Responsable de la partie plantations du groupe, Hubert Fabri a été inculpé pour évasion fiscale, faux bilans et blanchiment. L’enquête judiciaire mène dans les structures cachées du Liechtenstein. Un deuxième volet s’intéresse de très près aux entités suisses du groupe.
L’information est passée inaperçue. Le 11 octobre, le journal belge L’Avenir annonçait sous la plume du journaliste Jean-Pierre de Staercke que l’homme d’affaires Hubert Fabri, responsable de la holding belge Socfinco et d’autres filiales belges, avait été inculpé d’évasion fiscale. Cette annonce nous a été confirmée par le Parquet de Bruxelles : l’homme d’affaires belge, résidant désormais en Suisse, est inculpé d’évasion fiscale, faux bilans et blanchiment. D'autres responsables belges sont aussi inculpés par la justice. Selon la procédure belge, la chambre du conseil doit statuer sur le renvoi en correctionnelle le 17 décembre.
L’affaire pourrait avoir des répercussions bien au-delà de la Belgique : Hubert Fabri est en effet le principal associé de Vincent Bolloré. L’homme d’affaires belge dirige et gère toutes les activités de plantations du groupe, héritage de l’empire Rivaud, à travers une myriade de sociétés et de filiales, chapeautée par une holding au Luxembourg, la Société financière des caoutchoucs ou Socfin. Il siège au conseil du groupe Bolloré depuis que Vincent Bolloré a pris le contrôle de Rivaud en 1996. Mais Vincent Bolloré garde un œil vigilant sur cette partie du groupe dont il est premier actionnaire, en contrôlant 38,7 % du capital. Il est administrateur des principales entités de l'édifice, et surtout siège au conseil très restreint (5 personnes) de la Socfin.
Cette branche agricole, spécialisée dans la production du caoutchouc et de l'huile de palme en Afrique et en Asie, est une des activités les plus rentables mais aussi les plus obscures du groupe (voir notre enquête sur la face cachée de l’empire Bolloré). C’est à elle que s’intéresse le juge belge, Jean-Claude Van Espen, spécialisé dans les affaires financières. Même si sa préoccupation principale était les sociétés belges du groupe, il a dû faire son chemin dans l’écheveau entremêlé du groupe, où les sociétés ont des noms volontairement si proches que cela ne peut qu’entraîner la confusion (voir l’organigramme). Il lui a fallu faire appel à une vaste coopération internationale, tant les limites de cet empire agricole sont étendues. Des commissions rogatoires ont été lancées au Luxembourg, en France, en Suisse, à Guernesey, au Liechtenstein.

Selon nos informations, l’enquête est partie aussi d’une coopération transfrontalière. Fin août 2008, les autorités fiscales allemandes ont transmis aux autorités belges un certain nombre d'informations fiscales. Au début de cette année là, les services secrets allemands, décidés à lutter contre la fraude fiscale, ont payé un informateur qui leur a fourni des milliers de données en provenance du Liechtenstein. Berlin exploite alors toutes les données qui concernent les sociétés et les contribuables allemands qui ont cru trouver un refuge dans ce paradis fiscal et transmet toutes les données pouvant intéresser ses voisins.
La France a reçu de nombreuses informations en provenance de l’Allemagne. Le ministère du budget, dirigé alors par Éric Woerth, avait annoncé l’ouverture de 92 enquêtes, sans donner de précision, au nom du secret fiscal. Depuis, ces enquêtes semblent être tombées dans les oubliettes de l’histoire. Les autorités fiscales belges ont reçu elles aussi des renseignements d’Allemagne. Dans le lot, elles trouvent un signalement de sociétés très discrètes basées à Vaduz, et dépendantes de la Socfin.
Le groupe Rivaud a eu de très longue date une attirance prononcée pour les cieux si cléments du Liechtenstein. Dès le début des années 1960, les familles de Ribes – partie française – et Fabri – partie belge – y ont installé des fondations discrètes pour y cacher une partie de leur fortune familiale – le reste allant à Guernesey, Panama, Vanuatu, etc. – et y organiser le contrôle de leur groupe (voir notre enquête dans les brouillards du Liechtenstein). Mais c’est une autre entité, créée en 1966 toujours à Vaduz, qui a attiré l'attention des autorités fiscales allemandes puis de la justice belge : la société de finance et de commerce (Socficom).
Dans son bilan de 2002, Socfin, la holding de tête basée au Luxembourg, décrivait ainsi l’activité de sa filiale. « Socficom est une société enregistrée à Vaduz. Ses activités consistent en des opérations commerciales, financières et juridiques pour son propre compte ou pour le compte de tiers ainsi que toutes les opérations qui en découlent et principalement le recrutement et la mise à disposition de personnel spécialisé. »

Inconnues suisses
Quand ils reçoivent le signalement des autorités allemandes, les services fiscaux belges se rappellent qu’ils avaient déjà reçu une lettre de dénonciation sur le même sujet en avril 1997 : «Socfinco (holding belge, ndlr), filiale de Socfin (holding luxembourgeoise), gère des plantations dans de nombreux pays d’Asie, d’Afrique et d’ailleurs », expliquait cette lettre. « Elle emploie plus d’une centaine de techniciens expatriés qui travaillent sur ses chantiers. Mais ce personnel n’est pas sur le pay-roll (les effectifs) de la société : il est employé par une société nommée Socfincom dont le siège est au Liechtenstein. Ce montage est une pure fiction car les comptes de la dite société Socficom sont tenus par les comptables de la Socfin elle-même, sous la supervision du directeur administratif du groupe. (...) Cet ingénieux système permet évidemment à Socficom de facturer à la filiale belge Socfinco toutes sortes de charges, pas seulement les frais de personnel et donc de faire sortir les bénéfices vers le Liechtenstein », accusait-elle.
Cette lettre était restée sans suite. Mais le schéma qu’elle décrivait semble avoir à peine bougé. Socficom est toujours l’entité qui sert à rémunérer un certain nombre de cadres du groupe, officiellement expatriés pour participer au développement de plantations dont « nombre reçoivent des aides européennes et internationales », rappellent des enquêteurs fiscaux. Elle est toujours sous contrôle étroit : à la différence de bien d’autres structures, elle n’est pas dirigée par un prête-nom mais par le directeur comptable du groupe, Daniel Haas.
La justice belge, selon les informations publiées par L’Avenir, reprocherait à Hubert Fabri et aux autres responsables du groupe d’avoir mis en place un système de rémunérations déguisées, servant non seulement à des cadres expatriés comme le dit le groupe mais à des responsables belges pour échapper au fisc. Elle reproche aussi à Hubert Fabri d’avoir créé des sociétés écrans et des montages fiscaux afin de transférer des avoirs en dehors de la Belgique. Des millions d’euros auraient ainsi échappé au fisc belge et à la sécurité sociale.
Interrogé, un des avocats d’Hubert Fabri, Michel Legros, se refuse à tout commentaire. Selon nos informations, le groupe se défend en soulignant que cette structure au Liechtenstein pour les expatriés existe depuis toujours, qu’il l’a déclarée, et qu’après plusieurs contrôles, le fisc n’y aurait rien trouvé à redire.
De son côté, Vincent Bolloré nous a fait répondre « qu’il n’était en rien concerné pas ce dossier ». Bien que premier actionnaire et administrateur du groupe, l'homme d'affaires s'en tient toujours à cette version à chaque fois que la Socfin ou sa gestion des plantations est en cause (voir notre article Des collectifs africains dénoncent le pillage du groupe Bolloré) : il est actionnaire minoritaire et non gestionnaire, donc non responsable de ce qui s'y passe. Une analyse que contestent même les points de contact nationaux (PCN) français, belge et luxembourgeois, structures paritaires chargées de veiller à la mise en place des principes OCDE face aux multinationales. Saisis par quatre ONG sur la gestion de la Socapalm, ceux-ci ont décidé de confier l'enquête à la structure française, la plus apte selon eux à le faire : les sociétés belges et luxembourgeoises en cause étant des sociétés partenaires du groupe Bolloré n'employant pas de salariés.
Dans leur rapport, ils écrivaient : « Le PCN a pris en compte le fait que le groupe Bolloré est un actionnaire minoritaire de la Socapalm. En revanche, malgré la position du groupe Bolloré, le PCN a estimé que le groupe Bolloré et les trois sociétés visées par la saisine sont des partenaires commerciaux de la Socapalm (...) et qu'elles entretiennent des relations d'affaires conformément à la notion introduire lors de la révision des principes directeurs de mai 2011. » Bref, le groupe Bolloré ne pouvait, d'après leur analyse, se considérer comme dégagé de toute responsabilité sur la gestion de cette plantation, au vu de sa position et de ses liens. On serait tenté d'élargir le propos à l'ensemble de la branche.
D'autant que l'enquête judiciaire n'est pas achevée. Selon nos informations, il y a un deuxième volet mais qui n’a pas encore abouti. Le juge belge Jean-Claude Van Espen se penche avec attention sur les filiales suisses de la Socfin. Dans le lot, figure une entité très intrigante au nom si proche d'autres qu'elle se fond dans le paysage : Socfinco FR.
Créée en 2010 à Fribourg, elle a des missions identiques à celles de la société au Liechtenstein : « réaliser toutes opérations commerciales techniques et financières pour son compte ou pour le compte de tiers, engager ou recruter du personnel en Suisse ou à l’étranger ». Les principaux dirigeants de la Socfin, dont l'irremplaçable Daniel Haas, siègent au conseil au côté de locaux. À quel besoin répond cette nouvelle entité dont l'objet est si proche de la précédente ? Est-on en face d’une de « ces petites caisses » qu’affectionnaient tant les anciens dirigeants du groupe Rivaud ? Pourquoi Vincent Bolloré siège-t-il au conseil mais pas Hubert Fabri ?
Autant de questions jusqu’alors sans réponse. Le juge a lancé des commissions rogatoires en Suisse. Hubert Fabri a utilisé tous les recours à sa disposition pour empêcher les autorités suisses de répondre aux demandes de coopération de la justice belge. Le dossier est maintenant dans les mains de la haute cour fédérale, dernier recours possible. Si les autorités suisses donnent leur accord à la transmission de données, les réponses viendront peut-être.
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