À quelques jours du second tour de l’élection présidentielle, François Hollande a fait un geste qui a sans doute été mal décrypté. Au lieu d’aller à la rencontre des syndicats qui manifestaient dans toute la France et leur exprimer sa solidarité face à Nicolas Sarkozy qui les défiait en organisant au Trocadéro une fête du travail aux funestes relents, il a préféré, le 1er mai dernier, aller à Nevers sur la tombe de Pierre Bérégovoy, le premier ministre socialiste qui s’était suicidé dix-neuf ans plus tôt, au lendemain d’une sinistre défaite électorale de la gauche, celle de 1993. Sur le moment, beaucoup n’y ont vu qu’un geste de recueillement et de rassemblement de la famille socialiste.
Sans doute y avait-il plus que cela. C’est en tout cas ce que l’on est fondé à penser, à l'examen des premières annonces faites par le gouvernement de Jean-Marc Ayrault et des contours de la politique économique et sociale qui se mettent en place. Car la similitude est frappante : même si, en son temps, François Hollande a très vivement – et courageusement – combattu les orientations du « Pinay de gauche », le voici aujourd’hui qui semble s’appliquer à marcher sur ses brisées et à placer les premières grandes mesures qu’il prend sous des auspices communes, celles de l’austérité.
Ce choix-là, s’il est socialement et politiquement contestable, pose de surcroît une question majeure : alors que le pays est de nouveau au bord de la récession, le gouvernement a-t-il raison de faire le choix d’une politique qui s’annonce très restrictive ? En somme, ne réédite-t-il pas l’erreur de Pierre Bérégovoy qui, par sa politique ultraorthodoxe, avait précipité la récession de 1993 au lieu de la conjurer ?
C’est, de fait, un bien étrange début de quinquennat auquel on assiste. François Hollande aurait pu avoir à cœur de faire vibrer le « peuple de gauche » en mettant en chantier, sitôt élu, quelques grandes réformes symboliques : une grande réforme démocratique – l’une de celles qui ne coûte pas un sou aux finances publiques mais qui permettrait de sortir la France du système perverti de la monarchie républicaine ; ou alors une grande réforme sociale. Eh bien non ! Les flonflons de la victoire de la gauche viennent à peine de se taire que déjà l’austérité pointe son nez.
Oui, l’austérité ! Dans le vocabulaire socialiste, ce mot-là est certes tabou, et dans une curieuse sémantique en vigueur depuis le tournant politique des années 1982-1983, les hiérarques du PS lui préfèrent le qualificatif aseptisé de « rigueur ». Mais à la lecture des premières instructions budgétaires adressées par Jean-Marc Ayrault aux membres du gouvernement, il faut dire les choses telles qu’elles sont : c’est une politique économique clairement restrictive qui se met en place.
Jean-Marc Ayrault l’a laissé une première fois transparaître le 25 juin, lors du séminaire du gouvernement, en annonçant à son issue, par un communiqué (on peut le télécharger ici), le cadrage des budgets de l’État pour les années allant de 2013 à 2015. Ce communiqué fixait d’abord les objectifs généraux : « Réduire le déficit public à 3 % de la richesse nationale en 2013, atteindre l’équilibre en 2017. » Et il donnait quelques détails plus précis sur la politique budgétaire envisagée. On apprenait en particulier ceci : « Pour l’État, ces orientations reposent sur une stabilité en valeur des dépenses, hors charge de la dette et de pensions, permettant de financer les engagements du Président de la République. Conformément aux engagements pris, les effectifs de l’État connaîtront une stabilité globale. Les créations d’emplois seront réservées à l’enseignement, à la police, la gendarmerie et la justice. Des efforts seront nécessaires pour les autres ministères afin de respecter cet objectif de stabilité. Ces efforts seront définis, sur la base des propositions des ministres, dans un objectif d’équité et de qualité des services publics. »
Les instructions apparaissent alors très rigoureuses et tout particulièrement celles évoquant un gel pour trois ans des dépenses en valeur. Mais pouvait-on en déduire que la politique suivie était celle de l’austérité ? Sur le moment, on pouvait déjà le supposer car « une stabilité en valeur des dépenses » de l’État correspond à une baisse en volume (du montant de l’inflation). D’autant que ce gel en valeur est exactement la norme qu’a défendue sous le précédent quinquennat François Fillon. En 2010, ce dernier a ainsi annoncé que les dépenses de l’Etat seraient gelées en valeur sur la période 2011-2013 (lire Et maintenant, l’austérité !). On pouvait donc déjà penser que le cadrage de la politique budgétaire de Jean-Marc Ayrault serait exactement le même que celui de François Fillon. Mais comme on ne disposait pas encore du détail du plan, il était encore difficile d’y voir clair.
Les traditionnelles « lettres de cadrage » que Jean-Marc Ayrault vient d’adresser aux membres du gouvernement pour préparer le projet de loi de finances pour 2013 et le projet budgétaire pluriannuel couvrant la période 2013-2015 lève toute équivoque, comme en témoigne le nouveau communiqué publié le 28 juin par les services du premier ministre, que l’on peut consulter ci-dessous :
*A voir sur le site de Médiapart
Lisons en effet les instructions, beaucoup plus détaillées, qui figurent dans ces lettres. Après avoir rappelé la norme de gel en valeur des dépenses de l’État, le communiqué lève une petite partie du voile sur les coupes claires que cela induira.
D’abord, il donne cette indication : « Le budget en préparation respecte des priorités, conformes aux engagements du Président de la République : l’enseignement, la sécurité et la justice. Il est partagé car l’ensemble des ministères, y compris ceux qui interviennent dans un domaine prioritaire, engagera des économies, fondées sur des propositions de réformes qu’ils élaboreront eux-mêmes. Les opérateurs de l’État devront également participer à l’effort de redressement des comptes publics. » Puis, il se fait plus précis : « S’agissant des dépenses de fonctionnement, chaque ministre proposera également des réformes, permettant, dans un souci d’équité et d’efficacité des services publics, d’en réduire globalement le montant de 7 % en 2013 par rapport à 2012, 4 % en 2014 par rapport à 2013 et 4 % en 2015 par rapport à 2014. Un effort de même ampleur sera appliqué, dans cet esprit d’équité et d’efficacité, aux dépenses d’intervention. Dans un souci de répartition équitable de l’effort, l’ensemble de ces principes sera décliné également aux dépenses de personnel, de fonctionnement et d’intervention des opérateurs de l’État. Chaque ministre aura la responsabilité de répartir cet effort au plus juste entre son administration et les opérateurs qui lui sont rattachés. »
Il n’est pas très difficile de percer ce que signifie ce jargon technocratique. En clair, les dépenses de fonctionnement de l’État seront réduites de 7 % en 2013, puis 4 % en 2014, et enfin encore 4 % en 2015, soit au total 15 % sur les trois ans. Comme leur nom l’indique, ces dépenses de fonctionnement servent à financer le fonctionnement de l’État et de toutes ses administrations : achats de matériel, entretien des locaux, achats et entretien des véhicules, carburants, etc. Ces dépenses de fonctionnement (y compris pour le ministère de la défense) étaient évaluées à 19,3 milliards d’euros dans le projets de loi de finances pour 2012. Elles font partie des dépenses sur lesquelles des ajustements peuvent être opérés, par opposition aux dépenses incompressibles que sont les charges de la dette et les pensions (86,5 milliards d’euros) ou les dépenses de personnel (80,6 milliards d’euros).
Cette norme de réduction de 15 % est donc considérable. Elle est même plus sévère que celle retenue lors du précédent quinquennat. En 2010, François Fillon avait ainsi annoncé une baisse des dépenses de fonctionnement de 10 % pour la période 2011-2013 (hors ministère de la défense) dont 5 % en 2011. Cette norme était d’ailleurs si sévère que le gouvernement n’est pas même parvenu à la respecter, les dépenses de fonctionnement n'ayant finalement reculé, en exécution, que de 2 % en 2011.
Et on aurait tort de se fier à la vision populiste des choses, qui prétend que l’État est obèse et vit dans l’opulence. La réalité est souvent à l’inverse et l’opinion publique se rend souvent mal compte des conséquences des coupes claires dans certaines dépenses de fonctionnement. Dans le passé, des rapports de l’Inspection des finances ont établi par exemple que des zones franches fiscales existaient de facto parce que l’administration fiscale n’était pas assez riche pour contrôler les contribuables – entreprises ou ménages – dans les coins les plus reculés de chaque département.
Annexé au projet de loi de finances pour 2012, un Rapport sur la dépense publique et son évolution, que l’on peut consulter ci-dessous notamment à partir de la page 45, permet de comprendre l’importance de ces dépenses de l’État :
Le communiqué révèle par ailleurs que les dépenses d’intervention feront l’objet d’un « effort de même ampleur ». En clair, elles baisseront, elles aussi, de 15 % sur les trois années 2013, 2014 et 2015. Or, ces dépenses d’intervention sont politiquement encore plus sensibles. Portant sur un montant global de 57 milliards d’euros, elles recouvrent des subventions diverses, mais aussi une bonne partie des interventions sociales de l’État : aide au logement, allocation adulte handicapé, contrat aidé…
Quand il avait annoncé sa purge en 2010, pour sa programmation pluriannuelle 2011-2013, François Fillon avait aussi pris des mesures d’austérité sur ces dépenses d’intervention que la gauche avait, à juste titre, très vivement critiquées. Ce qui n’empêche donc pas le gouvernement socialiste d’explorer aujourd’hui exactement les mêmes pistes.
Extrait du même rapport sur la dépense publique, le tableau ci-dessous détaille le contenu de certaines de ces dépenses d’intervention, celles baptisées « interventions de guichet », portant sur 38 milliards d’euros. À lire cette liste, on comprend vite que ces dépenses sont socialement très importantes.
Enfin, ces « lettres de cadrage » donnent des détails sur le régime sec auquel sera soumise, à quelques exceptions près, la fonction publique. On apprend que les 65 000 créations de postes annoncés sur la durée du quinquennat (60 000 dans l’éducation nationale et le reste dans la police, la gendarmerie et la justice) seront compensés par autant de diminutions. Voici ce que dit le communiqué : « Les effectifs de l’État connaîtront une stabilité globale. Les créations d’emplois seront réservées à l’enseignement, la police, la gendarmerie et la justice. Des efforts de -2,5 % par an sur les autres secteurs seront donc nécessaires afin de respecter cet objectif de stabilité. » Et dans une formule courtelinesque, le communiqué ajoute : « Ces efforts porteront sur l’ensemble des ministères, y compris sur les ministères qui interviennent dans un domaine prioritaire pour leurs emplois situés en dehors de ce champ. » En clair, mis à part les secteurs prioritaires – et encore pas totalement –, ce sera le régime sec.
Voici donc les premières instructions. Elles ne font pour l’heure apparaître qu’une petite partie de la politique très restrictive qui en découlera, ou des sacrifices symboliques qui seront annoncés. Avec un pareil cadrage, que restera-t-il par exemple des crédits en faveur de la culture ou de l’aide au développement ? On ne le saura que dans les prochaines semaines, quand les crédits par ministères seront connus, mais le moins que l’on puisse dire, c’est que l’avenir s’annonce sombre, et que la politique budgétaire socialiste risque de susciter beaucoup de déception, quand on commencera à en mesurer les conséquences concrètes. Autre exemple : quelle sera la politique salariale de la fonction publique ? Il y a fort à parier qu’au-delà de la déception, il y aura peut-être même, dans les mois qui viennent, de la grogne sinon de la colère.
Et pourquoi François Hollande s’engage-t-il sur cette voie ? Il faut au moins lui donner ce crédit : même si l’opinion durant la campagne présidentielle pouvait difficilement percevoir les retombées concrètes de ce débat ardu sur les finances publiques et sur la réduction des déficits et de la dette, François Hollande a toujours joué cartes sur tables et annoncé qu’il mettrait en œuvre, s’il était élu, une politique budgétaire beaucoup plus austère que celle préconisée par son propre parti.
Que l’on se souvienne des débats socialo-socialistes de la mi-2011. Au printemps 2011, le Parti socialiste adoptait un projet pour 2012 qui refusait clairement la politique d’austérité du gouvernement Fillon et la réduction à marche forcée des déficits publics. Ratifié par les militants, ce projet préconisait un retour des déficits publics français sous la barre des 3 % du produit intérieur brut (PIB) seulement à l’horizon de 2014, et non en 2013 comme s’y était engagé Nicolas Sarkozy. Seriné à longueur d’émissions, l’argument du PS était frappé au coin du bon sens : réduire les déficits trop vite risquerait de plonger le pays dans la récession et de rendre hors de portée cette… réduction des déficits. À cette époque, Martine Aubry, comme la plupart des dirigeants socialistes, disait même qu’il fallait étaler les efforts sur plusieurs années pour ne pas asphyxier l’économie et que le retour aux 3 % de déficits pourrait attendre… 2015.
Mais, à l’époque, François Hollande crée la surprise (lire L’énigme François Hollande) en annonçant, en violation du projet du PS, qu’il est partisan, lui, de respecter les engagements pris par Nicolas Sarkozy. Sous le titre « François Hollande : la dette est l’ennemie de la gauche et de la France », c’est à la faveur d’un entretien au Monde (daté du 16 juillet 2011) qu’il se livre à cet exercice.
« Dans le projet socialiste, il est question de ramener les déficits à 3 % du PIB en 2014. N’est-ce pas trop tard ?, interroge le quotidien.
– Il faut rééquilibrer nos comptes publics dès 2013, répond François Hollande.
– Dès 2013 ?, insiste le journal.
– Oui. Je ne le dis pas pour céder à je ne sais quelle pression des marchés ou des agences de notation mais parce que c’est la condition pour que notre pays retrouve confiance en lui. »
On connaît la suite : dans une étonnante compétition libérale, sa rivale dans la primaire socialiste, Martine Aubry, fait aussitôt comprendre que, elle aussi, si elle était élue, n’aurait de cesse que de bafouer les engagements pris par le Parti socialiste et de mettre en œuvre une politique d’austérité.
La politique budgétaire qui prend forme en ce début d’année 2012 est donc strictement conforme à ce qui avait été suggéré – mais que le « peuple de gauche » n’avait pas forcément bien appréhendé. Il reste qu’elle soulève deux fortes interpellations. La première est d’ordre politique : pourquoi donc François Hollande a-t-il choisi de commencer son quinquennat de la sorte, d’abord en décidant une hausse aussi modeste du Smic (lire La triple faute de François Hollande), ensuite en annonçant ces coupes claires dans les crédits publics ? Etait-il plus urgent pour François Hollande de rassurer les marchés financiers – dont il s’était pourtant dit l’ennemi – que de prendre des mesures sociales fortes ?
Et la seconde interpellation est de nature économique : même si on laisse de côté ces considérations sociales, est-on certain que ce cap est pertinent ? La dernière note de conjoncture publié par l’Insee (nous en présentions tous les indicateurs alarmants dans ce même article sur La triple faute de François Hollande) atteste qu’une nouvelle récession menace, que la consommation décroche, et que le pouvoir d’achat des ménages est en chute dans des proportions sans précédent depuis 1984.
Tous les grands instituts de conjoncture vont faire tourner leur modèle pour savoir quels seront les effets de ces mesures Hollande. Mais il n’est pas besoin d’être grand clerc pour le deviner : cette politique va naturellement creuser la récession au lieu de la conjurer.
Il y a donc, dans cette fuite en avant, une myopie qui fait peur. Se souvient-on, par exemple, que jusqu’en 1997, un seul homme politique français, l’ulralibéral (et ex-d’extrême droite) Alain Madelin, préconisait le retour à l’équilibre des finances publiques ? Désormais, c’est l’alpha et l’oméga de la politique budgétaire que veut conduire François Hollande.
Si le pays est longtemps en récession ou en croissance zéro, combien de nouveaux sacrifices faudra-t-il qu'il consente pour y parvenir ? Et la gauche sera-t-elle, à la fin du quinquennat, dans une meilleure forme que celle où l’avait laissé Pierre Bérégovoy en 1993 ? C’est l’inquiétude légitime que suscitent les premiers pas de ce gouvernement.