De plus en plus souvent critiqué pour conduire une politique économique et sociale en de nombreux points identique à celle de son prédécesseur, François Hollande avait jusqu’à présent un système de défense bien rodé : il pouvait faire valoir qu’on lui faisait un mauvais procès puisque, au moins sur un front, celui de la fiscalité, avec notamment la nouvelle taxation à 75 % pour les revenus supérieurs à 1 million d’euros, il avait des priorités très différentes de celles de Nicolas Sarkozy. Cette fameuse taxe était, en quelque sorte, devenue le « cache-sexe » de gauche d’une politique de plus en plus clairement sociale-libérale.
C’est dire l’embarras dans lequel se trouve aujourd’hui le chef de l’État. Car le Conseil constitutionnel a annoncé ce samedi 29 décembre qu’il avait censuré plusieurs dispositions du projet de loi de finances pour 2013, dont la fameuse disposition visant à créer une taxation exceptionnelle de 75 % pour les revenus supérieurs à 1 million d’euros. Du même coup, le « cache-sexe » a disparu : dans la panoplie des réformes engagées par le gouvernement, la seule mesure qui se voulait nettement ancrée à gauche passe à la trappe. Et au bilan du gouvernement, il ne reste guère qu’une liste de reculs ou de reniements qui s’allongent de jour en jour : la très mauvaise manière faite aux sidérurgistes de Florange ; la politique d’austérité ; une réforme bancaire qui tourne le dos à la promesse d’une séparation entre banque de dépôt et banque d’investissement ; la conversion au « choc de compétitivité » demandé par la droite et les milieux patronaux…
L’embarras pour le gouvernement est d’autant plus grand que le motif de la censure par le Conseil constitutionnel n’est pas celui qu’espérait la droite et qu’il pouvait craindre lui-même : une remise en cause du dispositif de la taxe à 75 % au motif qu’elle serait confiscatoire. Non ! Le motif est en fait beaucoup plus simple et affligeant que cela : le Conseil a estimé que la taxe est tout simplement mal conçue. En clair, ce n’est pas le principe de la taxe qui est censuré ; c’est la manière dont elle a été conçue : les « technos » du ministère des finances et du budget ont commis de grossières bêtises en définissant ses modalités.
C’est expliqué dans le détail dans la décision du Conseil constitutionnel (que l’on peut consulter ici). Et c’est détaillé de manière plus rapide dans un communiqué de presse que le Conseil constitutionnel a publié pour résumer sa délibération (communiqué que l’on peut consulter ici).
La très grosse bêtise, la voici, telle que la résume ce communiqué de presse : « L'article 12 instituait une contribution exceptionnelle de solidarité de 18 % sur les revenus d'activité excédant 1 million d'euros. Cette contribution était assise sur les revenus de chaque personne physique alors que l'impôt sur le revenu pesant sur les mêmes revenus, ainsi que la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus de 4 %, sont prélevés par foyer. Ainsi deux foyers fiscaux bénéficiant du même niveau de revenu issu de l'activité professionnelle pouvaient se voir assujettis à la contribution exceptionnelle de solidarité de 18 % ou au contraire en être exonérés selon la répartition des revenus entre les contribuables composant ce foyer. Le législateur ayant ainsi méconnu l'exigence de prise en compte des facultés contributives, le Conseil constitutionnel a, sans se prononcer sur les autres griefs dirigés contre cet article, censuré l'article 12 pour méconnaissance de l'égalité devant les charges publiques. »
Traduction : un couple dont le mari et la femme gagnent chacun 950 000 euros, soit au total 1,9 million d’euros, devait échapper à cette taxe exceptionnelle, mais pas un couple dont l’un des deux gagne 1,2 million d’euros et l’autre rien.
Sur le fond, le gouvernement pourrait donc très bien repartir à la charge très vite et instiller un nouveau dispositif mieux conçu dans un nouveau support législatif. Mais le gouvernement a-t-il vraiment l’intention de le faire ? Aussitôt après la décision du Conseil constitutionnel, Jean-Marc Ayrault a publié un communiqué de presse (il est ici) pour le moins ambigu. Le premier ministre a en effet d’abord indiqué que « le gouvernement proposera un dispositif nouveau conforme aux principes posés par la décision du Conseil constitutionnel ». Sous-entendu, il va rebâtir une nouvelle taxe qui tienne compte du caractère familial de l’impôt. Mais dans la foulée, Jean-Marc Ayrault a aussi ajouté : « Il sera présenté dans le cadre de la prochaine loi de finances. »
Or de quelle loi de finances s’agit-il ? De la loi de finances pour 2014 ? Mais dans ce cas, la taxe, qui devait être mise en œuvre pendant deux ans (en 2013 et 2014), ne serait-elle plus appliquée que pendant un an ? Le calendrier fixé par Matignon est suffisamment vague pour semer le doute et venir alimenter une autre question : en fait, le gouvernement ne va-t-il pas prendre prétexte de la décision du Conseil constitutionnel pour ne pas reconstruire son projet fiscal ? L’interrogation est d’autant plus légitime que le gouvernement a apporté la preuve ces derniers mois qu’il était si peu assuré de ses projets qu’il multipliait les reculades dès que les milieux patronaux élevaient un tantinet la voix. Il y a d’abord eu l’affaire des vrais-faux « pigeons » (mais pour certains d’entre eux, vrais évadés fiscaux) qui l’a montré : le gouvernement a précipitamment battu en retraite sur son projet de taxation des plus-values de cession dès que quelques lobbys patronaux ont donné de la voix.
Et depuis la dernière polémique en date, celle suscitée par l’exil fiscal en Belgique de l’acteur Gérard Depardieu, on sent que le gouvernement a, de nouveau, de tentations de battre en retraite. Et de battre sa coulpe. Alors va-t-il vraiment redessiner une taxe à 75 % ? Ou le seul cache-sexe de gauche de sa politique va-t-il vraiment disparaître ?
Le plus stupéfiant dans la nouvelle polémique que va déclencher la décision du Conseil constitutionnel, c’est que tout cela était largement prévisible. C’est la chronique d’un échec fiscal annoncé de très longue date. Un échec pitoyable.
Pour mesurer le gâchis auquel conduit la politique fiscale conduite aujourd’hui par François Hollande, il faut se souvenir de ce qu’étaient les ambitions socialistes. En fait, à l’origine, le Parti socialiste a été très fortement influencé par les travaux de recherche de l’économiste Thomas Piketty. Dans un petit opuscule, désormais fameux, intitulé Pour une révolution fiscale, coécrit avec deux confrères, ce dernier faisait valoir que le système français était devenu gravement inégalitaire, puisqu’il est dégressif pour les très hauts revenus (lire Le petit livre rouge de la révolution fiscale). Et il avait en particulier produit ce graphique qui avait fait sensation, puisqu’il apportait la preuve que, tous prélèvements confondus (impôt sur le revenu, CSG et cotisations sociales), les très riches étaient moins assujettis que les autres.
Pour corriger cette distorsion, Thomas Piketty avait donc suggéré, début 2011, que l’impôt sur le revenu, mité de toutes parts et assorti de trop de niches ou d’exemptions, soit purement et simplement supprimé. Et à la place, il avait proposé que la contribution sociale généralisée (CSG) devienne un impôt progressif. C’est cela, la « révolution fiscale » : revenir à l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme, et notamment de son article 13, qui veut que plus on est riche, plus on participe à la contribution publique.
Il s’agissait, en quelque sorte, de redresser la fameuse courbe de Piketty, qui pique du nez dès qu’elle en arrive aux plus hauts revenus. Et il n’y avait qu’une seule façon de le faire : reconstruire une base d’imposition large, conforme au principe d’égalité des citoyens face à l’impôt, base large sans laquelle toute hausse des taux d’imposition n’a presque aucun effet. Soit dit en passant, Thomas Piketty faisait aussi valoir que cette réforme pourrait permettre de passer au prélèvement à la source et à l'individualisation de l'impôt, ce qui contribuerait à une meilleure égalité entre les hommes et les femmes, en sortant de cet impôt “familialisé” qui place souvent les femmes dans une situation de dépendance.
C’est donc cette philosophie – sinon ces modalités – que le Parti socialiste a retenue en insérant dans son programme, au printemps 2011, le principe d’une « révolution fiscale », dont le principal moteur devait être une fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG. Et François Hollande lui-même a approuvé cette réforme, en en faisant le point 14 de son projet présidentiel (que l’on peut consulter ici).
Mais ensuite, on a senti François Hollande progressivement moins allant. D’abord lors d’un face-à-face en vidéo avec Thomas Piketty, organisé par Mediapart ( Hollande-Piketty : confrontation autour de la révolution fiscale), il a plaidé pour que la « révolution fiscale » soit, somme toute, plutôt tempérée pour les plus hauts revenus.
Et puis, dans le feu de la campagne, il y a eu cette proposition stupéfiante avancée par François Hollande d’un taux porté à 75 % pour les revenus supérieurs à 1 million d’euros (lire Impôts : Sarkozy ment, Hollande bricole). Il s’agissait de frapper les imaginations en suggérant une réforme à grand spectacle, mais en réalité sans effet économique véritable, puisqu’une telle mesure ne peut concerner qu’environ 1 500 contribuables pour un gain dérisoire d’à peine 200 millions d’euros. En clair, une fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG, avec un taux supérieur porté à 50 % ou 55 %, aurait des effets beaucoup plus redistributifs que ce taux à 75 % adossé à un impôt sur le revenu, pire qu'un gruyère, avec des trous partout. On a donc pu craindre dès cette époque que la fameuse fusion n’intervienne jamais.
Au lendemain de l’élection présidentielle, ces craintes d’un renoncement à la « révolution fiscale » sont apparues d’autant plus fondées que Jean-Marc Ayrault n’a pas même mentionné le projet de fusion impôt sur le revenu/CSG dans sa déclaration de politique générale (lire Mais où est donc passée la « révolution fiscale » ?).
Résultat, beaucoup ont pu craindre que les premières réformes engagées par le gouvernement socialiste soient purement cosmétiques. Pas totalement inutiles, mais vraiment pas de nature à corriger les plus graves inégalités de l’impôt sur le revenu, qui avantage exagérément les plus fortunés.
C’est par exemple le point de vue que Thomas Piketty a défendu le 19 octobre dernier lors d’une soirée live sur Mediapart :
Or c’est bien ce qui est advenu avec l’instauration de cette taxe à 75 %. On dispose désormais d’une étude très méticuleuse, réalisée par l’Institut des politiques publiques, qui atteste que les réformes fiscales engagées par le gouvernement socialiste n’ont corrigé les inégalités fiscales que de manière infime (lire Impôts : les injustices n’ont (presque) pas été corrigées). Analysant par le menu l’ensemble des dispositions fiscales affectant l’impôt sur le revenu, comprises dans le projet de loi de finances pour 2013, cette étude apporte la preuve irréfutable, chiffres à l’appui, que la réforme engagée par le gouvernement socialiste – la réformette, devrait-on dire – n’a modifié que de manière infime les plus graves inégalités de l’impôt sur le revenu. Et en particulier, la plus spectaculaire de ces inégalités, au terme de laquelle l’impôt sur le revenu cesse d’être progressif pour les plus hauts revenus et devient même dégressif (plus on est riche, moins on paie !), est restée quasi inchangée.
Pilotée par des économistes de l’École d’économie de Paris, cette étude montrait en particulier, comme le graphique ci-dessous l’établit, que l’impôt sur le revenu – intégrant toutes les dispositions du projet de loi de finances pour 2013, y compris la taxe à 75 % – restait dégressif pour les plus hauts revenus.
En clair, la vraie bêtise, c’est François Hollande lui-même qui l’a commise, très en amont. En inventant cet impôt stupide à 75%. Une sorte d’impôt Canada-dry, ayant l’odeur d’un impôt de gauche, la saveur et les apparences… Mais un faux impôt, en vérité. Un impôt cache-sexe…
C’est dire que le gouvernement est à la croisée des chemins. Soit il renonce une bonne fois pour toute à cet impôt croupion qui ne rétablit pas la progressivité et engage enfin la « révolution fiscale » promise. Soit, profitant de la décision du Conseil constitutionnel, il renonce à tout cache-sexe et conduit une politique sociale-libérale qui s’assume comme telle.
Connaissant maintenant les tropismes de ce gouvernement, la première hypothèse apparaît toutefois hautement improbable…