Source : www.marianne.net
Samedi 17 Janvier 2015 à 13:00
Notre ami Jack Dion, directeur adjoint de la rédaction de Marianne, prend le risque de se faire traiter de passéiste, en publiant son salubre petit essai : il préfère le temps d'avant, celui où le Parti socialiste voulait « changer la vie » plutôt que de « changer d'avis au gré des foucades de conseillers en communication interchangeables, tous convaincus que l'on ne peut rien faire d'autre que de s'adapter aux "contraintes" du marché ».
Son réquisitoire est chargé, mais argumenté et politiquement engagé. Il préfère la hiérarchie des salaires de 1 à 30 des années 80, à celle d'aujourd'hui de 1 à 400. Il regrette la tranche d'imposition sur le revenu à 65 % de ces années 70 où un salarié travaillait quatorze jours de l'année pour les actionnaires, contre quarante-cinq maintenant. Il préfère, au « My government is pro-business » de Manuel Valls, la consigne du général de Gaulle : « La politique ne se fait pas à la Corbeille. » Il se souvient de l'époque du plein-emploi et relève que la formule du chancelier allemand Helmut Schmidt, « Les profits d'aujourd'hui font les investissements de demain et les emplois d'après-demain », a laissé la place à un autre théorème : « Les profits d'aujourd'hui font les dividendes de demain et les chômeurs d'après-demain. »
La force de son livre vient de l'association de la colère du militant de gauche qu'a toujours été Jack Dion à une synthèse édifiante des renoncements qui, en trente ans, ont livré le peuple à la « guerre des pauvres contre les pauvres » dont se repaît le néolibéralisme auquel se sont soumis Bruxelles et Paris. Car, contrairement à beaucoup de commentateurs et de responsables politiques, Jack Dion analyse bien l'origine de cette grande régression : la trahison de l'espérance européenne. Il préfère l'Europe régulée et protégée du traité de Rome à ce terrain de jeu ouvert au capital, désormais libre d'organiser au nom de la « compétitivité » la mise en concurrence des prolétariats, principales victimes de la désindustrialisation qui a laminé des régions entières. Les salariés au chômage, ceux qui le redoutent ou ne voient que déclassement programmé pour leurs enfants se sont lassés des discours sur l'« adaptation » à une modernité qui les marginalise. Ils voient bien à qui reviennent les bénéfices de la mondialisation tandis qu'eux n'ont droit qu'aux discours d'énarques pensionnés à vie leur expliquant qu'il faut « bouger » et « changer de métier plusieurs fois dans sa vie » et qui les chapitrent pour « populisme ».
C'est à la gauche que s'adresse Dion. Il ne supporte pas qu'il ait « fallu attendre son accession au pouvoir suprême pour que les forces de l'argent assurent leur emprise sur la société ». Ni que ses dirigeants, de plus en plus proches de cette « caste politico-économique » confisquant richesses et pouvoirs, aient perdu de vue le peuple, prisonniers de leur sociologie de professionnels de la politique ancrés dans les métropoles bobos et de plus en plus ignorants de la vie de leurs compatriotes. Il ne pensait pas qu'un jour être de gauche consisterait à oser « dire tout haut ce que même un responsable de la droite décomplexée n'oserait suggérer ». Pour lui, il ne sert donc à rien pour la gauche de se donner bonne conscience en condamnant la sécession du peuple (le FN attire cinq fois plus les ouvriers que le PS) si elle ne comprend pas que celle-ci s'explique par le bilan de sa politique : les catégories populaires ne cessent de la fuir parce qu'elle ne les défend plus.
Eric Conan
Le mépris du peuple. Comment l’oligarchie a pris la société en otage, de Jack Dion, Les Liens qui libèrent, 152 p., 15,50 €. En librairies le 14 janvier.
>>> EXTRAITS
“Quand le peuple fait sécession, inévitablement, il finit soit par ne plus voter, soit par mal voter. Dans un cas, il s’abstient ou vote blanc. Dans l’autre, il choisit de moins en moins souvent les partis présentables, propres sur eux, consensuels, ceux avec lesquels on est sûr que rien ne changera, sauf l’apparence des choses – bref, les partis adorés par le clergé médiatique. Pour les bien-pensants, c’est-à-dire les gens qui pensent que ceux qui ne pensent pas comme eux pensent mal, c’est un crime. Tout individu qui ne glisse pas dans l’urne un bulletin estampillé droite classique ou gauche molle est donc suspect. Quiconque prétend se situer à la gauche du PS (exercice au demeurant assez facile, vu le positionnement de ce dernier) relève de la catégorie des utopistes irréalistes, des dogmatiques incapables de comprendre les contraintes du monde moderne ou des nostalgiques de l’URSS. Quant à ceux qui votent FN, ils constituent pour les esprits supérieurs une engeance d’individus irrécupérables, quasiment des nazis en herbe. D’ailleurs, les uns et les autres sont regroupés d’office dans la cellule infâme des « extrêmes ». C’est pratique, les « extrêmes ». On peut y mettre tout et n’importe quoi. On peut y mélanger la gauche alternative et la droite ultra, le Front de gauche et le Front national, les communistes héritiers des résistants et les descendants des collabos, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen. Alors que leurs histoires et leurs valeurs se situent aux antipodes, les médias, les commentateurs, les dirigeants politiques et les spécialistes de tout et de rien les renvoient dos à dos, quand ils ne les associent pas dans le même sac à opprobre.
Au fil du temps, la diabolisation du FN est devenue sa principale arme[…] Mélanger les choux et les carottes, les révoltés et les apprentis sorciers, les militants de la gauche radicale et les affidés de l’extrême droite, c’est un must de la pensée caoutchouc et de l’intelligentsia fatiguée. […] Jamais on ne pose la question qui fâche : pourquoi un nombre si important de Français se tournent-ils vers un parti qui a su adapter son langage tout en restant assez ambigu pour susciter autant d’interrogations sur sa finalité et de doutes sur ses orientations fondamentales ? Pourquoi autant d’électeurs des milieux populaires succombent-ils à l’attrait d’un parti honni par l’élite, quasiment absent de l’Assemblée nationale, considéré comme non fréquentable au point de susciter régulièrement de vains appels au « front républicain » ? Bref, pourquoi considèrent-ils que le seul vote antisystème est le vote FN ? La réponse est dans la question. Au fil du temps, la diabolisation du FN est devenue sa principale arme. Être considéré comme un électeur FN, ce fut d’abord la honte. Ce fut ensuite le choix que l’on n’osait avouer. C’est devenu le cri que l’on pousse et le bulletin que l’on jette à la figure des notables, ne serait-ce que pour ne pas faire comme tout le monde dans une société qui vous interdit de l’être.
Nombre de salariés humbles, oubliés, déclassés, humiliés, abandonnés, ont fini par se dire que, si la caste politico-médiatique – celle qui fait l’unanimité contre elle – tape sur le FN, c’est que ce dernier n’est peut-être pas si pourri que ça. D’une certaine manière, le phénomène Eric Zemmour répond à la même logique. C’est l’histoire de l’arroseur arrosé. À force de présenter le FN comme ce qu’il n’est pas – l’enfant d’un couple formé par Hitler et Mussolini –, on finit par ne plus voir ce qu’il est encore, et surtout par ne pas comprendre pourquoi il séduit tant les couches populaires. Dans ces conditions, il n’est nul besoin d’être devin pour imaginer que le FN se prépare à l’échéance présidentielle de 2017 avec une confiance certaine.
Par simple correction, Marine Le Pen serait bien inspirée d’envoyer un message de remerciement à tous les idiots utiles qui lui ont fait la courte échelle, de la gauche qui l’a fustigée à la droite qui l’a confortée, de BHL à Harlem Désir et à Jean-Christophe Cambadélis – les parrains de SOS Racisme –, en passant par quelques autres étoiles de moindre éclat. Dans une interview au Monde, le nouveau premier secrétaire du PS a fait un constat d’évidence : « Le FN n’est pas un parti fasciste, voire nazi » On aurait pu croire qu’il allait esquisser un bilan autocritique et réviser son logiciel. Erreur. Sortant de la naphtaline une formule d’une colossale finesse, il l’a affublée de l’étiquette « national-populiste », renvoyant ainsi au national-socialisme d’Hitler et abandonnant au FN deux terrains : celui de la nation et celui du peuple. D’une formule, deux bévues. Qui dit mieux ? D’ailleurs, quelle a été la conclusion de l’éditorial du Monde au lendemain de la victoire du FN aux élections européennes du 25 mai 2014 ? La dénonciation du « national-populisme ». Circulez, il n’y a rien à voir et aucune leçon à tirer.
Quand Sophia Aram traite les électeurs du FN de "gros cons", c’est un don du cielLa condamnation droit-de-l’hommiste a tellement bien fonctionné qu’elle a produit le contraire de l’effet recherché : la promotion sans précédent d’un parti qui a fait sa pub en expliquant qu’il n’était pas « comme les autres ». Ne pas être « comme les autres » quand les « autres » provoquent un phénomène de rejet, c’est une garantie tous risques. Lire dans Libération, organe central de la gauche libérale-libertaire, que le FN n’est « pas un parti comme un autre », qu’il est désormais « sous la loupe de Libé », qui entend organiser l’« observation régulière et minutieuse » de son action municipale, c’est un cadeau inespéré pour Marine Le Pen. Quand l’humoriste Sophia Aram traite les électeurs séduits par le FN de « gros cons » sur les antennes de France Inter – un peu comme Bernard Tapie les avait assimilés à des « salauds » –, c’est un don du ciel.
Le procédé a été inauguré sous son premier septennat par François Mitterrand, celui qui osa offrir un poste de ministre à Bernard Tapie, un homme qui ferait passer Jérôme Cahuzac pour un apôtre de la lutte contre la fraude fiscale. Disciple de Machiavel, le premier président socialiste de la Ve République a vu dans l’installation du FN dans le paysage politique de l’après-1981 un moyen de diviser la droite et de concurrencer la vocation tribunicienne de l’un de ses alliés encombrants, le PCF, qu’il rêvait de plumer comme de la volaille. Résultat : comme dans l’histoire du savant fou dépassé par la mécanique diabolique qu’il a inventée, Marine Le Pen est sortie de sa boîte pour occuper la scène politique de manière ostentatoire. Bien qu’elle appartienne à l’élite, elle en symbolise le rejet. Bien qu’elle soit née dans une famille fortunée, elle se revendique de la veuve et de l’orphelin. Bien qu’elle soit devenue une vedette médiatique, parfaitement intégrée dans la mécanique de l’information, elle apparaît anti système en tirant à vue sur les codes de la gauche de salon : l’hédonisme et le marché ; l’esprit de Mai 68 (dans sa version caricaturale) et l’hymne à Davos ; le culte de l’individualisme et la sanctification de l’Europe des affaires ; l’esprit Canal + et le règne du business.
[…] L’arrivée de Marine Le Pen a permis de ranger au vestiaire les aspects les plus scabreux du parti créé par son père en 1972, et qui était longtemps demeuré un groupuscule sans influence. Une fois la caricature ambulante de la pire droite extrême renvoyée en coulisse, le feuilleton de la diabolisation ne pouvait que tourner à la mauvaise farce. Secondée par des recrues venues de franges plus présentables, tel Florian Philippot, soldat perdu du chevénementisme, l’héritière a réussi à amalgamer les courants contraires d’une famille disparate. Elle a progressivement développé un discours attrape-tout qui lui permet de ratisser au plus large. Dans la foulée, elle a pu faire entendre sa petite musique si désagréable soit-elle aux oreilles fragiles, sur des sujets enfouis dans le tiroir des bons sentiments par la gauche compassionnelle.
Du coup, le FN a opéré une triple mue : il est devenu un parti protestataire, comme l’était le PCF du temps de sa splendeur (avec la xénophobie en paquet cadeau) ; un parti positionné sur des terrains sociaux naguère délaissés par l’extrême droite ; enfin, un parti apportant ses réponses (aussi détestables soient-elles) à des enjeux républicains que les formations traditionnelles ne veulent plus aborder. C’est le grand art de la « triangulation », qui consiste à reprendre certaines des propositions de ses adversaires à des fins purement tactiques. Nicolas Sarkozy avait testé la formule. Marine Le Pen la reprend à son compte. Elle peut tout à la fois dénoncer la mondialisation avec des envolées dignes d’Arnaud Montebourg ; critiquer l’Europe à la manière de Nicolas Dupont-Aignan ; fustiger les multinationales avec un ton inspiré de Jean-Luc Mélenchon ; foudroyer les actionnaires avec les accents de Pierre Laurent ; dénoncer le communautarisme avec la rhétorique de Jean-Pierre Chevènement ; donner des leçons de laïcité en se réclamant d’Élisabeth Badinter ; tonner contre l’insécurité à l’instar de tous les ministres de l’Intérieur qui se sont succédé à ce poste sans parvenir le moins du monde à enrayer la délinquance.
[…] En effet, le discours du FN marche d’autant mieux qu’il s’appuie sur le bilan catastrophique des partis qui se relaient au pouvoir depuis une trentaine d’années et qui mènent des politiques où la quête de la différence nécessite le recours au microscope. Si la dénonciation de l’« UMPS » trouve des oreilles attentives, c’est que la gestion Hollande ressemble à la gestion Sarkozy, laquelle était déjà inspirée de celle de Chirac, qui rappelait étrangement la période Mitterrand d’après 1983. Mine de rien, la chose dure depuis plus d’un quart de siècle et se résume à un constat simple : la France courbe l’échine et le peuple est à genoux.”
“Si le peuple est réduit à la plus simple expression dans l’espace politique, il est carrément marginalisé dans le monde de l’entreprise. Désormais, le travail est un boulet. D’ailleurs, dans la novlangue qui tient lieu de prêt-à-penser, la « valeur travail » a disparu. Elle a été balayée par le vocabulaire managérial importé des pays anglo-saxons et mis à la mode après un passage rapide mais efficace dans les instituts patronaux. Ce vocabulaire a envahi toutes les sphères du pouvoir, où l’on ne parle plus d’art de gouverner, mais de « gouvernance », comme si l’on pouvait diriger un pays comme on dirige une multinationale ayant son siège social dans le Far West.
La « valeur travail » avait été mise à rude épreuve et déjà détournée de son sens sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Par un de ces contre-pieds propres à la vie politique, il a fallu la victoire de la social-démocratie pour faire du travail un « coût » à réduire au maximum (ou au minimum, comme on voudra) afin d’augmenter la « compétitivité » de l’entreprise, une structure qui aurait la capacité magique de créer de la richesse sans intervention de la force de travail.
Droit dans ses bottes, François Hollande a expliqué que son objectif principal était « d’alléger le coût du travail des entreprises, car s’il n’y a pas cette baisse, il n’y aura pas le redressement de la compétitivité française ». Ce jour-là, en une heure d’entretien, le président ne parla pas une seule fois de l’exorbitant coût du capital, à croire que ce dernier se régénère par l’opération du Saint-Esprit de la finance. Une histoire fantasmée de l’entreprise Pourtant, il n’est nul besoin d’être féru de marxisme pour savoir que l’unique source de création de richesse est le travail, manuel ou intellectuel. Sans intervention humaine, l’entreprise n’est rien. On s’en aperçoit par l’absurde avec les grèves – que l’on appelle pudiquement « arrêts de travail ». Dans ce cas, tout s’arrête, à commencer par la « création de valeur », aujourd’hui synonyme de la bonne volonté des « investisseurs » et des actionnaires. Et l’on n’hésite pas à chiffrer le « coût de la grève ». Mais s’il y a un coût du non-travail, c’est bien la preuve par l’absurde que le travail lui-même n’en est pas un, car il est producteur de richesses.
Les salariés, de l’ouvrier à l’ingénieur, n’existent plusL’entreprise, si sophistiquée soit-elle, grande ou petite, multinationale ou pas, n’est qu’un espace vide incapable de générer la moindre valeur supplémentaire sans l’esprit et la main de ceux qui forment le collectif de travail. Si l’élément salarié fait défaut, l’entreprise est une coquille vide, un bureau sans mobilier, une voiture sans moteur, un avion sans carburant, une équipe de foot sans joueurs, un orchestre sans musiciens. Or la version qui a droit de cité dans les livres d’école nous raconte une autre histoire, féérique. Les entreprises se réduiraient à des actionnaires ayant la bonté d’y placer leurs économies afin de participer à l’effort national – et demandant en retour une modeste gratification – et à des PDG propres sur eux, formés dans des écoles prestigieuses, à l’esprit affûté, des guerriers modernes, risquophiles, cultivés, décidés à affronter les défis de la mondialisation en échange d’un salaire certes conséquent mais sans rapport avec leurs immenses mérites.
Les salariés, de l’ouvrier à l’ingénieur, n’existent plus, sauf pour poser des problèmes revendicatifs insurmontables. Ils sont corporatistes, bornés, archaïques, ringards, en décalage total avec les exigences du monde moderne – surtout s’ils ont l’idée saugrenue de se regrouper dans des syndicats afin de défendre des droits, alors qu’il est si simple de s’entendre entre bons amis.
En somme, l’entreprise idéale serait celle où il n’y aurait que des actionnaires et des directions, avec des robots pour effectuer les tâches requises dans l’équivalent d’un Metropolis industriel. C’est ce que Serge Tchuruk, alors président d’un des fleurons français des télécoms, Alcatel, a appelé l’« entreprise sans usines ». Il a réalisé en partie son rêve en 2006 en bradant Alcatel à l’américain Lucent, ce qui s’est révélé un fiasco pour l’industrie nationale et pour l’emploi (la moitié des postes ont disparu). En revanche, le PDG a eu droit au passage à un parachute doré de 6 millions d’euros en remerciement des sévices rendus. Progrès ou pas, révolution technologique ou pas, l’entreprise sans usines relève du fantasme. Les travailleurs, quelles que soient les appellations exotiques dont on les affuble, sont la clé de voûte du processus de production. Sauf qu’ils n’y sont pas à leur place. On pourrait reprendre à l’égard du salariat la célèbre formule de l’abbé Sieyès à propos du Tiers-État pendant la Révolution française : « Qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. »
Des médias Bisounours chez les oligarques du CAC 40Or les médias nous servent une version quotidienne inspirée des Bisounours chez nos amis les oligarques du CAC 40, ces gentils dirigeants tellement incompris, alors qu’ils veulent faire le bonheur de leurs employés, tout comme Xi Jinping dit vouloir faire celui des habitants de la Chine éternelle. On mélange petites et grandes entreprises, PME et casinos du business, jeunes entrepreneurs en mal de financement et accros des paradis fiscaux, pour défendre le seul point de vue des géants qui font la pluie et le beau temps. On nous assure que la tendance est aux petites structures, que le temps des conglomérats est révolu, alors que le grand patronat règne en seigneur et maître, secondé par ses serviteurs attitrés. Les oligarques tiennent les rênes du Medef, pourtant bien peu représentatif du patronat réel. Ils disposent également d’une structure moins connue, mais dotée d’un pouvoir de nuisance redoutable, qui regroupe le gratin du gratin : l’AFEP (Association française des entreprises privées). Créée en 1982 en riposte à la vague de nationalisations, cette organisation est dirigée par Pierre Pringuet, directeur général de Pernod-Ricard, qui a succédé à Jean- Martin Folz (ex-PDG de PSA) et à Maurice Lévy (Publicis). On est dans la catégorie poids lourds.
Ce n’est pas tout. Les oligarques tiennent également les banques et les circuits financiers. Ils ont leurs lobbyistes à Bruxelles, là où tout se joue, là où est le vrai pouvoir. Ils organisent les réseaux d’influence, y compris parmi les journalistes. Ils animent les clubs de réflexion où le débat d’idées tourne à sens unique – celui de la pensée du même acabit. Ils ont leur rond de serviette à Davos, ce rendez-vous annuel où les chefs d’État sont flattés d’être reçus par les grands de ce monde, illustrant ainsi la confusion ambiante sur les véritables maîtres de la planète. Ils ont table ouverte aux dîners du Siècle, ce club très select dirigé par Nicole Notat, ex-secrétaire générale de la CFDT, où se croisent hommes d’affaires et journalistes bien en cour, banquiers et politiques, barons des finances et petits marquis de l’intelligentsia. Ils organisent des universités d’été où l’on vient prendre de bons conseils. Ils fournissent les armadas d’experts qui portent la bonne parole sur les plateaux télévisés ou dans de multiples colloques. Ils entretiennent des relations particulières avec les syndicats amis, susceptibles d’accepter des compromis au rabais, quitte à mettre en scène des pseudo-crises pour ne pas leur faire perdre la face.
[…] Charles Péguy proposait de « faire entrer la République dans les entreprises ». Pour l’heure, c’est l’oligarchie qui est entrée dans la République. Au nom de la « concurrence », devenue l’invariant de la pensée obligatoire, le périmètre des entreprises publiques – où les salariés ont des droits limités, mais réels – s’est réduit à sa plus simple expression. Du coup, l’État stratège est privé de moyens d’action réels, et les salariés ont perdu des points d’appui précieux. La dernière grande vague de nationalisations date de 1981, avec la victoire de François Mitterrand à la présidentielle et l’arrivée de la gauche au gouvernement. L’expérience fut menée dans de telles conditions, et sous de telles pressions, qu’elle déboucha sur un échec. Les années suivantes furent celles du retour au privé et de la reprise en main progressive par les oligarques. On entérina le fait que les monopoles publics étaient par principe des vestiges d’une époque révolue, mais que leurs homologues privés constituaient le nec plus ultra de la modernité. Résultat : la France se retrouve avec un appareil économique et financier contrôlé par des intouchables, un aréopage de drogués de la mondialisation qui refusent tout partage de leurs pouvoirs et toute remise en cause de leurs privilèges, telle l’aristocratie de l’Ancien Régime.
Il ne se passe pas un jour sans qu’on lise, graphiques à l’appui, que les salaires constituent un poids insoutenable, qu’il faut consentir des « efforts », que le pays ne doit pas vivre au-dessus de ses moyens, que les fonctionnaires sont des privilégiés, que le smic est un handicap, et le RSA un encouragement à l’« assistanat »… Dans ces conditions, on pourrait s’attendre à ce que les puissants, ceux d’en haut, offrent une partie de leurs émoluments princiers à la cause nationale, ne serait-ce que pour donner le bon exemple. Dans un pays où l’on prêche l’héritage chrétien, pourquoi ne pas entendre les exhortations du pape François au partage ?
Bonus, hauts salaires et stock-options ne seraient pas responsables de la crise !Il n’en est rien. Toute évocation d’une loi visant à « encadrer » les salaires des patrons du privé déclenche une bronca chez les intéressés, ainsi que chez ceux pour qui toute référence à la justice est un appel à la subversion. Pourtant, chacun sait que seuls les très gros seraient concernés, puisque les petits patrons, la plupart du temps, ont un salaire proche de celui d’un cadre supérieur. Mais, faute de pression politique, le Medef s’est contenté de mettre en place un « code de déontologie » destiné à permettre une forme d’« autorégulation » (sic). Autant demander à un drogué de gérer sa propre consommation.
À en croire les bonnes âmes, bonus, hauts salaires et stock-options ne seraient pas responsables de la crise. Tiens donc. Et le « coût du travail » prétendument exorbitant, il y est pour quelque chose ? Comment expliquer que des ouvriers payés 1 200 euros par mois mettent l’économie en péril, alors que les patrons du CAC 40 sont rétribués en moyenne 350 000 euros par mois, soit 290 fois le smic ? Est-il normal que l’écart entre les salaires les plus bas et les salaires les plus hauts, qui était de 1 à 30 dans les années 1980, soit passé de 1 à 400 ? Est-il justifié que les actionnaires prélèvent une véritable dîme sur les entreprises ? Que sont les banquiers fautifs devenus ? Est-il logique que les PDG de banques qui ont été sauvées par les fonds publics gagnent des sommes qui sont un défi au bon sens ?
[…] La justification de cette échelle de salaires hors norme tient de la morgue de classe du seigneur vis-à-vis du serf. Dans les entreprises publiques, où l’écart est de 1 à 20, nul n’a assisté à un exil en masse des cadres ni à une pénurie subite d’aspirants PDG. Personne n’a noté une crise des vocations ni une inefficacité soudaine des directions. Pourquoi ne pas s’en inspirer dans le secteur privé ? Si l’on ne veut pas en passer par la toise salariale, l’arme fiscale peut régler le problème, comme l’avait compris Roosevelt en son temps, de l’autre côté de l’Atlantique, sans pour autant instaurer le pouvoir des soviets. Il est tout de même étonnant de signifier aux citoyens ordinaires qu’ils ont des droits et des devoirs, tout en considérant que d’autres, moins ordinaires, ont peu de devoirs et beaucoup de droits.
« La France a la passion de l’égalité », disait Tocqueville. C’est aussi un pays où l’oligarchie a la passion des injustices. Sinon, on ne comprendrait pas comment des PDG payés comme des nababs peuvent relayer sans état d’âme les attaques contre le smic, allant jusqu’à prôner un smic au rabais pour les jeunes. L’idée a été avancée par Pierre Gattaz, le patron du Medef, ce qui ne surprendra personne. Elle a été évoquée sous d’autres formes par Pascal Lamy, socialiste et libre-échangiste convaincu, grand défenseur de la mondialisation sans rivage, ancien membre de la Commission européenne, ex-directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Elle est également prônée par Henri de Castries, PDG d’AXA, qui sait de quoi il parle, puisqu’il gagne environ 370 fois le smic. À propos du principe républicain selon lequel tous les hommes naissent libres et égaux en droits, Pierre Desproges disait : « Qu’on me pardonne, mais c’est une phrase que j’ai beaucoup de mal à dire sans rire. » Henri de Castries, lui, ne rit pas. Il considère sans doute que les smicards ne sont pas des êtres humains comme les autres.
Dans les journaux, les rubriques consacrées aux questions sociales ont disparuMais qui se soucie des gens de peu, comme on disait naguère ? La presse a pris acte de leur disparition des radars. Quand on suspecte un rapt d’enfant, l’opération « Alerte enlèvement » s’affiche sur tous les écrans de télévision. Mais quand le monde salarial disparaît des radars de l’info, personne ne s’émeut. Dans les journaux, à part dans L’Humanité, les rubriques consacrées aux questions sociales ont quasiment disparu. On trouve des rubriques sur l’économie, l’emploi, l’argent (évidemment), la Bourse, mais pas sur l’univers du travail, comme s’il n’y avait rien à en dire. Chaque quotidien, ou presque, a son supplément économique, dont le contenu est peu ou prou interchangeable tant on y retrouve le discours consensuel formaté. Mais, sur le social, pratiquement rien. Pourtant, dans les rédactions, on trouve encore d’anciens gauchistes ayant participé à la révolte de mai-juin 1968. Certains d’entre eux, à l’époque, n’avaient pas hésité à passer de l’autre côté et à s’engager en usine, fût-ce pour une expérience sans lendemain.
Aujourd’hui, il faut accepter que l’entreprise soit un bunker inaccessible, à moins de montrer patte blanche à un service de communication qui transformera chaque demande de visite en voyage touristique à l’intérieur d’un monde enchanté. Rencontrer des ouvriers sur leur lieu de travail est devenu aussi difficile que visiter un lieu de commandement de l’armée de terre.
[…] Parfois, cependant, [un travailleur] apparaît à l’écran lors d’un débat avec une personnalité politique. C’est alors la surprise, le clash de deux mondes, le choc de deux civilisations, la rencontre de deux univers qui s’ignorent. Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, Jean- François Copé, François Hollande ont vécu cette curieuse expérience in vivo qui met à mal le notable avec sa langue de bois, ce discours convenu qui passe très bien avec les journalistes (c’est le même monde), mais ne fonctionne plus du tout lorsqu’il se heurte à un être réel, si l’on ose dire. C’est un peu le syndrome de François Hollande en visite à Carmaux pour rendre hommage à Jean Jaurès. Le 23 avril 2014, dans une ville qui a voté pour lui à 72 % lors de la présidentielle de mai 2012, il est apostrophé par une femme en colère. Terrible choc, que l’on avait déjà connu avec Lionel Jospin, alors Premier ministre, face aux ouvriers de Lu qui manifestaient contre la fermeture de leur entreprise.
À la télévision, dans ces émissions où d’ordinaire le ronron est de rigueur, le contraste est encore plus saisissant. Il suffit que la voix d’un non-professionnel de la politique ou du monde médiatique vienne troubler le jeu pour que s’écroule aussitôt le bel ordonnancement prévu à l’origine, comme si un intrus était monté sur la scène pendant une représentation de théâtre. À cette différence près que la vie politique, a priori, ne relève pas du spectacle.”
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