Le président de la banque centrale européenne s’est dit prêt à accorder de nouvelles facilités de crédit aux banques. Le but : soutenir le système financier européen qui n’est pas rétabli, alors que les banques centrales cherchent à sortir de l’impasse d’une expansion monétaire sans contrôle, sans provoquer de choc.
À en croire les dirigeants européens, la situation économique en Europe n’a jamais été aussi dégagée depuis quatre ans. Le bout du tunnel serait à portée de main. Pourquoi alors le président de la banque centrale européenne (BCE) se sent-il dans l’obligation d’envoyer des messages de plus en plus explicites aux banquiers, pour les assurer que la banque centrale sera toujours derrière eux ?
Auditionné lundi 23 septembre par le parlement européen, Mario Draghi a indiqué que la BCE était prête à étendre les facilités monétaires aux banques. « Nous sommes prêts à utiliser tous les instruments y compris un autre LTRO (long term refinancing operation, opération de refinancement à long terme) si nécessaire pour maintenir les marchés monétaires à court terme à un niveau qui est garanti par notre estimation de l’inflation à court terme », a-t-il expliqué. Enfonçant le clou, un des membres de la BCE, Ewald Nowotny, président de la banque autrichienne, a répété mardi qu’il était beaucoup trop tôt pour envisager d’arrêter les mesures non conventionnelles de soutien de la BCE. Il a laissé entendre qu’un autre LTRO était tout à fait possible.
À peine arrivé à la présidence de la BCE, Mario Draghi avait lancé un programme de crédit aux banques, connu sous le nom de LTRO. Entre fin 2011 et début 2012, la banque centrale avait ainsi distribué 1 000 milliards d’euros de crédit à taux zéro remboursables sur trois ans. Ces facilités étaient destinées à éviter l’effondrement du système bancaire européen en pleine crise de l’euro, alors que des banques en difficulté n’arrivaient plus à avoir accès au crédit interbancaire.
Cette facilité, que la BCE avait surnommée la grosse Bertha (par référence au canon allemand pendant la Première Guerre mondiale), avait apporté une bouffée d’oxygène aux banques et permis un relatif apaisement sur le marché obligataire européen. Depuis, quelque 330 milliards d’euros ont été remboursés par les banques européennes. Mario Draghi veut y voir un signe encourageant, jugeant que les banques sont moins dépendantes qu’auparavant des financements de la banque centrale.
Si le système bancaire se rétablit, et que le remboursement final des banques ne doit avoir lieu qu’en 2015, pourquoi alors annoncer que la banque centrale est prête à les inonder de nouvelles liquidités ? C’est parce qu’en fait, rien n’est vraiment réparé (voir Crise : les banques reviennent sur le devant de la scène). L’Europe, pourtant n’a pas ménagé sa peine : en plus de la BCE, les banques ont bénéficié de 1 600 milliards d’euros d’aides publiques entre 2008 et 2011, soit 13 % du PIB européen. On n’ose même pas imaginer ce que le tiers de ces liquidités accordées aux États européens auraient pu avoir comme effet.
Malgré tous ces subsides, et les dénégations, le système financier européen est plus dépendant que jamais de l’argent des banques centrales. Il en est devenu totalement intoxiqué. Ainsi, c’est au nom de la fin prévisible du LTRO que les banques françaises ont obtenu de faire main basse sur 50 milliards d’euros tirés de la collecte du Livret A.
Dans toutes ses interventions, Mario Draghi ne cesse de souligner les problèmes de transmission monétaire. En clair, les banques ont capté pour elles l’essentiel de l’argent mis à leur disposition par la banque centrale, afin de redresser leurs comptes et nettoyer leur bilan. Mais rien n’a profité à l’économie réelle. C’est le choix volontairement fait d’une politique assumée qui a préféré financer les banques plutôt que les États.
Les conséquences de cette captation de richesses par la sphère financière sont visibles. Des bulles sont en train de se reformer sur certaines catégories d’actifs comme les marchés boursiers, l’immobilier, le pétrole, certaines matières premières agricoles. Mais les niveaux de crédits distribués à l’économie réelle sont toujours aussi bas. Pire : si la fragmentation de la zone euro a été stoppée, la situation ne s’est pas corrigée. Les entreprises italiennes ou espagnoles ont des frais financiers trois à quatre fois plus élevés que les entreprises allemandes ou néerlandaises.
Cet accaparement des financements n’a même pas servi à rétablir les banques. La BCE et les dirigeants européens avaient fait le pari qu’en leur donnant du temps et les facilités financières nécessaires, ces dernières pourraient se refaire. Erreur ! Faute de les avoir obligées à nettoyer leur bilan, à admettre leurs pertes et à les prendre en compte, les banques portent encore dans leur bilan des milliards de créances douteuses. Selon Les Echos, plus de 1 000 milliards d’euros d’actifs douteux ou liquides sont encore stockés dans le système bancaire européen. Ce n’est qu’une estimation.
Les profits dégagés par la spéculation artificielle sur les marchés ne suffisent pas à effacer les turpitudes passées. D’autant que l’austérité généralisée en Europe et la récession aggravent encore la situation. Les crédits accordés à des entreprises auparavant solides, à des ménages jadis fiables, deviennent du jour au lendemain des créances douteuses, en raison de la chute de l’économie et du chômage.
Mais tout cela reste masqué. Lundi, Mario Draghi déplorait lui-même le secret entretenu par les banques sur leur état de santé réel. « Nous devons dissiper le brouillard qui entoure les bilans bancaires dans la zone euro », a-t-il reconnu. Selon le FMI, le système bancaire européen aurait besoin d’être recapitalisé au moins à hauteur de 200 milliards d’euros. L’avertissement date d’il y a deux ans. Il est toujours valable.
La nervosité de la BCE est d’autant plus grande que le lien entre les États et les banques européennes est loin d’avoir été rompu, contrairement à tous les engagements, et ce alors que le système financier international aborde une passe explosive : la Réserve fédérale a laissé entrevoir fin mai qu’elle pourrait graduellement mettre un terme à son troisième programme de quantitative easing. La seule perspective de devoir se priver, même partiellement, des 85 milliards de dollars généreusement distribués chaque mois a mis le monde financier international au bord de l’hystérie. Car lui aussi est devenu totalement « accro » à l’argent de la FED, qu’il capte, comme en Europe, pour son seul profit.
La plus grande redistribution vers les riches
Après cette annonce, des déplacements massifs de capitaux ont eu lieu en quelques jours. Les pays émergents comme l’Inde, le Brésil, la Thaïlande ont subi des départs massifs de capitaux qui sont retournés aux États-Unis, ce qui a déstabilisé totalement leur monnaie et leur économie. Les marchés boursiers occidentaux ont baissé. Les taux obligataires aux États-Unis mais surtout en Europe se sont envolés. Ils n’ont pas rebaissé depuis. Le taux du Bund allemand est de 2 %, contre 1,17 % début mai, ce qui reste un taux historiquement bas. Mais celui du Portugal qui était à 5,2 % est remonté à plus de 7 % et n’a pas diminué depuis, ce qui exclut tout retour sur les marchés pour se financer.
Ces premières réactions ont suffi à mettre en transe les banques centrales : le monde financier leur avait donné un avertissement. Depuis, les banques centrales temporisent. Revenant sur tous les usages, la banque d’Angleterre et la BCE ont dévoilé leurs intentions. Pour les mois à venir, dans l’espoir de rassurer les financiers, elles ont promis de conserver une politique monétaire très accommodante avec des taux d’intérêt très bas. La FED, elle, semble tétanisée après les premières réactions de mai. Alors que tous les traders spéculaient sur une baisse de l’ordre de 10 à 15 milliards de dollars sur ses rachats obligataires, elle a décidé, jeudi dernier, de ne pas bouger et de continuer à déverser ses 85 milliards de dollars mensuels sur les marchés, afin de ne pas bousculer le monde financier dans ses jeux spéculatifs. Loin de rassurer, cet immobilisme a pris tout le monde par surprise : la situation était vraiment plus grave qu’ils ne le pensaient, ont confié par la suite nombre d’analystes bancaires.
Seuls les cyniques, dévoilant tout l’arrière des cartes, se sont réjouis. « C’est une formidable nouvelle pour les riches », s’est félicité Stanley Druckenmiller, gérant de hedge funds millionnaire, au lendemain de l’immobilisme de la FED. « C’est la plus grande redistribution de richesse des classes moyennes et des pauvres en direction des plus riches. Qui possède les actifs ? Les riches, les milliardaires. Vous pensez que Warren Buffet hait cette décision ? (….) Pour moi, j’ai eu une excellente journée. Peut-être que cette politique monétaire qui donne de l’argent aux milliardaires et nous allons le dépenser, va marcher. Mais depuis cinq ans, cela n’a pas marché. »
On ne saurait mieux résumer la politique monétaire actuelle des banquiers centraux. Depuis Greenspan, les banques centrales ont abreuvé de liquidités le système financier. Ignorant le grand transfert des richesses, elles ont gardé les yeux rivés sur l’inflation nominale des salaires, soumis à une intense pression à la baisse, en faisant abstraction des bulles d’actifs créées par ailleurs. Cela a abouti à une succession d’éclatement de bulles (immobilières, internet, matières premières) jusqu’à la crise de 2008. Alors que le système était déjà gorgé de liquidités mal employées, elles ont continué à en déverser des tombereaux, captées uniquement par le monde financier et les riches au détriment de l’économie réelle. En d’autres termes, c’est la politique de la République de Weimar réservée aux seules banques. L’histoire apprend que l’expérience ne dure pas longtemps et finit mal.
Depuis cette réunion du 17 septembre, les membres de la Fed envoient des messages contradictoires. Les uns paraissent partisans de reprendre en main le système tandis que les autres prônent le déversement de nouvelles liquidités en dépit des dangers de plus en plus flagrants de déstabilisation de tout le système mondial. (Voir l’article de Philippe Riès : le non-choix d’Obama.)
« La Fed a compris, à la différence des marchés, que l’actuelle "reprise" ne pourrait pas survivre sans la poursuite du soutien massif des stimulants monétaires. Les économistes mainstream se sont trompés sur les manifestations de l’expansion monétaire de la Fed, notamment sur la hausse des actions et des prix de l’immobilier, les analysant comme des signes d’une croissance réelle et soutenable. Mais les bulles actuelles sur les prix des actifs n’ont pas à voir avec l’économie réelle. Au contraire, elles sont les prémisses d’une crise douloureuse qui sera vraisemblablement pire que celle que nous avons connue il y a cinq ans », avertit Peter Schiff, responsable d’un fonds stratégique.
[[lire_aussi]]Les banquiers centraux en sont là. La politique monétaire qu’ils ont menée pour plaire aux financiers est dans une impasse. Et personne ne voit de sortie aisée. « Le problème des addictions est que cela devient compulsif. (...) Face au choix de diminuer l’addiction ou de fournir encore la drogue du quantitative easing, la Fed a opté pour la dernière solution », résume un commentateur américain.
À ce stade, les banquiers centraux ne savent pas comment sortir de cette impasse. À chaque mouvement, ils redoutent l’explosion. Alors, tous se mettent en ordre pour tenter d’amorcer une sortie, sans bousculer le système financier. En annonçant que la BCE est prête à tout instant à mettre toutes les liquidités nécessaires à disposition des banques, Mario Draghi essaie de prévenir le choc à venir. Il n’est pas sûr que cela soit suffisant.