ressource. Pour l’instant, la solidarité familiale joue. Mais jusqu’à quand ?
La Commission européenne, jugeant les réformes insuffisantes, a demandé aux gouvernements italien, espagnol et portugais de renforcer leur plan de réforme. Les choix faits sont à peu près identiques dans chaque pays.
Le gouvernement espagnol a fait adopter une nouvelle réforme dès le 12 février. Elle permet de baisser les salaires, d’allonger les temps de travail, d’augmenter la flexibilité du travail. Les licenciements sont rendus plus faciles et moins coûteux. Le rôle des syndicats est réduit tant dans les négociations collectives que lors des plans sociaux. Le gouvernement ne cache pas qu’il veut d’ailleurs remplacer les conventions collectives par des accords d’entreprise, ou les limiter au seul cadre du contrat entre employeur et employé. Dans la foulée, le gouvernement entend remettre en cause les contrats à durée indéterminée et instituer un contrat unique à durée déterminée. Ce dispositif permettrait, selon lui, de faire disparaître l’écart entre les emplois protégés et les précaires, et favoriser l’emploi des jeunes. Plus de 50 % des jeunes de moins de 25 ans sont au chômage en Espagne. Et l’extrême précarité à laquelle ils sont assujettis n’a pas permis de créer un emploi de plus.
En Italie, le nouveau premier ministre Mario Monti a décidé de s’attaquer au marché du travail, après les retraites et les professions réglementées. Il entend supprimer l’article 18 du code du travail, qui prévoit l’interdiction de licencier « sans juste cause ». De même, les conventions collectives seraient assouplies. Là encore, l’accord d’entreprise est privilégié. Enfin, le gouvernement étudie naturellement une révision du contrat à durée indéterminée.
Au Portugal, la réforme du code du travail a été adoptée fin mars. Le texte assouplit les conditions de licenciement, la durée des préavis. Il facilite le recours au chômage partiel. Il institue même un système de « banques d’heures », permettant aux entreprises d’allonger le temps de travail et d’augmenter la flexibilité, sans coût supplémentaire. Là encore, le contrat à durée indéterminée est sur la sellette.
Cette longue liste de dispositions, prises dans différents pays, cache en fait une grande uniformité dans le but poursuivi : les dirigeants européens ont clairement en tête d’imposer un marché unique du travail en Europe, qui va bien au-delà dans leur esprit de la directive Bolkenstein. Bas salaires, suppression de tout contrat à durée indéterminée, dérégulation complète des conditions de travail et de licenciement, abandon de toute convention collective, dénonciation de tout statut particulier, disparition des syndicats, tout cela doit permettre, selon leurs experts, de favoriser une mobilité au sein de l’Europe et de « fluidifier le marché du travail européen ». La langue, la culture, la vie des uns et des autres étant manifestement des éléments accessoires dans leur réflexion.
Le changement de position d’Angela Merkel, qui vient brusquement de se déclarer favorable à un salaire minimum par branche en Allemagne mais aussi partout en Europe, s’inscrit dans ce contexte général de mise en place d’une uniformisation a minima du marché du travail européen. Après cette concession de voir l’établissement d’un salaire minimum dans toute l’Europe, les salariés ne pourront être que rassurés.
Un épais silence s’est fait sur ces questions pendant toute la campagne présidentielle en France. François Hollande a fait comme si elles n’étaient pas sur la table, l’austérité budgétaire étant la seule référence. Nicolas Sarkozy, lui, se tait mais prépare le terrain. En décidant d’hystériser le 1er Mai et d’en faire un moment de confrontation avec les syndicats, il pose les premières marques en vue de discréditer les forces syndicales, au cas il serait élu pour un deuxième mandat. De son côté, le premier ministre François Fillon a déjà esquissé en quelques mots le programme à venir en cas de réélection, dans Les Echos : « Un pas très important a été franchi avec la rupture conventionnelle des contrats de travail. Nous avons proposé une seconde étape avec l'accord de compétitivité qui permet, dans une entreprise, de négocier les conditions de salaires, de travail, le temps et l'organisation de celui-ci, s'il y a un accord majoritaire avec les partenaires sociaux. Cet élément de souplesse serait une innovation majeure pour notre droit du travail. »
Si un tel plan européen est poursuivi, ce sera au risque de signer la mort de l’Europe. Car ce plan est la trahison même de la lettre et de l’esprit de la création de l’Union européenne, qui devait être un havre de paix et de prospérité pour tous. De plus, cette déflation sociale organisée semble appelée à connaître le même échec que le plan Laval en 1935 en provoquant un effondrement économique, sans parler des graves crises sociales et politiques attendues.
Même les économistes les plus orthodoxes ne voient pas comment de telles dispositions pourraient sortir l’Europe de la crise et lui apporter la croissance. « Au mieux, les réformes du marché du travail ne porteront leurs fruits que dans cinq ans », estime Exane BNPParibas. D’ici là, l’Europe continue sur la voie du suicide collectif.