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Le blog des Indignés de Nimes et de la Démocratie Réelle Maintenant à Nimes

Et si la Société générale n'avait rien retenu de l'affaire Kerviel

 

Médiapart

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« Un terroriste ». Ce jeudi 24 janvier 2008, Daniel Bouton tremble d’indignation. Devant toute la presse réunie, le PDG de la Société générale explique que sa banque a été l’objet d’une fraude massive de la part d’un trader, dont le nom n’est pas encore dévoilé. Le préjudice de la fraude est énorme : 6,5 milliards d’euros, insiste-t-il. La somme sera ramenée par la suite à 4,9 milliards d’euros, en tenant compte des gains de 1,4 milliard d’euros qu’a réalisés Jérôme Kerviel à la fin de l’année 2007.

Tout au long de l’instruction et des deux procès, les responsables de la Société générale ont expliqué que jamais la banque n’avait eu à connaître pareilles pratiques. La banque n’est pas un casino où des traders prennent des positions directionnelles et spéculent avec les fonds propres de la banque, expliquèrent-ils à maintes reprises. L’affaire Kerviel n’est, selon eux, que celle d’un trader fou et dangereux, qui a oublié toutes les règles imposées dans la banque, pour sa seule satisfaction et gloire personnelle.

Contrairement à ce que la Société générale soutient, les opérations spéculatives semblent bien faire partie de son environnement. Dans une  réponse adressée à Eurex, organisme qui gère le plus grand marché à terme du monde, qui s’inquiétait en novembre 2007 des énormes positions prises par Jérôme Kerviel (désigné dans leur courrier d’alerte), des responsables de la Société générale, y compris le responsable de la compliance (conformité) de la banque, écrivent que tout est normal : « L’arrière-plan de cette procédure réside dans une nouvelle stratégie répondant à la fois à des objectifs de couverture et spéculatifs basée sur la corrélation entre les principaux marchés financiers », expliquent-ils.

 

 

Au quotidien, les salariés parlent ouvertement entre eux des opérations fictives, c’est-à-dire sans contrepartie et donc purement spéculatives,  qu’ils doivent traiter quand ils gèrent les comptes de Jérôme Kerviel. Une responsable de la comptabilité s’étonne en avril 2007 des écarts de 88 millions d’euros (une paille) existant entre les calculs de front office (plateformes où officient les traders) et la comptabilité sur trois contrats futurs sur le Dax (l’indice boursier allemand) et de 6 millions d’euros sur un autre contrat où la contrepartie ne semble pas exister. « Ces futurs/ forwards sont des opérations fictives », note-t-elle. Avant de poursuivre dans le jargon financier de la banque : « Le trader est en cours de transmission de la liste des warrants (instrument dérivé qui offre le droit d’acheter un titre à un prix déterminé à l’avance) impactés sans cela avant le début de l’après-midi, Risq ne pourra pas déterminer les prix corrects et donc nous ne serons pas en mesure de réaffecter la valorisation des futurs et forwards fictifs sur la valorisation des warrants ». Ce mail n’est pas adressé à Jérôme Kerviel mais à ses supérieurs hiérarchiques, aux responsables de la comptabilité et des risques. Personne ne semble s’émouvoir des propos. 

En mai, un autre responsable de la comptabilité adresse à nouveau une longue note aux responsables hiérarchiques de Jérôme Kerviel, aux responsables de la comptabilité et des risques pour parler des problèmes rencontrés par les positions prises par le trader. Il écrit : « Par conséquent, le 2A (plateforme de transactions où travaille Jérôme Kerviel) n’est plus correctement couvert, et de ce fait la valo bouge de façon aléatoire (…) Le front office rachète de la couverture « fictive » (futures en contrepartie Pending (c’est-à-dire en attente de contrepartie) ou forward face à Clik options (plateforme d’options liée à la Société générale) le temps du règlement définitif du payoff, date à laquelle le 2A débouclera sa position sur ses options et futures ». Là encore, le responsable parle d’opérations fictives, de contrats sans contrepartie. Et là encore, personne ne bouge.

Lors du procès, une des responsables du service de comptabilité, qui a en permanence des grosses difficultés avec les opérations de Jérôme Kerviel, reconnaîtra à l’audience que tout le monde était au courant : « Jérôme Kerviel nous l'avait déclaré dès avril 2007. Il y avait souvent des problèmes sur ses opérations et nous avions des réunions tous les mois ». Et de poursuivre : « Il le disait, c'était su, en quoi peut-on dire que ce n'était pas vu ? ».


« Mon boss me suggère de ne pas regarder de ce côté-là »

 

La direction de la Société Générale au moment de l'affaire Kerviel. Au centre son pdg de l'époque, Daniel Bouton  
La direction de la Société Générale au moment de l'affaire Kerviel. Au centre son pdg de l'époque, Daniel Bouton © Reuters

Plus grave, la direction semble vouloir ne rien voir, comme l’atteste un témoin qui a travaillé au contrôle des risques pour la banque. Pour analyser les risques de la banque et ses capacités de résistance en vue de sa conformité avec la nouvelle réglementation bancaire dite Bâle 3, celui-ci propose en 2006 de travailler sur un scénario de fraude à partir d’opérations avec des contreparties fictives. L’idée lui a été suggérée par un ancien contrôleur interne de la banque, qui lui a expliqué que ces contreparties fictives « seraient utilisées souvent pour diverses raisons (masquer du résultat, cacher temporairement des pertes le temps de se refaire)». La pratique semble donc être connue dans la banque. Le contrôleur l’a toutefois prévenu que la direction risquait de ne pas accepter un tel scénario. Bien vu. La proposition est rejetée, au motif qu’il serait compliqué d’élaborer un tel scénario et d’en chiffrer les risques. « Mon boss me suggère de ne pas regarder de ce côté-là », dit-il.

Etrange myopie volontaire de la part de la Société générale. D’autant qu’elle a déjà connu des affaires semblables dans le passé.

En  mai 1997, la banque découvre des opérations fictives menées sous la forme d’equity linked swaps (produits indexés sur le rendement d’une action ou d’indices) lié au Cac, réalisées par un trader travaillant sur les actions françaises. Les engagements dépassent 340 millions de francs à l’époque. Cela durait depuis plus d’un an et n’a été découvert que parce que le trader, muté au Japon, s’est retrouvé dans l’obligation de déboucler dans l’urgence ses opérations cachées.

Un rapport est alors réalisé par les services internes de la banque pour comprendre pourquoi rien n’a été décelé auparavant. L’inspection interne met en lumière l’absence de la hiérarchie du trader, les failles dans le système informatique, la négligence des nombreuses alertes de la comptabilité et du back office qui montrent des écarts divergents avec les positions officielles, les absences de contrôle interne. Tout ceci résonne en écho avec les manquements découverts lors de l’affaire Kerviel.

Son supérieur hiérarchique, qui sera aussi dans le dossier de Jérôme Kerviel, a alors une curieuse défense. Il explique qu’il n’avait pas de raison de se méfier du trader : il était normalien ! Dans sa défense, il ajoute qu’il « n’avait pas les moyens de vérifier l’intégralité de l’ensemble des positions sous sa responsabilité ». Enfin, il conclut que les alertes comptables – car là aussi elles avaient été nombreuses – n’étaient pas significatives. « Il n’y a pas de négligence à ne pas réagir instantanément à un écart comptable de 20 millions de francs. Des écarts de cette ampleur sont fréquents et seuls, ils ne constituent pas des signaux d’alerte majeurs », écrit-il alors. Une décennie plus tard, la hiérarchie de Jérôme Kerviel reprendra à la lettre les mêmes arguments pour expliquer son absence de réaction.

En réponse à cette défense, l’inspection générale de la banque avait alors répondu que ces arguments n’étaient pas fondés. « Une vérification de l’ordre de la minute aurait permis à M. D. de déceler le problème, s’il n’avait pas ignoré les avertissements du back office ». L’audit interne réalisé par la Société générale, à la suite de l’affaire Kerviel dressera à peu près les mêmes conclusions sur l’absence de réaction de la hiérarchie de Jérôme Kerviel, en dépit des nombreux avertissements. Ses supérieurs, eux non plus, n’avaient pas trouvé une minute pour lire les alertes des autres services de la banque, et encore moins les lettres adressées par Eurex, par exemple.

Cette façon de se disculper, de refuser d’endosser toute responsabilité et toute faute est mal passée auprès des salariés de la Société générale. Ils connaissent suffisamment la maison pour savoir ce qu’il en est réellement. Mais les débats sont toujours restés au sein même de la banque. La crise financière, les difficultés de la banque, la menace sur les emplois ont lié bien des langues.

 

 

 

« On n'a rien retenu »

Des documents internes attestent cependant de l’irritation des salariés et de leurs représentants face à l’histoire telle qu’elle est racontée par la Société générale – la

banque a dépensé quelque 100 millions d’euros en communication  pour la gestion de l’affaire Kerviel et ses conséquences –. Un compte-rendu du comité central des services centraux de la Société générale, le 28 mai 2010, à la veille  du premier procès de Jérôme Kerviel, témoigne de l’importance des critiques. Les représentants des salariés réagissent alors vivement au communiqué de la banque, accablant le trader et dédouanant la  Société générale. Les uns et les autres rappellent que Jérôme Kerviel n’a pas eu le droit de se défendre au sein de la banque, que tout a été mené à charge contre lui et qu’enfin la présomption d’innocence existe. Tous dénoncent le fait de transformer Jérôme Kerviel en bouc émissaire

« Porter quelqu’un au pilori, quel qu’il soit, pour essayer de se dédouaner d’un certain nombre de choses sans avoir la contrepartie des propos me paraît un peu fort de café », s’énerve ce jour-là un syndicaliste. D’autant, ajoute-t-il, que la banque a connu une déconvenue identique quelques mois auparavant. « Je vous rappelle que nous avons eu un suicidé à la Société générale qui avait travaillé sur les produits de taux (…) C’était six ou sept mois avant l’affaire Kerviel. On n’a rien retenu. Cette personne avait passé des écritures sans contrepartie et cela a été découvert et à la suite de cela… (…) On s’aperçoit qu’a priori , en ce qui concerne l’affaire Kerviel, les mêmes choses se sont reproduites. »

Et l’élu poursuit son attaque : « Il devrait être clairement dit, haut et fort, que maintenant à la Société générale, on ne peut plus faire des écritures sans contrepartie. Lorsque l’affaire se passe bien, on rentre dans ses fonds et on ferme les yeux et l’on dit c’est très bien. D’un autre côté, lorsqu’on perd pas mal d’argent, voire beaucoup, on dit que c’est un faux en écriture privée. C’est totalement inacceptable. Avant de montrer Kerviel du doigt, que la Société générale montre qu’elle est propre là dessus. » En quelques mots, ce syndicaliste paraît avoir résumé le fond de l’affaire Kerviel. Mais cette réalité-là n’a jamais réussi à émerger au cours de l’instruction et lors des procès. La puissance de feu de la Société générale, les risques « systémiques » pesant sur le système bancaire français, l’honneur de la Place de Paris l’ont emporté sur toutes les autres considérations, y compris celle de tenir un procès équitable. L’oligarchie a serré les rangs.

Aujourd’hui, la Société générale jure qu’une autre affaire Kerviel est impossible. Tout a été repris en main : le système informatique a été renforcé, les contrôles ont été multipliés, les hiérarchies ont été doublé. Surtout, assure-t-elle, l’état d’esprit au sein de la Société générale, qui faisait de la banque d’investissement la reine de la Société générale, où les traders étaient les héros, où le mérite était lié au nombre de zéros des bonus, a changé. La folie spéculative dans les salles de marché, les opérations fictives sans contrepartie ne sont plus de mise. 

Pourtant, à en croire certains courriers internes, les mauvaises habitudes ont du mal à disparaître. En octobre 2010, des responsables chargés d’évaluer les risques et la comptabilité se plaignent ainsi de se heurter à un refus total d’un desk de marché de leur donner des informations et de coopérer. « L’état d’esprit de la structure n’a que peu changé vis-à-vis du risque malgré Kerviel et SSG – le mot d’ordre reste printé des deals et la communication financière (il a fait notamment référence aux nombreuses reprises faites pour conserver un résultat de PNB (produit net bancaire) correct en Q3 », écrit un autre responsable chargé d’arbitrer le différend entre les deux services. Les services chargés d’évaluer le risque parlent « d’opacité , de lisibilité quasi nulle » sur les opérations menées par ce desk, d’un « comportement de dissimulation vis-à-vis du risque ». En retour, les responsables du desk leur reprochent « d’être trop rigides sur de nombreux sujets, d’être anti-business et de ne pas leur faire confiance en dépit de leur track record ». Bref, ils gagnent de l’argent, il n’y a donc rien à dire.

Quoi qu’en dise la Société générale, les changements de mentalité et de comportement ne paraissent pas patents. Les mêmes pratiques semblent rejaillir tout le temps. Mais le plus inquiétant dans ces courriers est l’attitude de la hiérarchie chargée de traiter les différends. Au lieu de rappeler la règle de l’obligation de contrôle et de transparence, elle semble plutôt envisager son rôle comme celui d’un conciliateur entre deux services. Gagner de l’argent justifie bien quelques aménagements, voire regarder de l’autre côté.

 


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