Les ministres passent mais la direction générale du Trésor demeure : l’extinction programmée du Crédit immobilier de France (CIF), un scandale d’État, réalise une ambition très ancienne de la haute fonction publique de Bercy de voire disparaître cette institution financière atypique et de récupérer au passage tout ou partie de ses fonds propres pour alimenter le tonneau des Danaïdes des finances publiques. Dans ce dossier, la « ligne du parti », celle qu’on entend dans les milieux officiels, veut que le CIF, tout spécialement son ancienne direction générale, soit responsable de cette disparition, par refus systématique d’adosser l’établissement à une institution bancaire plus « classique ». Mais l’histoire contredit la propagande.
La première tentative d’adossement du CIF remonte en fait à l’année 2001 – Claude Sadoun, le coupable désigné, étant déjà aux commandes. Il s’agit déjà de conforter le processus de refinancement du CIF qui, ne disposant pas de dépôts, lève des fonds sur les marchés obligataires en émettant des titres vendus à des investisseurs institutionnels français et étrangers. Le projet porte sur le rachat aux AGF de Entenial, l’ancien Comptoir des Entrepreneurs sévèrement secoué par la crise immobilière française du début des années 90 et fusionné avec la banque La Hénin. C'est le troisième « spécialiste » du financement immobilier derrière le Crédit foncier de France (CFF) et le CIF. Dans ce cadre, un protocole signé avec HypoVereinsbank, approuvé à l’unanimité par le conseil d’administration du CIF, prévoit la montée en puissance par étapes de la banque allemande au capital de l’ensemble issu de la fusion avec Entenial, jusqu’à une éventuelle prise de contrôle.
Mais le pouvoir politique, le gouvernement Jospin finissant, ne l’entend pas de cette oreille. En marge du congrès des HLM de Toulouse, la secrétaire d’État au logement, Marie-Noëlle Lienemann, s’oppose « violemment » au projet. Ce qui entraînera le désistement des Allemands en juin 2001, selon un dirigeant régional du CIF à l’époque. Aujourd’hui encore, la sénatrice socialiste assume son opposition, tout en distinguant ses propres motivations de celle du Trésor qui, dit-elle à Mediapart, « considérait que ce n’était pas une solution ». L’enjeu, déjà, ce sont les fonds propres appartenant aux Saci (sociétés anonymes de crédit immobilier), entités actionnaires du CIF liées au mouvement HLM. « Puisque c’était l’aide publique qui avait permis l’accumulation de cet argent, je ne voyais pas pourquoi il devrait filer vers une banque allemande », dit l'ancienne ministre.
Militante de l’accession sociale à la propriété, Marie-Noëlle Lienemann souhaitait récupérer « une partie » des fonds propres des Saci afin de financer des « réserves foncières » au bénéfice du secteur HLM, un projet qui ne verra jamais le jour. Quant à la dimension proprement bancaire de l’opération, l’adossement à HypoVereins, elle reconnaît « avoir alerté » Laurent Fabius, ministre de l’économie et des finances. « HypoVereins, ajoute-t-elle cependant, nous avons toujours pensé que c’était un leurre, destiné à écarter une solution de rapprochement avec les Caisses d’Epargne. »
À vrai dire, on a du mal à saisir le sens d’un tel rapprochement, puisque le CFF avait été absorbé par les Caisses d’épargne. Mais c’est bien le genre de mécano financier dont se délecte la direction du Trésor, dont le directeur est alors Jean-Pierre Jouyet, « meilleur ami » de François Hollande et aujourd’hui directeur général de la Caisse des Dépôts. C’est d’ailleurs le CFF qui tirera du feu les marrons de l’échec imposé au CIF, en mettant la main sur Entenial en 2004. Ce qui lui permettra ensuite d’acquérir le statut de banque, une évolution toujours refusée au CIF qui devait rester cantonné dans sa « mission sociale ».
C’est un autre gouvernement, de droite celui-là, qui va faire échouer une seconde tentative de rapprochement du CIF avec BNP Paribas. Le projet, qui prévoit un adossement complet du CIF à une BNPP apportant l’UCB à un grand pôle spécialisé dans le crédit immobilier, est validé fin 2005 par les instances du prêteur immobilier. Mais en janvier 2006, le tandem Jean-Louis Borloo (dont le ministère à tiroirs inclut le logement) et Jean-François Copé, ministre délégué au Budget, lance un nouveau raid sur les fonds propres appartenant aux actionnaires du CIF.
La manœuvre passe par un amendement du gouvernement, le n°277, au « projet de loi national pour le logement » porté par Borloo. Les 59 Saci se voient réduites de manière autoritaire à une stricte « mission d’intérêt général dans le domaine du logement ». L’amendement 277 donne au gouvernement le pouvoir de décider par ordonnance des nouvelles règles de fonctionnement de ces sociétés et impose la cession de leurs filiales concurrentielles. Cela fait, « les fonds qui ne sont pas nécessaires à l’accomplissement de leur objet reçoivent une affectation conforme à l’intérêt général », prévoit l’amendement. En fait, l’intérêt général à bon dos : il permet, selon les calculs du Trésor, de mettre la main sur 1,5 des 2,8 milliards qui figurent alors au capital des Saci.
S’engage alors un long bras de fer entre le CIF, ses actionnaires et le gouvernement Villepin, qui occupera toute l’année 2006 et aura comme premier résultat de faire échouer le rapprochement avec BNP Paribas. La banque de Michel Pébereau se résoudra à développer une activité comparable en interne sous la marque BNP Paribas Personal Finance. L’armistice entre les deux camps se traduit finalement, la loi étant votée en décembre 2006, par un « prélèvement exceptionnel » de 500 millions d’euros sur les fonds propres du groupe CIF, une « spoliation » qui traumatisera pour toujours les sociétés actionnaires.
En avril 2007, avant donc le début des turbulences financières mondiales via la crise des subprimes aux États-Unis, nouvelle relance du projet d’adossement, avec un mandat confié à la banque d’affaires Oddo. C’est le nom des Banques populaires qui sort du chapeau. Mais là, les administrateurs ne suivent plus la direction générale du CIF. Pour deux raisons, selon une source proche du dossier. Comme le CIF, les Banques Populaires, dirigées à l’époque par Philippe Dupont, sont constituées d’entités régionales et les baronnies locales n’adhèrent pas au projet de rapprochement avec un concurrent. Autre motif, les grandes manœuvres de la fusion entre les Banques populaires et les Caisses d’Épargne, « qui ont déjà le CFF dans leur escarcelle », sont déjà lancées et vont entraîner de sérieuses turbulences pour les composantes du futur ensemble, culminant dans le désastre financier Natixis. C’est cette difficulté intrinsèque au rapprochement de structures décentralisées, qui condamnera également un adossement au Crédit agricole, également étudié.
Après la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008, qui fragilise l’ensemble du système bancaire européen, l’idée même de reprendre un bilan de 34 milliards d’euros pétrifie légitimement les candidats potentiels. Mais le système de refinancement du CIF sur les marchés, garanti de facto par la Banque centrale européenne comme pour l’ensemble du système financier européen, va pourtant fonctionner encore sans anicroche jusqu’en février 2012, quand l’agence de notation Moody’s, envisage sans crier gare, dans le cadre d’une mise sous revue générale des notes des établissements financiers européens, d’abaisser de quatre échelons celle des structures financières du CIF. À quelques mois d’intervalles, l’agence se contredit. Que s’est-il passé entre temps ? Rien. Le CIF gagne de l’argent, affiche un bilan sain, se refinance sans difficultés, peut même éviter le plus souvent de se présenter aux guichets de la BCE. La direction générale du CIF, prête à attaquer Moody’s en justice (ce que l’État américain vient enfin de faire avec sa concurrente Standard and Poor’s), en est fermement dissuadée par le Trésor, la Banque de France et l’ACP (Autorité de contrôle prudentiel).
L’attitude du Trésor, dans cette période marquée par un changement de pouvoir politique, est celle du « benign neglect » (désinvolture), selon des témoins directs. En mars 2012, le directeur Ramon Fernandez s’interroge dans un document écrit sur « l’opportunité d’aider le CIF ». Pour une administration qui a mobilisé des centaines de milliards d’euros en garanties publiques en faveur du système bancaire français en 2008-2009, la réponse ne va manifestement pas de soi. Hervé de Villeroché, chef du service du financement de l’économie, laisse échapper à un interlocuteur que « si le CIF dépose le bilan, ce n’est pas un problème ». Le Trésor croit pouvoir sortir de sa manche le recours à la Banque Postale. En mai 2012, Ramon Fernandez semble découvrir la lettre que le PDG de la Banque Postale, Philippe Wahl, avait envoyée au Trésor pour indiquer qu’il n’était pas intéressé par le dossier. Manifestement, elle s’était égarée dans les étages de Bercy.
Quand on sait l’importance que les agences de notation accordent dans leur méthodologie au soutien implicite des Etats aux banques opérant sous leur juridiction, la désinvolture manifeste du Trésor français équivaut à un appel au meurtre. Lorsqu'en août 2012 tombe le verdict de Moody’s, une dégradation de trois échelons, Bercy, confronté brutalement au danger d’une contagion systémique qui pourrait atteindre l’ensemble du système bancaire français, doit en urgence étendre la garantie de l’État aux émissions obligataires des structures de financement du CIF. On connaît la suite.
Courageusement, le ministre de l’économie et des finances, Pierre Moscovici, exécutant passif d’une orientation ancienne et « trans-partisane », imputera aux « exigences » de la Commission européenne l’engagement d’une procédure d’extinction du CIF en échange de la garantie de l’État. Ce qui lui vaudra un démenti public du commissaire à la Concurrence Joaquim Almunia. Bruxelles n’avait rien exigé du tout pour la bonne raison qu’aucune demande, même exploratoire, ne lui avait alors été transmise. Moscovici a donc menti. À noter qu'en accordant, le 21 février, à la garantie de l'État, la Commission européenne ne parle pas d'extinction du CIF et reconnaît que la chute de l'établissement présentait un risque de système en France. Elle donne six mois au gouvernement français pour trouver une issue.
Par-delà la convoitise d’un État « en faillite » à l’égard de tout ce qui ressemble à une « cagnotte » bonne à prendre, les fonds propres du CIF et les revenus de la gestion en extinction représentant des milliards d’euros mis à l’encans, on ne peut que s’interroger sur les motifs de cette indifférence, pour ne pas dire hostilité, à l’égard d’un acteur important du financement social de l’accession à la propriété. Marie-Noëlle Lienemann en donne peut-être la clef : « Chez ces gens-là, à Bercy, on a toujours considéré que les pauvres devaient rester locataires. » Si c’est vrai, objectif atteint, le nombre des ménages modestes devenant chaque année propriétaire de leur logement, a été pratiquement divisé par deux en dix ans. Et ce n’est pas disparition du CIF qui va permettre d'inverser la tendance.
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