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Documentaire | La série documentaire “Les Dessous de la mondialisation” s'intéresse à l'élevage porcin en Roumanie. Entretien avec la réalisatrice Marie-Pierre Camus.
Image extraite de l'épisode Roumanie, éleveurs porcins à terre, de la série documentaire “Les Dessous de la mondialisation”.
Qui se cache derrière le très franchouillard Justin Bridou ? Une multinationale de l'agroalimentaire nommée Smithfield food… Smithfield, un « king » du cochon qui possède aussi les marques Aoste, Cochonou ou Jean Caby… Un ogre à l'appétit féroce qui n'en finit pas de se tailler des côtelettes sur le marché mondial du porc, comme l'illustre une enquête diffusée ce jeudi 7 mars 2013 à 22h30 sur Public Sénat, qui retrace l'implantation du groupe en Roumanie depuis 2004 et ses effets désastreux sur les producteurs locaux.
Méthodes de production industrielles intensives, petits éleveurs mis à genoux, pollution des nappes phréatiques… Un tableau sombre dont on avait déjà eu un aperçu dans le remarquable documentaire de Frédéric Brunnquell, Nos vies discount (diffusé le 29 janvier dernier sur France 2) qui levait un coin du voile sur les pratiques du géant. Et que vient éclairer à son tour Roumanie, éleveurs porcins à terre (cinquième volet de la série que Public Sénat consacre aux Dessous de la mondialisation). Un film où se télescopent problématiques économiques, enjeux écologiques. Sans oublier la question, très de saison, des origines toujours plus floues des produits industriels que nous mangeons. Explications de la réalisatrice, Marie-Pierre Camus.
“Aux Etats-unis, le groupe Smithfield Food
a écopé de la plus grosse amende
pour pollution jamais donnée.”
Qu'est ce qui vous a amenée à mettre le nez dans les élevages de porcs roumains ?
D'abord l'envie, avant même qu'éclate le scandale autour de la viande de cheval (puisque notre film a été tourné fin janvier), de m'intéresser à l'industrialisation d'une filière alimentaire en Europe, sous l'effet de l'intrusion d'un grand groupe multinational. Et puis, l'histoire de Smithfield me paraissait très intéressante à raconter. C'est un énorme groupe, le premier producteur de porc mondial.
Un groupe initialement implanté aux Etats-unis, où il a écopé de la plus grosse amende pour pollution jamais donnée (9,4 millions d'euros), parce qu'il produisait dans des conditions désastreuses pour l'environnement. Smithfield s'est ensuite implanté au Mexique, puis en Pologne où il a racheté Animex, une ancienne structure d'Etat. Et donc en Roumanie, où il a commencé par racheter Comtim, ancien complexe d'Etat sous l'ère communiste, qui comprenait des fermes, des abattoirs et une chaîne de distribution.
La Roumanie a toujours été une très grosse productrice de porcs, pour sa consommation et pour l'exportation. Smithfield y a racheté ferme sur ferme, il en possède aujourd'hui plus de cinquante, et détient aussi l'un des plus gros abattoirs du pays. Sa stratégie est de maîtriser toute la chaîne, de l'élevage à la distribution. Stratégie illustrée aussi par le rachat récent de Campofrio, groupe espagnol leader européeen de la charcuterie et propriétaire des marques Justin Bridou, Aoste, Cochonou, Jean Caby, que l'on trouve dans nos supermarchés en France.
Vous vouliez montrer comment une firme met la main sur tout un pan de l'économie locale et la transforme ?
Absolument. Aujourd'hui, moins de dix ans après son arrivée, en 2004, Smithfield, détient 75 % de la production des porcs en Roumanie. Il s'est installé dans un pays où la main-d'œuvre n'était pas chère (un ouvrier roumain est payé 2 euros de l'heure, 150 euros par mois) et où toutes les structures d'Etat existaient déjà car le pays a toujours produit du porc. Il a racheté des fermes, et les a modernisées en touchant des subventions de l'Europe et de l'Etat roumain. Il vend son porc à des tarifs imbattables avec lesquels les petits éleveurs ne peuvent pas rivaliser.
En outre, en 2007, les fermes de Smithfield ont été frappées par une épidémie de peste porcine, et ont subi une interdiction d'exportation vers l'Europe qui a duré jusqu'à janvier 2012. Pendant tout ce temps, ils ont exporté ailleurs et surtout pris énormément de parts de marché sur le marché national roumain. En quelques années, le pays est passé de 470 000 à 50 000 éleveurs, c'est un effondrement total.
Quelles sont méthodes de production de Smithfield ?
Pour commencer, il faut savoir que chez Smithfield, il y a une opacité totale. On ne peut pas filmer dans ses fermes, on ne peut pas les approcher, on ne peut pas faire d'interview. Les informations sont très difficiles à obtenir sur le terrain car les salariés sont soumis à des clauses de confidentialité, même une fois qu'ils ont quitté l'entreprise. Ils vivent aussi dans la crainte de représailles pour leur famille ou leurs proches car Smithfield est un employeur important de la région.
Notre enquête nous a quand même permis de découvrir que dans une ferme qui comprend environ 8 000 porcs, il n'y a que quatre employés. Tout est mécanisé. A l'époque où Comtim appartenait à l'Etat, 30 000 personnes y travaillaient. Aujourd'hui, Smithfield, qui a racheté non seulement Comtim mais aussi cinquante fermes, n'a plus que 2 000 employés dans toute la Roumanie. Son implantation n'a pas été génératrice d'emplois, ce qui était pourtant un des espoirs lors de l'arrivée du groupe.
Par ailleurs, les cochons élevés par Smithfield sont des hybrides, des races que l'on mélange pour obtenir des bêtes qui engraisseront le plus rapidement possible. Chez Smithfield, on abat les porcs à 6 mois. Dans des bonnes conditions d'élevage, il faut entre dix et seize mois pour « faire » un cochon du même poids. C'est du simple au double. Ce sont des cochons qui arrivent à grossir très vite parce que leur chair retient l'eau. Ils sont nourris avec du soja OGM. Comme toute l'agroalimentaire industrielle, ils reçoivent une grande quantité de traitements médicamenteux pour satisfaire les normes sanitaires européennes.
Aujourd'hui, Smithfield est en train de s'implanter de la même manière en Chine et en Afrique où il fait exporter ses porcs hybrides, les mêmes que ceux qui sont élevés en Roumanie. Là aussi, il est en train de dézinguer l'économie locale. Elever un porc sur seize mois coûte forcément plus cher en fourrage qu'un porc élevé en batterie de manière mécanique et à grande vitesse.
“On sait que l'industrie porcine est
extrêmement polluante […]
La population locale ne peut plus boire l'eau.”
L'implantation de Smithfield est également lourde de conséquences écologiques…
On sait que l'industrie porcine est extrêmement polluante… Le problème de ces immenses fermes industrielles, c'est qu'elles ont énormément de déjections à éliminer, qu'elles épandent, via des sous-traitants, sur les terrains autour, au détriment de la population locale, qui ne peut plus boire l'eau, et des producteurs agricoles, qui voient leurs terres souillées.
La loi roumaine prévoit des contrôles de la pollution des sols par les autorités locales… Mais le moins qu'on puisse dire, c'est que ces contrôles ne sont pas extrêmement réguliers, il y a un peu de négligence de la part de tout le monde… Les rares contrôles ont permis de mesurer que les nappes phréatiques sont touchées et qu'il y a des traces de nitrites dans les urines des habitants des villages alentours. Le problème est grave.
Votre film soulève aussi une question dans l'air du temps : celle de la traçabilité et des circuits toujours plus complexes de la chaîne alimentaire. Peut-on penser que les produits vendus en France par le groupe proviennent de ces fermes roumaines ?
Aujourd'hui, dans l'état actuel de la législation, il impossible de connaître l'origine de la viande qui compose les produits. Il suffit que la dernière étape de transformation (l'emballage par exemple) ait lieu en France pour que le produit soit labellisé NF. Moi, en tant que consommatrice, quand je lis NF sur une étiquette, je pense que la viande est issue d'un animal élevé et abattu en France. Rien ne l'assure. Quand on achète un saucisson Justin Bridou aujourd'hui, par exemple, on n'a aucun moyen de savoir précisément d'où proviennent les produits à l'intérieur.
Il n'est pas question de porter l'accusation seulement sur Smithfield. En France aussi, on produit du cochon de manière industrielle… Mais on a le droit de savoir d'où proviennent les produits que l'on consomme. Et ça, la réglementation actuelle ne le permet pas…
On peut espérer que cela change rapidement, au vu des récents scandales. De nombreux députés demandent que sur n'importe quel produit soient indiqués l'origine de la bête, le lieu d'abattage et de transformation du produit. Si on y arrive, ça aura peut-être aussi des retentissements dans les autres pays, ça va peut être remettre au goût du jour des manières plus traditionnelles d'élever. Redonner un poids à une production plus traditionnelle, un respect du temps nécessaire. Que ce soit moins l'argent qui gouverne.
A voir
Roumanie, éleveurs porcins à terre, jeudi 7 mars à 18h00 sur La Chaîne parlementaire.
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