Cérémonie en hommage à la victime du viol collectif de New Delhi, à Ahmadabad, en Inde (Ajit Solanki/AP/Sipa)
(De New Delhi) Des slogans les plus criés (« Nous voulons être libérées de la peur ») aux plus radicaux (« Pendons les violeurs »), la capitale indienne New Delhi s’est enflammée après le viol collectif particulièrement brutal d’une étudiante en médecine. Manifestations et répression d’une particulière violence agite le pays depuis près d’une semaine.
Les autorités indiennes ont annoncé mardi 25 décembre la mort d’un policier bl lors de ces manifestations.
Le policier, âgé de 47 ans, a été attaqué et battu par un groupe lors d’un rassemblement le 23 décembre. Les autorités ont depuis interdit à la circulation une bonne partie du centre de la capitale. Plusieurs stations de métro étaient également fermées mardi.
Violée par six hommes
Le 16 décembre, en début de soirée, Ragini a été agressée dans un bus privé par six hommes, alors qu’elle revenait du cinéma avec un ami. Ils l’auraient violée chacun leur tour avant de la blesser avec une barre de fer, lui infligeant des dommages irréversibles aux intestins. Il l’aurait ensuite jetée sur le bord de la route.
Comme souvent en Inde, les médias s’emballent autour du fait divers, s’indignent et s’érigent en justiciers. Mais cette fois, les citoyens ont pris le relais, et les manifestations qui se succèdent dans la capitale se font de plus en plus violentes.
Dimanche, les manifestants et la police se sont affrontés. Lundi, le Premier ministre Manmohan Singh a été contraint de prendre la parole à la télévision pour appeler au calme.
Peine perdue selon Neha, 28 ans, journaliste à Outlook India : « En essayant de stopper le mouvement, le gouvernement met de l’huile sur le feu. »
En 2012, plusieurs cas de viol à Gurgaon, dans la banlieue de Delhi, avaient déjà été suivis de manifestations contre l’inaction du gouvernement.
« J’ai peur de sortir après 21 heures »
Les détails de l’agression de Ragini ont beaucoup choqué. Et réveillé les peurs. Neha confie :
« Je suis vraiment horrifiée. Qu’une telle agression puisse survenir dans la capitale de l’Inde, qu’un être humain puisse faire cela à un autre. En tant qu’habitante de Delhi, je ne me sens pas du tout en sécurité.
Notre liberté de mouvement est sévèrement restreinte et j’ai peur de sortir après 21 heures toute seule. »
Priyadarshini, Delhiite de 24 ans, partage la même crainte :
« Je n’ai jamais été agressée mais étant donné la situation, on se dit que l’on pourrait être la prochaine cible. Ça fait peur. »
« Je m’excuse au nom des hommes »
Sur les réseaux sociaux aussi, on ne parle que de ça. Bodhisatwa Dasgupta, un internaute de Gurgaon, a écrit une lettre à Ragini pour lui demander pardon, au nom de la gent masculine :
« Je m’excuse au nom de tous ces hommes qui déshabillent les femmes des yeux […].
Je m’excuse pour les hommes qui justifient leurs actes en pointant du doigt les vêtements que les femmes portent.
Je m’excuse pour les officiers de police dont les yeux avides vous font réfléchir à deux fois avant d’enregistrer une plainte. »
Quand elles osent rapporter les faits, les femmes sont souvent mal perçues, cibles de moqueries et de pressions de la police, comme en témoigne T.S. Sudhir, journaliste de Firstpost :
« La sensibilité, la confidentialité, ce ne sont pas des choses dont on est censé se préoccuper en Inde, en particulier quand on vient porter plainte pour un viol. »
Un viol toutes les dix-huit heures à Delhi
Difficile de dresser un tableau précis des violences faites aux femmes, dans une société où l’on se tait (ou l’on est contraint de se taire) pour sauvegarder une réputation. Un viol est rapporté toutes les dix-huit heures à Delhi, ville surnommée la capitale du viol. Et ailleurs ? Aayush, 26 ans, ingénieur à Bangalore :
« On ne connait que les cas qui font sensation dans les médias. Mais qu’est-ce qu’il se passe dans les villages et les zones reculées ? »
Pourtant, même si les victimes des grandes villes attirent plus l’attention, le jeune homme ne doute pas qu’elles seront vite oubliées :
« Les gens ne voient pas très loin. La moitié des personnes qui parlaient du viol hier parlent aujourd’hui de la retraite de Sachin Tendulkar [un joueur de cricket, ndlr]. »
Les six agresseurs présumés ont été arrêtés et trois d’entre eux ont déjà avoué leur crime devant la justice le 19 décembre et ont affirmé qu’ils souhaitaient être pendus. Mais la colère continue de gronder contre les autorités policières et judiciaires. Neha martèle : « La sécurité des femmes n’est pas prise au sérieux. »
Le quotidien The Hindu renchérit dans un éditorial :
« Des enquêtes bâclées, une médecine légale de mauvaise qualité et des comportements misogynes dans la police et même la justice : voilà pourquoi les victimes de viols en Inde n’obtiennent pas justice. »
« Même la mort serait trop douce »
Suivant la théorie selon laquelle la victime serait quand même un peu coupable de ce qui lui arrive, les autorités de Gurgaon, au sud de Delhi, ont simplement recommandé aux femmes de ne pas sortir passé 20 heures. C’était en mars, après le viol d’une jeune fille à la sortie de son travail.
D’une manière générale, le gouvernement est accusé de se montrer trop indulgent avec les violeurs. Aayush, tout comme Neha et Priyadarshini, n’hésite pas à parler de peine capitale :
« Il n’y a rien dans le comportement de ces hommes qui soit humain, pourquoi mériteraient-ils un procès ? Même la peine de mort serait trop douce pour ce qu’ils ont fait. Mais nous avons besoin de lois qui font peur aux gens. »
En réponse à ce discours, le ministre de l’Intérieur Sushil Kumar Shinde a annoncé samedi que la peine de mort pourrait être envisagée dans certains cas de viol.
« Elle ne devrait pas porter cette jupe »
Mais dans les conversations courantes, c’est la victime qui endosse trop souvent le costume du coupable. « Elle ne devrait pas porter cette jupe, elle n’aurait pas du sortir à cette heure », peut-on régulièrement entendre.
Un leader du parti du Congrès, actuellement au pouvoir, a déclaré ce lundi qu’une jeune femme ne devrait pas « errer » dans les rues la nuit. Certains blâment une forme de libéralisation voire d’occidentalisation de la société, avec son lot de valeurs décadentes.
Aayush en fait partie :
« Il est vrai que dans notre société, on ne les traite pas les femmes comme égales aux hommes, comme des personnes qui ont des idées aussi importantes que les nôtres.
Mais la situation a empiré. Par exemple, on traite de plus en plus les femmes comme des objets à la télé. Ce sont des faits que l’on choisit d’ignorer et cela finit par encourager le harcèlement sexuel et provoquer des agressions. »
Même les Indiens les plus « libéraux » pensent qu’une femme se doit de respecter certaines règles avant de se risquer au dehors. Ce qui révolte Neha :
« Pourquoi les femmes devraient penser à ce qu’elles devraient faire ou ne pas faire ? N’est ce pas au gouvernement de penser à ce que ces hommes dangereux ne devraient pas faire ? »
Pour la journaliste du site d’informations Firstpost, Akshaya Mishra, on a trop laissé faire. On tolère que les femmes soient mal considérées, malmenées avant d’être maltraitées :
« Pourquoi nous concentrons-nous autant sur le viol ? C’est seulement une des différentes formes de harcèlement auxquelles les femmes sont exposées dans leur vie quotidienne.
Le viol pourrait être le sommet d’une hiérarchie de crimes contre les femmes que nous avons tendance à traiter de façon banale ou que nous dédaignons ».
Un quartier d’affaires chasse des hameaux
Pour Neha, cette affaire de viol soulève bien d’autres questions sur l’évolution de la société indienne dans son ensemble :
« La différence entre les classes supérieures et inférieures s’accroît, ce qui fait naître beaucoup de colère parmi les plus défavorisés. »
Certains observateurs expliquent d’ailleurs les agressions à Gurgaon par cette confrontation entre deux mondes si différents. Le nouveau quartier d’affaires de la capitale, en pleine expansion, a pris la place de hameaux ruraux.
Frustation et violences seraient nés de cette soudaine cohabitation entre les villageois, nouveaux riches sans éducation, et les entrepreneurs qui ont racheté leurs terres.
Un premier clash des cultures, doublé d’une deuxième fracture au sein même des foyers indiens, comme l’explique Neha :
« Traditionnellement, la femme est supposée obéir à son mari mais la femme indienne moderne ne l’accepte pas. Cela a entraîné des agressions violentes de la part d’hommes qui ne peuvent pas accepter le fait qu’une femme puisse lui répondre, être indépendante.
Alors que notre structure sociale change, avec de plus en plus de femmes sortant de chez elle, travaillant, et devenant indépendantes, cette mentalité profondément patriarcale n’a pas évolué.
Ce n’est pas seulement le gouvernement qui est en cause. J’ai le sentiment que nous avons échoué en tant qu’êtres humains. »