Bruxelles, de notre envoyé spécial
La décision est passée presque inaperçue, en fin d'année dernière. Elle relance, une fois encore, les débats sur l'influence de l'industrie du tabac au sein des institutions bruxelloises, alors que l'onde de choc du « Dalligate », qui met en cause l'ancien commissaire européen à la santé pris dans une affaire de corruption, est loin d'être retombée.
La commission européenne a reconduit le 12 décembre, pour un mandat de trois ans, les membres d'un comité d'éthique censé lutter contre les conflits d'intérêts au sein de l'exécutif de José Manuel Barroso. Parmi ces personnalités figure le Français Michel Petite, salarié d'un cabinet d'avocats, Clifford Chance, dont on vient d'apprendre qu'il comptait parmi ses clients Philip Morris, géant de l'industrie du tabac.
Michel Petite est bien connu dans la capitale belge : il a notamment dirigé, de 2001 à 2007, les services juridiques de la commission. C'est un poste stratégique, d'où il contrôlait la légalité de l'ensemble des textes préparés par l'exécutif européen. Il a rejoint le privé dès 2008, directement chez Clifford Chance, où, depuis, il met son expertise et son réseau à disposition de grands groupes privés. À titre d'exemple, il a conseillé, l'an dernier, Crédit agricole pour revendre sa filiale bancaire grecque, Emporiki.
Mais son nom est réapparu sous un jour moins avantageux dans l'un des méandres du « Dalligate ». Il faut, pour le comprendre, se souvenir de ce scandale qui a secoué la bulle bruxelloise l'an dernier : le Maltais John Dalli avait dû démissionner de son poste de commissaire, pris dans une affaire de corruption a priori banale. Mais Dalli, désormais sur la touche, ne cesse de crier son innocence, et se décrit en victime d'un complot : des industriels du tabac, Philip Morris en tête, lui auraient tendu un piège, pour le faire tomber, alors qu'il s'apprêtait à présenter une proposition de directive musclée pour encadrer davantage la vente de tabac sur le continent (lire notre enquête sur le « Dalli-gate »).
Pour faire la lumière dans cette affaire complexe, des eurodéputés ont adressé une batterie de questions – 154 exactement – aux services de la commission. Dans leurs réponses, publiées fin novembre, apparaît le nom de Michel Petite. Il est écrit qu'à deux reprises, l'avocat a rencontré des fonctionnaires des services juridiques de la commission – même s'il n'a jamais été consulté officiellement dans le cadre de la directive tabac alors en chantier. L'une en septembre 2011, l'autre en septembre 2012. « Petite a expliqué que son cabinet d'avocats fournissait des conseils juridiques à un groupe de tabac (Philip Morris International) et a fait valoir ses positions sur certains aspects légaux de la législation sur le tabac », lit-on dans le document de la commission (à télécharger ici, page 36). En clair : du lobbying pur et simple pour un géant du tabac.
La reconduction de Michel Petite au sein du comité d'éthique de la commission est tout simplement « inacceptable », a réagi Olivier Hoedeman, d'Alter-EU, une plateforme d'ONG qui milite pour davantage de transparence dans les institutions européennes. Une nomination « douteuse », estime de son côté Michèle Rivasi, une eurodéputée française (Verts), qui s'interroge : « Comment peut-on nommer un homme aussi proche de l'industrie du tabac au sein d'un tel comité, et ce alors même que le Dalligate n'est pas clos ? »
Jusqu'à présent, on ignorait tout des liens entre Clifford Chance et Philip Morris pour une raison simple : le cabinet d'avocats installé à Londres a choisi de ne pas s'inscrire au « registre de transparence » de l'Union, censé documenter les relations entre les institutions, les lobbys et les ONG. Rien ne l'y oblige en effet, puisque ce registre fonctionne sur la base du volontariat.
Est-il acceptable, dès lors, qu'un lobbyiste intègre un « comité d'éthique » de la commission ? Surtout en plein « Dalligate », une affaire dont l'opacité continue d'alimenter bon nombre de fantasmes sur les prises de décision à Bruxelles ? Joint par Mediapart, Michel Petite n'a pas souhaité répondre à nos questions (lire la Boîte noire).
Du côté de la commission, on défend sans ciller cette décision : « Il n'y a aucune raison de mettre en cause les compétences de M. Petite pour s'acquitter de sa fonction au sein du comité éthique “ad hoc” », estime Pia Ahrenkilde, porte-parole de José Manuel Barroso, à l'origine de cette nomination. « Le domaine d'intervention de ce comité d'éthique dépasse de très loin le seul secteur du lobbying », rappelle-t-elle.
Ce comité d'éthique a un rôle très précis. Mis en place en 2003, il sert avant tout à éviter que d'anciens commissaires soient récupérés par le secteur privé, dès la fin de leur mandat, afin de profiter, entre autres choses, de leur carnet d'adresses et de leurs « entrées » à Bruxelles. Durant les 18 mois suivant son départ, le comité est apte à juger si le poste nouvellement occupé par un commissaire, provoque, ou non, une situation de conflit d'intérêts.
Plusieurs ONG dénoncent depuis des années ces situations de « portes tournantes » entre public et privé, un phénomène massif qui favorise le mélange des genres à Bruxelles (lire notre article sur le sujet). La mise sur pied de ce comité composé de trois personnes, auquel appartient Michel Petite depuis 2009, devait en partie répondre à cette dérive. Mais de l'avis de bon nombre d'observateurs, le compte n'y est pas. Le comité s'est montré très peu regardant en matière de conflits d'intérêts. « En 2010 comme en 2011, le comité a donné son feu vert à la reconversion immédiate d'un grand nombre d'anciens commissaires dans le privé », regrette Olivier Hoedeman, d'Alter-EU.
L'ex-commissaire allemand Günter Verheugen (industrie) a par exemple multiplié les casquettes de lobbyistes, dès sa sortie en février 2010, avec l'aval du comité d'éthique. Quant au Maltais Joe Borg (pêche), il a été embauché dans la foulée comme conseiller pour la FIPRA, un spécialiste du lobbying en affaires maritimes à Bruxelles.
Michel Petite lui-même avait été critiqué par des ONG, lors de son passage au privé en 2008, pour conflits d'intérêts! Alter-EU veut désormais faire annuler la reconduction du Français au sein du comité d'éthique, estimant qu'il ne répond plus au critère d'« indépendance » requis, si l'on en croit les traités, pour ce type de poste.