La Grèce poussée hors de la zone euro? La Hongrie exclue de l'UE? La Grande-Bretagne sur le banc de touche, lors des négociations sur le futur traité... Alors que le spectre de la «déconstruction» de l'Union menace à Bruxelles, Hans Magnus Enzensberger enfonce le clou, dans un pamphlet vif, mais pas toujours très convaincant.
L'intellectuel allemand, ovationné en 2010 pour son roman Hammerstein ou l'instransigeance (Flammarion), s'est lancé, cette fois, dans la description de la machine bruxelloise, qui court, selon lui, à sa perte. Dans Le doux monstre de Bruxelles (Flammarion, 7,50 euros), il fait de l'Union une «chimère» - cet être composite «lion par-devant, serpent derrière et chèvre au milieu». C'est-à-dire une «invention fabuleuse», «un rêve ou une vision», voire «une image trompeuse ou une idée extravagante».
Sans grande surprise, Enzensberger, poète et essayiste né en 1929 en Bavière, dresse l'inventaire des «monstruosités» de l'Union, et bouscule la «bureaucratie éclairée» en poste dans la capitale belge. Le manque de légitimité démocratique de l'Union? «On le désigne par un euphémisme, le 'déficit démocratique': il est considéré comme une maladie de carence, chronique et manifestement difficile à traiter (...) Pourtant, cela n'a rien d'une énigme médicale. Ce déficit n'est rien de plus qu'une formulation distinguée pour dire la mise sous tutelle politique des citoyens».
Sur la novlangue bruxelloise: «Même le traité de Lisbonne, cet ersatz de Constitution qui sert de base juridique à l'Union, se caractérise par le fait que sa lecture met devant d'insurmontables difficultés même le citoyen européen le mieux disposé. On dirait un barrage de barbelés». Quant aux fonctionnaires qui «incarnent la raison d'Etat d'un Etat qui n'a pas d'existence», ils tiennent, estime l'auteur, à garder leur distance «avec le monde où vivent les Européens»: «Ce splendide isolement n'est pas un défaut, il est même souhaité; c'est la seule façon de marquer de façon convaincante qu'on est impartial».
Mais comment expliquer, alors, que les Européens consentent à cette «tutelle»? Sans trop se fouler, Enzensberger renvoie à La Boétie, et à son Discours sur la servitude volontaire («Ce sont les peuples eux mêmes qui se laissent ou plutôt se font gourmander»). En fait, ce pamphlet sur une Europe mal en point produit un curieux effet de décalage temporel, comme si Enzensberger n'avait pas voulu ajuster ses critiques, aussi vieilles que le projet européen, à ce moment si particulier que traverse le continent aujourd'hui.
D'où cette impression d'un texte trop peu précis, pas assez documenté sur le dos de la bête bruxelloise, et qui choisit trop souvent la facilité du mot-valise «Bruxelles», quitte à faire l'impasse sur la désignation des véritables responsables de l'impasse actuelle. Sa tentative de dire son amour pour «l'Europe la vraie», par-delà la bureaucratie de l'Union, ne convainc pas non plus.
Dans son dernier chapitre, Enzensberger imagine un dialogue plutôt drôle entre un fonctionnaire de la Commission (A) et lui (B), autour d'un osso-buco partagé dans un restaurant bruxellois - et certaines de ses intuitions touchent juste, en particulier quandil épingle cette capacité qu'a l'Union à persévérer dans la même direction, sûre de son fait, lorsque tout le monde, ou presque, lui indique pourtant qu'elle s'égare (cf. les politiques d'austérité):
«B: Pourquoi les ténors de l'Union ne connaissent-ils qu'une seule direction? On continue! On ferme les yeux et l'on fonce! Est-ce qu'une perpétuelle croissance est une loi de la nature? Tout ce qui s'est passé est-il irréversible?
A: C'est-à-dire?
B: Clausewitz, le plus perspicace des stratèges, fait l'éloge de la retraite comme étant la plus difficile de toutes les opérations. Celui qui se jette dans une impasse d'où il ne peut ressortir ne provoque-t-il pas sa propre défaite?»
Pour poursuivre le débat - on peut écouter la Grande Table de lundi dernier, l'émission du midi sur France Culture, orchestrée par Caroline Broué, où le cinéaste et critique Jean-Louis Comolli a défendu coûte que coûte l'essai.