Le Monde.fr | 18.05.2012 à 11h40 • Mis à jour le 18.05.2012 à 12h25
Par Mathilde Gérard (Guimarães, envoyée spéciale)
C'est une région vallonnée, où les carrés potagers alternent avec les zones industrielles, les vignes avec les usines, au milieu desquelles serpente le fleuve Ave. Là, autour de Braga et de Guimarães, au nord-est de Porto, bat le pouls industriel portugais : dans les années 1960 et 1970, cette région a pris son envol avec le développement d'usines textiles et de fabrication de chaussures (qui emploient plus de 10 % des actifs de la région), profitant de l'essor d'une Europe avide de consommation. Mais dans les années 1990, le pouls a ralenti. Le textile a difficilement résisté à la montée en puissance de la Chine, du Pakistan, de la Tunisie, et les fermetures d'usine se sont multipliées ; le secteur de la chaussure est parvenu en revanche à tenir le cap, en se réinventant.
Nichée au cœur d'un vallon paisible de Guimarães, l'usine Kyaia en illustre le dynamisme. Cette fabrique, à l'origine de la marque Fly London, vendue sur les cinq continents, est un modèle de réussite. Son fondateur et PDG, Fortunato Frederico, fait visiter avec fierté les différents départements de l'entreprise. De la passerelle qui surplombe la salle des machines, dans un bruit de mécanique assourdissant, l'œil embrasse toutes les différentes phases de production, du design à la couture, en passant par la coupe et le piquage.
Le Portugal s'est fait une spécialité du travail de la chaussure. Le pays produit entre 80 et 90 millions de paires chaque année (dont 90 % sont fabriquées dans la région de l'Ave). Ces dernières décennies, le pays a fait grimper ses ventes en misant sur la qualité. "Les Espagnols sont forts dans le travail du plastique, mais au Portugal, nous sommes meilleurs sur le cuir", juge Fortunato Frederico. Quatre chaussures sur cinq produites au Portugal sont effectivement en cuir. En tant qu'industrie légère, la chaussure a su s'adapter facilement au marché, profitant de sa taille relativement modeste.
"Nous avons connu des crises, dans les années 1980 et 1990, mais le secteur des chaussures a toujours su se maintenir", note Henrique Meira, membre de la direction de Fesete, le principal syndicat des employés du textile et de la chaussure. Au début des années 2000, le départ de plusieurs grosses multinationales de la chaussure (Clarks, Rohde, Granite shoes) vers des pays à la main-d'œuvre moins payée (Pologne ou Ethiopie) ont laissé quelque 4 000 employés du secteur sur le carreau. La majorité est partie en retraite ou s'est reconvertie dans les services d'aide à la personne, mais de nombreux ex-employés sont restés au chômage.
L'industrie de la chaussure donnait du travail à 60 000 Portugais en 2000, elle n'en emploie plus que 35 000 aujourd'hui, selon les calculs du syndicat Fesete. Mais le secteur s'est recentré sur de moyennes entreprises portugaises, familiales pour la plupart, écartant les risques de délocalisations, au moins à moyen terme. Les salaires cependant sont restés bas, 500 euros en moyenne pour les ouvriers, tout juste le salaire minimum. "Ce modèle reposant sur des rémunérations basses est le principal avantage comparatif des chaussures portugaises, constate João Teixeira Lopes, professeur de sociologie à l'université de Porto. C'est leur force sur les marchés extérieurs."
PATRON AUTODIDACTE
Comme beaucoup d'autres patrons du secteur, Fortunato Frederico est un autodidacte - "beaucoup de chefs d'entreprises, qui ont commencé à travailler dans les années 1970, ont moins de diplômes que leurs jeunes ouvriers, qui eux ont poursuivi leur scolarité jusqu'à 16 ou 18 ans", explique João Teixeira Lopes. Gravissant les échelons petit à petit, il a commencé à travailler à 14 ans, d'abord en faisant le ménage dans une fabrique de chaussures, puis en travaillant sur les machines, comme monteur de talons, et enfin comme responsable de chaîne. C'est après son service militaire, à 25 ans, qu'il s'associe avec deux partenaires pour monter sa propre usine, mais en 1984, Fortunato Frederico, qui ne veut plus sous-traiter pour de grandes marques, prend son indépendance pour fonder Kyaia. Dix ans plus tard, après avoir embauché designers, techniciens et communicants, l'entreprise met sur orbite sa marque Fly London, dont les modèles mêlent confort et design.
Aujourd'hui, l'entreprise compte 600 employés, répartis sur deux sites de production, et fabrique 750 000 paires de chaussures chaque année. Ses principaux marchés sont le Royaume-Uni, le Danemark, l'Allemagne et les Etats-Unis, mais Kyaia mise beaucoup sur le marché asiatique, en pleine expansion. La clé de sa réussite repose en grande partie sur sa réactivité aux dernières tendances et aux comportements de la clientèle. L'entreprise a misé sur les nouvelles technologies pour élaborer un protocole innovant d'analyse des ventes, en partenariat avec des centres de recherche. Son système de radio-identification (RFID) utilisé sur toute la chaîne logistique, de la production au point de vente, primé à l'étranger, lui permet ainsi de coller au plus près des attentes des clients.
"SANS LES EXPORTATIONS, ON SE SUICIDERAIT"
Qualité, design, recherche et développement sont les ingrédients de la renaissance des souliers portugais. "Les manufactures de chaussures ont également fait de gros efforts pour se faire connaître à l'étranger, en participant à des salons internationaux, en investissant dans de nouvelles techniques de marketing", note Henrique Meira, de Fesete.
Exportées à 95 % en moyenne, les chaussures portugaises ont fait du marché extérieur leur cœur de cible. Portées par le marché asiatique notamment, les ventes de Fly London ont ainsi progressé de 3 % au premier trimestre 2012 par rapport à l'année précédente, et ce malgré la mauvaise conjoncture économique nationale. En revanche, les activités portugaises du groupe Kyaia sont en chute libre et ont enregistré l'an dernier un déficit de 50 %. "Si on n'avait pas les exportations, on se suiciderait", note avec emphase M. Frederico.
Les professionnels du secteur ont toutefois confiance dans l'avenir et l'association patronale des fabricants de chaussures a prévu de faire 60 millions d'euros d'investissements ces trois prochaines années pour moderniser ses lignes de production. Syndicats et économistes estiment toutefois que trop d'entreprises portugaises fonctionnent encore sur le principe de la sous-traitance et sont fragilisées de ne pas avoir leur marque propre. Quant au modèle reposant essentiellement sur les exportations, il comporte son lot d'interrogations, car il rend le pays dépendant de la santé économique de ses partenaires. "La région de Porto a fait preuve par le passé d'une forte capacité d'adaptation, conclut avec confiance João Teixeira Lopes. Mais elle devra certainement diversifier sa structure de production pour être moins dépendante d'un seul secteur."
Mathilde Gérard (Guimarães, envoyée spéciale)
Guimarães, capitale européenne de la culture 2012
Souvent qualifiée de "berceau du Portugal", car c'est à Guimarães qu'a été proclamée l'indépendance du royaume du Portugal en 1128, la ville est depuis le début de l'année "capitale européenne de la culture". Un label prestigieux pour une ville déjà classée au patrimoine mondial de l'Unesco, mais qui souffre durement de la crise économique avec près de 15 % de chômage.
Les programmateurs ont dû s'adapter à un budget amputé de 20 % après la décision du gouvernement d'adopter un plan d'austérité en 2011. 25 millions d'euros sont donc finalement consacrés à l'organisation d'un millier d'événements, qui doivent attirer 1,5 million de visiteurs tout au long de l'année.
La ville a misé davantage sur la créativité de sa jeunesse plutôt que sur des artistes de renommée internationale, à quelques exceptions près, tels les cinéastes Jean-Luc Godard ou Manoel de Oliveira et le plasticien Christian Boltanski. Les programmateurs ont choisi de mettre en valeur le patrimoine industriel de la ville : plusieurs anciennes usines ont été reconverties en lieux d'exposition et laboratoires culturels, appelés à perdurer au-delà de 2012.
>> Toute la programmation sur le site Guimarães 2012