Des techniciens, véritables managers d'Etat, reconnus pour leurs compétences, qui ne se feront pas tirer l’oreille pour appliquer au plus vite les mesures d’austérité préconisées par les organisations mondiales et européennes.
Mais, précisément, c’est cette Europe de technocrates construite trop vite, à l’abri des peuples, caractérisée par la fuite en avant de l’élargissement, avec cet euro pour totem, qui s’effondrent sous nos yeux. Une Europe de technocrates auxquels les nations européennes apportaient jusque là précisément un peu de la légitimité politique que Bruxelles n’était jamais parvenue à obtenir.
Dès 2004, Marcel Gauchet pointait cette dérive dans un texte intitulé Le problème européen : « En se développant, l’Europe politique a changé de nature, d’une manière qui eût exigé de repenser son objet et les institutions adéquates à son dessein. En n’assumant pas cette transformation et en s’acharnant à enfermer le nouveau dans le corset de l’ancien, elle est devenue un carcan anti-politique, ne répondant à aucune des attentes que les peuples placent dans une communauté politique et secrétant la désorientation et l’anxiété ».
Sur son blog, l‘essayiste belge Charles Bricman fait ainsi remarquer que « l’arrivée au pouvoir des technocrates a les couleurs d’un contresens: nous venons d’un monde de nations politiques, théoriquement démocratiques, qui pour éviter de continuer à se détruire mutuellement dans des guerres barbares, ont fondé une agence intergouvernementale et concrètement technocratique qu’on appelle l’Europe; un esprit simple comme le mien en déduit que l’étape suivante devrait normalement consister à donner à l’agence une assise démocratique lui permettant de légitimer les limitations qu’elle impose aux anciennes souverainetés nationales; au lieu de quoi c’est l’inverse qui se produit: la prise du pouvoir au sein des anciennes nations par les technocrates de l’agence. Ce n’est pas seulement une faute de goût. C’est la cause première d’une crise qui vient dans la Crise et qui pourrait tout aussi bien nous ramener un siècle au moins en arrière, un peu avant août quatorze ».
Quoi de plus normal après tout que d’appler les technos à la rescousse en temps de crise. Déjà le concept même de crise est une invention technocratique. De ces mots magiques brandis à tout va (crise financière, crise écologique, crise alimentaire) qui permettent à la technocratie de fuir ses responsabilités, nier ses errances, échapper à ses faillites, d’ignorer son incapacité à apporter des réponses aux évolutions du monde et de s’adapter ou résister au réel. Qu’est-ce qu’une crise sinon un imprévu, une révolution, l’aveu d’une impuissance face à un monde en évolution permanente. Rien à voir avec la notion immédiate de catastrophe auquel on associe le terme aujourd’hui. Etymologiquement, une crise n’est qu’une « décision ». Ses conséquences pourront en revanche être terribles.
Economiste formé aux Etats-Unis, passé par l’école Goldman Sachs, commissaire européen pendant dix ans, Mario Monti fait figure de casting idéal en ces temps tourmentés pour appliquer « les mesures qui s’imposent ». L’absence de représentants des partis « facilitera plutôt l’action gouvernementale » a lâché l’intéressé au moment de sa prise de fonction. Un lapsus politique qui vaut son pesant d’or. Les politiques envisagés comme des empêcheurs de gouverner en rond. Autant dire que la politique est un obstacle à l’exercice de la démocratie…
C’est là une des vertus de cette fameuse crise que de révéler toujours un peu plus les vices cachés de la construction européenne. Depuis sa fondation, la règle tacite en Europe est que moins le processus est influencé par la politique, plus grande sera la légitimité des technocrates.
Est-ce pour autant le bon moment pour rendre aux technocrates les clés de la maison Europe ? La crise financière n’ouvrait-elle pas une fenêtre de tir pour un retour en force des politiques au cœur du système. Sans doute. Les politiques mais quels politiques ? Pour quelle politique ? Les politiques au pouvoir n'ont jamais montré leur capacité à mettre en oeuvre une vision européenne ambitieuse et mobilisatrice, pas plus que leur capacité à émanciper le projet européen d'un économisme désincarné.
Déjà au niveau européen, les citoyens assistaient immobiles à un processus qui échappait à toute sanction. Ce sont désormais les gouvernements nationaux qui échappent à la sanction électorale.
Lorsque les gouvernements prennent des décisions ; si elles sont mauvaises ils en payent le prix. Le gouvernement Monti échappe à cette confrontation avec les électeurs, à la concurrence avec les autres partis. Le risque zéro. Un hors jeu démocratique le temps de faire le sale boulot. En Italie, la classe politique a vite compris tout l’intérêt qu’elle avait à ne pas taper trop fort sur le nouveau venu , affichant un soutien quasi-unanime au gouvernement. Le gouvernement Monti a obtenu un vote de confiance historique au Sénat italien avec 281 voix sur 307.
Interrogé, Silvio Berlusconi a concédé : « Nous sommes entre de bonnes mains ». Des mains expertes et une bénédiction aux allures d’épitaphe pour tout le peuple italien.