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Le rendez-vous a eu lieu dans un endroit discret, loin des regards, comme il l'avait demandé. Parler à des journalistes est risqué : les employeurs sont nerveux et pourraient en faire un prétexte de licenciement. "C'est comme pour les accidents du travail, il y a une solidarité collective : si ce n'est pas trop grave, on les dissimule pour ne pas avoir d'ennui avec les assurances sociales", explique l'un des "liquidateurs" de la centrale nucléaire de Fukushima, chargés de sécuriser et de démanteler le site.
La trentaine, il travaillait comme employé d'une entreprise sous-traitante à la centrale au moment de l'accident qui suivit le tsunami du 11 mars 2011. Puis, le contrat de son entreprise n'a pas été renouvelé. Il vient de reprendre le travail sur le site. "La situation des travailleurs s'est améliorée pour la sécurité, mais le niveau de salaire a baissé et il y a de moins en moins de personnes qualifiées", confie-t-il, demandant que son nom ne soit pas mentionné.
"La qualité du travail laisse à désirer car la direction demande d'aller plus vite, mais les gars n'ont pas d'expérience suffisante. Parfois ils ne connaissent même pas le nom des outils", commente un contremaître d'une entreprise d'inspection de la radioactivité qui a une cinquantaine d'ouvriers sous ses ordres. "Les équipes changent souvent. Il y a une rotation obligatoire parce que les ouvriers qui ont reçu le taux d'irradiation maximum pour l'année, 50 millisieverts norme internationale est de 20 mSv/an pour les travailleurs du nucléaire], doivent quitter la zone mais d'autres partent prématurément parce qu'ils s'estiment trop mal payés. Si on ne forme pas rapidement des ouvriers qualifiés et sûrs, on ne pourra pas aller plus vite et faire du bon travail. On manque même de chef d'équipe qualifié. Les travaux sont souvent défectueux et bâclés."
LES FUITES EXISTENT DEPUIS LONGTEMPS
Ces carences expliquent en partie les fuites d'eau contaminée qui se sont multipliées ces derniers mois. Nos interlocuteurs sourient. "Les fuites ? Elles existaient depuis longtemps, mais on n'en parlait pas. Ce n'est qu'après les sénatoriales de juillet que les grands médias les ont révélées !"
Même les employés directement embauchés par Tokyo Electric Power Company (Tepco), l'opérateur du site, quittent l'entreprise en raison de l'insuffisance des salaires et des primes de risque ou du non-paiement des heures supplémentaires. "La centrale manque de bras. Il y a un millier d'offres d'emploi dans la préfecture de Fukushima : à peine un quart de ces emplois sont pourvus", précise le directeur adjoint de l'agence d'emploi d'Iwaki. Les travaux de décontamination moins dangereux et la perspective des Jeux olympiques de Tokyo en 2020 drainent de la main-d'oeuvre ailleurs que vers la centrale accidentée.
Ils sont un peu plus de 3 000 à travailler à la centrale : 1 400 vivent à J-Village – Japan Football Village, un complexe sportif de Tepco transformé en centre d'accueil des ouvriers – et les autres, environ 1 600, aux alentours dans des auberges ou des logements provisoires construits sur des parkings devant lesquels, le soir, sont alignés les minibus qui les amènent et les ramènent à J-Village. Ils en repartent pour le site, à une dizaine de kilomètres, et en reviennent par navette spéciale.
"PONCTIONS" SUR LES SALAIRES
Une partie des liquidateurs sont originaires de la région – parfois, ce sont des agriculteurs chassés de leur exploitation située en zone contaminée. Les autres viennent des quatre coins du Japon, même d'Okinawa – à plus de 2 000 kilomètres au sud. L'embauche s'opère à travers une cascade de sous-traitants : six à huit échelons, selon les catégories de travail.
"Pour les trois premiers, les sous-traitants directs de Tepco qui sont de grosses entreprises, on peut savoir comment sont effectuées les embauches, mais aux échelons inférieurs, c'est très difficile", commente Hiroyuki Watanabe, conseiller municipal communiste à Iwaki, qui a organisé un service de conseil pour les employés à la centrale. "On a l'impression que le Japon, pays technologiquement avancé, utilise les méthodes les plus sophistiquées, avec ses robots, à la centrale accidentée, mais la réalité est différente. On utilise souvent du matériel ancien, car une fois contaminé, il devient inutilisable".
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Les personnels les moins qualifiés ne bénéficient pas de protection suffisante et sont victimes de "ponctions" sur leur salaire par les intermédiaires par lesquels ils sont passés pour être embauchés. Au final, ils ne touchent que 6 000 yens (45 euros) par jour. "Les entretiens avec les travailleurs sont révélateurs d'un mécontentement et d'une inquiétude latente de ceux qui sont les plus exposés. Certains essaient de tricher avec la limite d'exposition cumulative aux radiations pour continuer à travailler le plus longtemps possible", explique M. Watanabe. Ils cachent leur dosimètre dans un lieu peu contaminé pour diminuer le niveau d'irradiation enregistrée au cours d'une journée.
DES VILLES MORTES
Des entreprises voudraient abaisser la limite de 50 à 20 mSv/an, "mais les ouvriers refusent, car ils veulent du boulot. En même temps, ils sont amers, car ils se sentent ignorés du reste du pays. Tokyo est indifférent à leur sort", poursuit M. Watanabe. Au J-Village sont affichées des lettres de lycéens envoyées de tout le pays pour les encourager.
L'époque des bons salaires dans l'affolement de l'année qui suivit la catastrophe avec l'afflux de travailleurs et, dans leur sillage, des bars à filles dans les villes alentour, est révolue. Les travailleurs de la centrale restent cloîtrés dans les dortoirs en préfabriqué de leurs entreprises ou dans les auberges de la région. Des villes mortes, comme Hirono, à une dizaine de kilomètres au sud de la centrale. Evacuée, la petite ville a été rouverte en août 2012. C'est le dernier arrêt de la ligne de chemin de fer allant vers le nord, qui est interrompue.
Un millier d'habitants est revenu sur les 5 800 avant la catastrophe. Les écoles sont vides. La plupart des maisons fermées, les rideaux de fer des magasins baissés. En début de soirée, la rue principale est faiblement éclairée, morose. Seule enseigne lumineuse : celle du bistrot Maehama. La petite salle au premier est quasi vide. "On a perdu les habitués, déplore le patron. Les travailleurs ne viennent pas. Ils achètent de quoi manger dans les supérettes le long de la nationale."
Les liquidateurs vivent dans les maisons louées par des propriétaires qui ne veulent plus y habiter. On ne les voit qu'à l'aube et en fin de journée monter et descendre des minibus. Le démantèlement de la centrale prendra sans doute quarante ans : il faudra des dizaines de milliers de "soutiers" comme eux, – invisibles et vulnérables.